Nasr-Eddine Lezzar. Expert en arbitrage international : «C’est une fausse affaire»

12/12/2024 mis à jour: 10:20
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Photo : D. R.
  • Vous êtes un praticien des contentieux judiciaires et arbitraux internationaux. Entendre qualifier (par vos confrères de l’autre côté de la Méditerranée) de «vicié » l’arbitrage et de «baroque et iconoclaste» le processus procédural ayant donné lieu à l’arrêt 2001 de la Cour de La Haye sur le conflit territorial bahreïno-qatari, aujourd’hui, contesté, est-il «juridiquement correct» ?

Bien sûr que non !! C’est la justice internationale qui est outrageusement mise en cause. Il y a lieu de souligner que la Cour s’est basée sur le constat que Bahreïn et Qatar avait accepté, à l’époque, que la Grande-Bretagne (en vertu de l’accord de protectorat entre cette dernière et les deux états du golfe) règle leur différend et dit que la décision de 1939, rendue par la Grande Bretagne, devait être regardée comme une décision qui était, dès l’origine, obligatoire pour les deux Etats.

En fait, la Cour n’a fait que consacrer une sentence arbitrale  rendue par la Grande Bretagne à la demande des parties. La Cour est ensuite venue à la question de la délimitation maritime. Elle a rappelé que le droit international coutumier était le droit applicable en l’espèce et que les Parties avaient demandé de tracer une limite maritime unique. Telle est la décision rendue il y a 24 ans (un quart de siècle ) et qui est maintenant «contestée» sur des bases improbables.

  • Vous ne semblez pas être convaincu du bien fondé  des démarches qui sont engagées pour remettre en cause cette décision de la Cour ?

En effet ! Quatre éléments laissent supposer que nous sommes devant  un mauvais montage et une préfabrication maladroite d’une fausse affaire. 1/L’affaire renaît 24  ans après l’arrêt. Il n’ y a eu aucun élément nouveau qui n’était pas connu des juges ayant rendu l’arrêt pour justifier une révision. 2/ Il est à noter que l’article «commis» par Mediapart  dit que «cette enquête a révélé des soupçons d’influence, notamment vis-à-vis de juges comme Mohammed Bedjaoui, un ancien président de la CIJ, suscitant des interrogations sur la régularité de l’arrêt rendu ».

Il est quand même révélateur et insidieux qu’on cite Mohamed Bedjaoui alors que la CIJ est composée de 15 juges. 3/ La décision est plutôt équilibrée. Il n’ y a aucun indice de partialité ou de parti pris  qui emmènerait à croire  à  un quelconque favoritisme de la part des juges. La  Cour a accordé au Qatar la souveraineté  sur deux îles, et au Bahrein, la souveraineté sur une  troisième.

Si elle avait été manifestement partiale, elle aurait accordé la totalité des demandes de Qatar, et ce, par des artifices juridiques, toujours disponibles dans les contentieux complexes. 4/ Le seul indice avancé pour soutenir l’existence d’une corruption est l’acquisition par Mohamed Bejaoui d’appartements à Paris durant la période où l’arrêt de la cour a été rendu. Dans son signalement, Philippe Latombe soulignait que l’ancien ministre algérien avait, à partir de 2002, alors qu’il était juge à la CIJ, acquis et revendu des biens en France pour un montant de 7 millions d’euros. Cet indice sur lequel se fonde le député semble plutôt léger et inopérant pour établir une corruption à ce niveau.

D’ailleurs, on ne voit pas le rapport entre une vente de biens et la prétendue perception de pots- de-vin. En outre, M. Bedjaoui a des états de service assez  fournis. Il a exercé des fonctions hautement rémunératrices, et pendant de longues années. En  Algérie «ministre  de la Justice, juste après l’indépendance puis ministre des Affaires étrangères, président du Cconseil constitutionnel, ambassadeur à Paris. M. Bejaoui a été juge pendant 20 ans  à la Haye et président pendant trois ans.

