Nassima Assous. Docteur en économie et enseignante-chercheuse : «La logique rentière prend toujours l’ascendant sur la logique productive»

17/04/2022 mis à jour: 16:04
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Nassima Assous
  • Depuis les premières réformes économiques menées en Algérie, hormis les grands groupes, Sonatrach ou Sonelgaz, rares sont les entreprises qui ont survécu malgré les différents refinancements décidés par l’Etat. Où se situe le problème, selon vous ? 

Je pense que l’échec de ces réformes tient son origine en premier lieu d’une économie qui s’inscrit dans une logique d’essence rentière, caractérisée par un lien étroit entre l’ordre rentier et l’ordre social. 
En dépit des réformes menées à maintes reprises, la logique rentière et distributive prend toujours l’ascendant sur la logique productive.

En effet, les fondements de l’ordre rentier ont entraîné des difficultés énormes, ne permettant pas à notre économie d’adopter des réformes profondes et de s’adapter à des mutations de type néo-libéral. Empêchant ainsi les entreprises publiques économiques d’être réellement autonomes en se libérant des tutelles ministérielles, et de réussir la délégation du pouvoir décisionnel aux équipes dirigeantes. Ceci a pour principal corollaire l’interférence entre la sphère politique et celle économique induisant un mode de gouvernance qui se caractérise par l’ambiguïté des relations avec les pouvoirs publics dont les objectifs sont multiples et peuvent même s’éloigner de l’intérêt direct de l’entreprise. 

En deuxième lieu, je trouve que la généralisation des réformes caractérisées par une application indiscriminée, c’est-à-dire sans distinction selon les caractéristiques et spécificités propres à chaque entreprise, peut être source d’incohérence et de rupture. Même la distribution des fonds d’investissement destinés à ces entreprises ne s’est pas faite de façon graduelle, en tenant compte de leur capacité à atteindre les objectifs attendus que ce soit au niveau micro ou macro-économique. Et en troisième lieu et d’un point de vue financier, j’attribue cet échec à l’inadéquation entre la politique d’investissement et la politique de financement. L’investissement n’est guère compatible avec la situation financière des entreprises publiques. 

Ce qui engendre à chaque fois un effet pervers, au lieu d’investir pour créer de la richesse, on investit pour alourdir davantage les charges financières, dues notamment à la forte dépendance de l’extérieur pour s’approvisionner en matières premières et au recours perpétuel au crédit bancaire, entraînant une détresse financière insupportable. 

D’ailleurs, plusieurs entreprises publiques ont bénéficié à maintes reprises d’aides financières non négligeables, appréhendées (concrétisées) par des sommes colossales et ayant beaucoup coûté aux finances publiques mais sans réussir à réaliser un retour sur investissement permettant leur prospérité. La résistance aux changements et aux réformes menées n’est que la résultante de l’influence du cadre institutionnel national et des schémas mentaux dominants, lesquels sont forgés par l’histoire. 

  • La gouvernance des entreprises publiques est-elle nécessairement inefficaces ? 

Je dirais plutôt une gouvernance des entreprises publiques très ambiguë et insuffisante. Ambiguë parce qu’on voit de l’entreprise publique d’une part un moyen d’appliquer la politique de l’Etat, notamment en matière de création d’emplois et, d’autre part, une entité devant fonctionner selon les normes et les règles universellement admises du marché et de compétitivité. Sans oublier la fameuse confusion entre les fonctions réglementaires et actionnariales de l’Etat. Insuffisante parce qu’elle est considérée dans une perspective purement disciplinaire et ignore carrément les autres approches dites cognitives et comportementales de la gouvernance. 

L’intégration des aspects cognitifs et comportementaux à la gouvernance permet non seulement son enrichissement mais aussi lui donne un caractère plus réaliste et représentatif de la réalité des rapports et des liens existants entre les différents participants aux nœuds de contrats (parties prenantes) au sein de l’entreprise. Il est important de signaler que quelle que soit l’approche suivie, l’objet de la gouvernance reste centré sur le dirigeant et son équipe.

En effet, suivant l’approche disciplinaire de la gouvernance basée surtout sur la structuration du système de contrôle, le dirigeant, vu qu’il ne jouit pas d’une autonomie complète dans l’élaboration de sa stratégie, est censé prendre des décisions et adopter des choix managériaux qui convergent directement vers les intérêts de ses supérieurs. 

Ainsi, il lui incombe d’exécuter à la lettre les règles dites de bonne conduite sans même tenir compte de la situation réelle de son entreprise. En revanche, dans une perspective cognitive, la gouvernance peut être habilitante et considérée comme un dispositif d’aide à la décision, qui vise principalement à revoir et réinterpréter le rôle du dirigeant. Il est attendu de ce dernier en ayant plus de la liberté d’action d’être plus actif et créatif. Il peut même rejeter des solutions proposées par la tutelle pour en imposer de nouvelles jugées plus adéquates à la situation réelle de l’entreprise, et encore inexistantes et non prévues dans le répertoire de réponses proposées. En d’autres termes, il est de ses prérogatives d’innover, de percevoir de nouvelles perspectives d’investissement et, par conséquent, d’adopter une vision de changement proactive au lieu qu’elle soit adaptative. 

