Elle figure parmi les dix finalistes, sélectionnés au Prix Première 2023 et au Prix Mare Nostrum 2023 – Grand Prix méditerranéen de littérature et spiritualité- pour son premier roman Brûleurs édité chez Lattès. Dans cet entretien, Neïla Romeyssa, 24 ans, se lâche spontanément et avec humilité.
Brûleurs, un premier roman et déjà il ne laisse pas indifférent, avec deux nominations à des prix littéraires, vous attendiez-vous à un tel intérêt ?
Non, je ne m’y attendais absolument pas. Le jour où mon éditeur m’a parlé du contrat d’édition en me disant qu’il va falloir le lire et que, si j’ai des questions, nous pourrions en parler ensemble, je me rappelle lui avoir dit : «De toute manière, je veux juste écrire.»
C’était le cas, et ça l’est toujours. Je vois le contrat comme une simple formalité, certes indispensable, mais plus comme quelque chose de «solennel». Moi je veux écrire, partager, garder une trace, même minuscule !
Et puis, il y a quelques jours, j’ai appris que Brûleurs a été nommé à un second prix littéraire. Ce roman que j’ai écrit se retrouve donc dans la sélection de deux prix, et pour être sincère, je n’y aurais jamais cru.
Je pense que c’est un point commun que beaucoup d’auteurs ont : cette espèce d’appréhension au moment où le manuscrit est envoyé à l’impression.
Notre écrit ne nous appartient plus, et le sort de l’œuvre en elle-même, non plus ! Tout ce que je voulais, c’est porter l’histoire de ces jeunes harraga, j’ai voulu leur rendre hommage à mon échelle… Alors, oui, voir que Brûleurs suscite cet intérêt-là, ça me touche beaucoup.
Pour écrire votre livre, vous avez dû faire une immersion dans le monde des harraga, un travail documentaire en somme, mais vous avez opté pour la fiction… En faisant ce choix, vouliez-vous donner plus de sensation, plus d’émotion, à votre texte, vouliez-vous transmettre un message ?
Pour écrire mon livre, en réalité, rien n’a été calculé. Je n’ai pas décidé d’aller rencontrer des harraga pour dénicher des informations. Il n’y a aucune démarche journalistique derrière Brûleurs, tout s’est fait bien plus naturellement...
On a tendance à me dire que c’est de la documentation, mais en réalité, ça ne l’est pas. Ces jeunes harraga, j’en ai rencontré certains à Paris, et j’en connaissais d’autres bien avant qu’ils ne deviennent des «brûleurs». Aujourd’hui, ce sont mes amis.
Je les ai côtoyés, j’ai passé beaucoup de temps avec eux, et au fur et à mesure, ils se confiaient à moi, et moi, à eux. On parlait souvent de nos départs, de nos histoires d’exil, de nos émotions vis-à-vis de tout ce qu’on vivait fel ghorba.
Ils s’allongeaient sur la pelouse du Trocadéro, ils écoutaient des musiques qui leur rappelaient leur vie de l’autre côté de la rive et ils ne parlaient pas souvent, parce qu’ils préféraient refaire le monde à leur façon, une cigarette au bec et une derbouka entre les mains.
Et ce sont principalement ces non-dits qui m’ont poussée à faire de la fiction. Dans nos échanges, il y avait des silences. Aucun d’entre eux ne m’a raconté l’entièreté de sa traversée, sans doute par honte ou par difficulté… Ou les deux. J’ai dû combler les vides à ma façon.
A la fac, j’avais un prof de littérature qui disait qu’entre deux faits réels se trouvent «les interstices de l’imaginaire», et je crois que c’est ce que j’ai essayé de faire dans Brûleurs, combler ces interstices avec un imaginaire qui reste très proche de la réalité.
Pour répondre à la deuxième partie de la question, je pense que je n’ai pas voulu transmettre de message en particulier, mais ce qui est sûr, c’est que j’ai voulu me challenger et me mettre à la place d’un mec qui raconte son histoire, j’ai voulu donner un effet de proximité avec le lecteur, j’ai voulu raconter les émotions de Salim, et j’ai surtout voulu que les gens se rendent compte de la rude réalité et de la désillusion de ces jeunes.
Moi, ils m’ont marquée à jamais. Ils ont rendu mon exil étrangement plus doux, parce qu’ils restent conscients de la chance qu’ils ont eu d’être arrivés à «bon port», si on peut appeler cela comme ça… C’est des grands rêveurs qui, même si le monde s’écroule, continueront à rêver. Notre rencontre m’a aidée à mûrir un peu plus vite.