Il a aussi à son actif des missions de consultations et d’arbitre ad hoc. Toutes ces fonctions et missions sont fortement rémunérées et peuvent lui permettre des acquisitions et des dépenses de cet ordre de grandeur et même au-delà. Voyez par exemple Manuel Valls a perçu 30 000 euros pour une obscure mission de trois jours pour un lobbying douteux.

  • Pouvez-vous nous expliquer à quel titre la justice française s’est saisie de ce dossier ?

Il faut d’abord préciser que la justice française n’est pas saisie pour le moment. C’est le parquet national financier qui aurait reçu un signalement  transmis par un député. La notion de signalement  est ambiguë. Elle  n’est pas, à proprement parler, une plainte. Elle s’approche de la déclaration de soupçon.

Cette dernière doit être faite par des professionnels habilités. Tracfin par exemple est un organisme qui  recueille et enrichit les informations relatives à des opérations financières suspectes qu’il reçoit, notamment sous forme de déclarations de soupçon que les professionnels assujettis sont tenus, par la loi, de lui déclarer ou d’informations de soupçon transmises par les différents organismes publics ou chargés d’une mission de service public (administrations d’Etat, collectivités territoriales, établissements publics ou toute autre personne chargée d’une mission de service public). Tracfin n’est toutefois pas habilité à recevoir et traiter les informations transmises par des particuliers.

En l’occurrence, nous ne pouvons pas dire que la justice française est saisie, car pour le moment, les autorités judiciaires françaises ne se sont pas exprimées sur la suite qui serait donnée ou ne serait pas donnée à ce signalement.

  • Si l’on suit votre raisonnement, nous serions tentés de conclure à une fabrication d’un dossier scabreux. Qui en serait, selon vous, ciblé l’Algérie, la CIJ ou M. Bedjaoui ?  

L’Algérie n’est pas impliquée dans ce dossier, les juges de la Haye sont indépendants. Ils ne sont pas les représentants de leurs Etats. D’ailleurs, ce n’est pas l’Algérie qui a proposé M. Bedjaoui à ce poste. La proposition des membres de la CIJ est réservée aux Etats membres de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) et l’Algérie n’a pas ce statut. M. Bedjjaoui est à la retraite et n’exerce  aucune fonction officielle, je ne vois pas pourquoi, on s’en prendrait à lui. On voudrait ternir l’image de la CIJ ? Je ne le crois pas non plus.

Les faits allégués ne touchent que quelques personnes et sont d’une dimension anecdotique par rapport à l’institution. A mon avis, nous serions plutôt devant un règlement de comptes franco-français ; un député français Philippe Latombe, un homme d’affaires français Jean-Paul Soulié, un ancien premier ministre français, Manuel Valls, reconverti en consultant lobbyiste  et des journaux français.    

  • Et que se passerait-il si cet arrêt est remis en cause ?

Cette Eventualité me semble à écarter car les arrêts rendus par la Cour (ou l’une de ses chambres) dans les différends entre Etats ont force obligatoire pour les parties en cause. Les arrêts sont définitifs et sans recours. Il ne me semble pas que les parties belligérantes aient manifesté une quelconque velléité de remise en cause de l’arrêt en question. Depuis le litige et la sentence, les pays du Golfe ont développé des institutions de coopération et d’intégration dont le Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe hies arabes et musulmanes du Golfe persique.

Cette organisation et d’autres organes de règlement des différends sont habilités et suffisamment outillées pour prendre en charge les différends et contentieux pouvant naître entre elles. Il  n’est plus besoin ni de la médiation ni de l’arbitrage d’une tierce partie. Par ailleurs, il me semble que pour les deux pays,  ce petit litige vieux d’un quart de siècle est complètement dépassé. Pour le moment, il n’y a que des Français qui s’agitent et gesticulent.

 

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