Quant à l’approche comportementale qui pèse, son inspiration dans la finance et l’économie comportementale, son objectif est de comprendre la réalité des comportements humains, puisque les individus n’agissent pas systématiquement de façon rationnelle et la prise de décisions peut être sous l’influence de biais cognitifs et émotionnels (convictions profondes, croyance commune, manipulation, optimisme, sur confiance, peur, jalousie…). 

En s’inspirant des neurosciences, ce type de gouvernance s’appuie sur la psychologie sociale et cognitive, et surtout sur la neuroéconomie ayant pour objectif de mesurer l’activité cérébrale par IRM ou électroencéphalogramme lors de décisions économiques. Ainsi, il incombe aux dirigeants de jouer un rôle actif et dynamique pour atténuer les conséquences négatives des biais comportementaux. Alors, où situer la gouvernance de nos entreprises ? 

  • Le gouvernement, c’est le ministre de l’Industrie qui l’annonçait dernièrement, va redonner vie à une centaine d’entreprises publiques, certaines étaient complètement à l’arrêt, d’autres avaient des problèmes de financement. Ne risquerions-nous pas encore une fois de tomber dans les mêmes travers, les mêmes causes qui ont produit un secteur public moribond ? 

Le passé peut ne pas refaire surface si les nouvelles réformes s’inséreront dans une logique économique fondée sur la création de richesse par le travail et l’effort, considérant l’entreprise comme un réceptacle de connaissances, un lieu d’apprentissage et d’opportunités technologiques ; lui exigeant ainsi de promouvoir l’innovation, le savoir-faire et surtout les nouvelles technologies pour être au diapason de l’actualité et de l’universel. 

Afin de réussir ces réformes, je trouve que la mise en place d’un système national d’innovation pour établir le lien entre les entreprises publiques et les instances de recherche universitaire ainsi que la diversification des sources de financement et des modes de coopération, est plus qu’indispensable. Avec à la base la dépénalisation de l’acte de gestion, en se contentant seulement du code du travail et du commerce, pour encourager l’équipe dirigeante et les managers à prendre des risques, à créer eux-mêmes des opportunités d’investissement et à fabriquer de la décision managériale.

En effet, intégrer l’habilité des individus en fonction de leur niveau de connaissances (compétences) au sein des entreprises publiques a pour principal corollaire la diversité des schémas cognitifs, qui leur permet de renforcer leur capacité innovatrice en leur évitant des communications allant dans un sens unique avec des visions figées. Etant le socle de développement davantage compétitif durable, la diversité des schémas cognitifs exige des entreprises quelles qu’elles soient d’avoir au préalable l’art et la capacité de gérer la diversité. 

D’ailleurs, lors de la conférence nationale sur la relance industrielle qui s’est tenue le 4 décembre 2021, il a été recommandé de mettre en place une base de données des compétences nationales pour les intégrer dans les conseils d’administration des entreprises publiques, et ce, dans l’objectif d’aider les équipes dirigeantes à percevoir et construire de nouvelles opportunités de croissance grâce à la diversité de ces compétences, voire des schémas cognitifs. 

Sans oublier la diversification des sources de financement et des modes de coopération comme conditions devant accompagner ces réformes, pour réduire la dépendance financière vis-à-vis de l’Etat et des institutions bancaires. Ceci peut se concrétiser par la dynamisation de la Bourse d’une part et le recours au partenariat public-privé d’autre part. 

Concernant la dynamisation de la Bourse, elle doit passer au préalable par l’adoption d’un mode de gouvernance conforme aux dispositions du marché, basées surtout sur la transparence qui permet le renforcement de la confiance des investisseurs nationaux ou étrangers, et par conséquent la levée des capitaux indispensables au financement de l’économie. Tout en tenant compte du rôle cognitif de ces investisseurs, qui entraîne aussi l’étendue de la base de connaissance de l’entreprise via le transfert de connaissances et de savoir-faire.

Quant au partenariat public-privé, son importance comme moyen de financement alternatif pour booster l’investissement public, d’une part, et de bénéficier des innovations conçues par les partenaires privés, de l’autre, est incontestable.

  • Ne pensez-vous pas que le gouvernement n’arrive pas à imprimer un modèle précis pour l’économie  ? 

Vous savez, la mise en place d’un modèle économique bien précis basé surtout sur la croissance et la création de richesse bien supérieure au capital initialement investi et aux coûts supportés, nécessite d’abandonner au préalable les anciens réflexes relatifs notamment aux fondements d’une logique purement rentière, à la représentation de l’entreprise publique comme un hybride organisationnel entre la bureaucratie publique et la logique du marché et surtout à l’absence totale d’une stratégie économique globale.

Tant que les réformes menées s’inscrivent dans cette logique, l’Etat trouvera toujours des difficultés à imprimer un modèle économique bien précis. Toutefois, même si les difficultés rencontrées à adopter un modèle économique bien précis résultent principalement d’une longue évolution institutionnelle, la finalité primordiale reste la détermination pour réussir les réformes prévues qui permettent et conditionnent une réelle émergence de notre économie.

Propos recueillis par  Saïd Rabia 

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