Vous aviez interviewé beaucoup de jeunes pour faire votre livre, l’on sait généralement ce qui les a motivés pour s’exiler : mais, qu’est- ce qui vous a le plus frappée dans leurs déclarations, leur confession ?
Il y a deux choses qui m’ont beaucoup marquée dans les confessions de ces jeunes. D’abord, leur capacité à garder espoir, même quand la mélancolie est à son apogée, ils s’attachent à une petite lueur qu’ils dénichent de je ne sais où.
C’est d’ailleurs eux qui m’ont fait me rendre compte que la harga était un choix. Ils choisissent de partir comme ceux qui sont contraints de s’en aller. On banalise beaucoup le destin de ces jeunes… Il devient une normalité. Parce que mine de rien, en Algérie, la harga est devenue chose courante…
En second, l’attache qu’ils ont pour leur mère, que beaucoup d’entre eux aiment appeler el walida. Depuis le début de nos échanges, la figure maternelle fait partie de leurs pensées, comme si tout ce qu’ils tentent de réaliser tourne autour d’elle.
Deux d’entre eux pleuraient timidement en évoquant le souvenir qu’ils ont de leur maman, des appels vidéo avec elles et du manque qu’ils éprouvent quotidiennement… Ça aura été la seule fois où j’ai pu apercevoir des larmes qui coulaient. Car malgré la rudesse de la vie, leur stoïcisme reste au-dessus de tout.
Vous aussi, vous vivez en Europe, légalement, il faut le préciser, et même si vos objectifs sont différents de ceux de vos personnages, en tant que jeune Algérienne, ressentiriez-vous un point commun avec tous ces jeunes en situation irrégulière ?
Je vis en France depuis l’âge de 18 ans. Je suis venue ici avec des droits connus de tous : un visa étudiant, des diplômes… En soi, même si je suis issue de la classe moyenne, je reste une privilégiée si on me compare aux exilés en situation irrégulière.
J’en suis absolument consciente. Mais en réalité, l’exil n’épargne personne. L’exil se fiche éperdument des documents, des titres de séjour ou des demandes d’asile. Quand on quitte la terre dans laquelle on a grandi, malgré nos histoires qui elles sont singulières, on vit des choses similaires.
Le déracinement, la nostalgie, l’attache, la culpabilité d’être parti, la peur, les pleurs, la solitude, le regret, l’amertume, le détachement, mais aussi la joie, la libération, l’adrénaline, l’émancipation, la hargne, l’euphorie, l’enthousiasme… Parce que j’ai la certitude que l’exil n’est pas seulement synonyme de douleur.
L’exil est comme l’image qu’on a de la vie : il y a des hauts et des bas. Toutes ces émotions sont des points communs que j’ai avec les jeunes que j’ai rencontrés. On ne les vit peut-être pas de la même manière, ni au même degré, mais on les vit quand même. Et cet amas d’émotions-là… Il n’y a que l’exil qui peut le provoquer.
Comprenez-vous qu’un jeune brave tous les dangers, souvent en quittant une situation stable, pour aller vers l’inconnu ?
Le comprendre, oui. Le jeune quitte une situation qui peut paraître stable, mais l’est-elle vraiment ? On peut dire que c’est de la folie de s’en aller ainsi, braver la mer au détriment de sa vie, quitter son train-train quotidien pour une terre qu’on convoite, mais qui reste tout de même inconnue… Mais ils s’en vont parce qu’ils ont cette sensation que les jours se répètent. Pas d’épanouissement.
Pas de vie. Pas de perspectives. Pour moi, partir ainsi, c’est le faire pour la liberté. Et comme je m’évertue à le dire : la liberté n’a pas de prix.
Cependant, la nuance dans tout cela est que je comprends la cause, sans la cautionner pour autant.
La Méditerranée est devenue le grand cimetière de l’espoir… ou du désespoir. Peut-être que tout le monde devrait prendre conscience de ce phénomène et, qui sait, tenter d’arranger les choses de façon que ces jeunes ne soient plus attirés par cette forme de départ ?
Après Brûleurs, qui connaît un franc succès, avez-vous déjà en tête l’idée d’un nouveau roman ?
Pas pour le moment… Je laisse Brûleurs mener sa petite vie paisible et moi, en attendant, je retourne à mon activité principale (qui néanmoins, tourne toujours autour de l’écriture). Je ne sais pas si je compte réécrire un roman de sitôt. Mais après tout, on ne sait pas de quoi la vie est faite !