«Un chemin étroit ne peut jamais avoir de proportions avec une conscience large.» Bourdaloue
D’une manière générale, Moussa Kebaili parle peu souvent de sa personne. Sans être un adepte du «moi haïssable» qu’évoquait Pascal, il a toujours préféré parler des autres. Un jour, peut-être tardivement, mais ne dit-on pas «mieux vaut tard que jamais», Moussa a consenti à faire exception et s’est résolu à se raconter.
A raconter sa vie, pourtant regorgeant de bravoure, de courage et d’engagement. En franchissant le pas de l’écriture, le brave homme a sans doute bien fait, en nous livrant une tranche de sa vie, sans conteste la plus remarquable, un pan de notre histoire anti-coloniale contemporaine, qui peut s’enorgueillir de faits d’armes héroïques, face à une puissance mondiale, qui a tout entrepris pour s’imposer, en vain. L’auteur, dans son ouvrage, paru récemment aux éditions Dahlab, y a mis toute son énergie, tout son cœur, toute la force de sa mémoire, en nous accompagnant dans son itinéraire d’un militant important de la Fédération de France du FLN (1954-1962), titre de son témoignage fort émouvant.
L’ENFANCE ET LE COUP DE CROSSE
Moussa Kebaili est né le 25 décembre 1933 à Salah Bey (ex-Pascal), à 20 km au sud de Sétif. Son père, membre du PPA-MTLD, est arrêté à Sétif suite aux manifestations du 8 Mai 1945 et interné à Djenien Bourezg, dans le Sud oranais. Moussa Kebaili en garde un souvenir, puisqu’il a reçu un coup de crosse au front, dont il garde une trace.
Après des études à Sétif, Constantine et Skikda, il rejoint la France en 1954 pour le lycée de Saint-Maur dans le Val-de-Marne. Etudiant en 1955, il renonce à ses études, et commence pour lui la première expérience de vie clandestine dans les premières cellules du FLN dans lesquelles il est affecté.
Il est impressionné par le courage et la détermination de gens simples, engagés corps et âme dans la lutte armée de libération. Dès 1956, il grimpe dans la hiérarchie de l’organisation et participe à Cologne à la réunion du Comité fédéral de la Fédération de France du FLN, qui décide de l’offensive d’Août 1958 annonçant l’ouverture du second front en territoire français métropolitain.
Arrêté à Paris en décembre 1958, il subit les affres de la torture que relate La Gangrène, un recueil de témoignages d’Algériens torturés en région parisienne ; livre qui sera saisi par la police et interdit de diffusion par la censure.
Qu’à cela ne tienne, à la prison de Fresnes, il devient responsable du comité de détention et a le privilège de rencontrer d’illustres détenus, dont Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat et Mostefa Lacheraf. Libéré le 1er avril 1962 après le cessez-le-feu, il reprend ses activités militantes jusqu’à l’indépendance. En 1964, il est directeur du Centre africain des hydrocarbures et des textiles à Boumerdès, et ensuite secrétaire général de la Fédération du pétrole. Il prend sa retraite quelques années après.
LA MARQUE INDÉLÉBILE DU 8 MAI 1945
Relatant sa jeunesse et sa scolarité à Sétif, il écrit : «Je devais avoir entre 10 et 12 ans. Mes oncles maternels, chez qui je logeais, me soutenaient financièrement. Je me posais beaucoup de questions à l’époque, me demandant ce qui avait provoqué la répression du 8 Mai 1945, alors que les Algériens pensaient avoir participé à la victoire contre le fascisme.
Avant cela, mon père, qui a toujours été conscient de la nature de la domination coloniale, m’expliquait ce qu’était la colonisation et ses injustices. Quand j’ai rejoint le lycée Albertini (Kerouani) de Sétif, j’ai pris davantage conscience de ce qui se passait réellement. On nous relatait l’histoire de nos aînés du lycée, qui avaient été arrêtés le 5 mai 1945, dont Kateb Yacine et Belaid Abdeslam. A Sétif, j’ai revu Abdelhamid Benzine sur la ligne de transport que mon père possédait.
Le jour où Messali Hadj est venu à Sétif, un autre membre de la famille Maiza l’accompagnait. Il s’agissait d’un prof de mathématiques, très nationaliste, il ne fréquentait personne. Par la suite, il est devenu mon prof de maths au lycée Albertini. Nous avons sympathisé et il me donnait des cours gratuitement. Cette période a été fondamentale pour ma prise de conscience.» Puis Moussa fait le pari de partir à Montpellier où il connaissait des Sétifiens établis là-bas, mais qui lui tournèrent le dos. «C’est un footballeur algérien du nom de Djaker qui l’a hébergé. Il m’a tout de suite donné la clef de l’appartement mis à sa disposition par le club. Djaker a été formidable. Après, il m’a orienté vers le lycée d’Ulès, où j’ai été accepté comme interne.
Après avoir réussi la première partie du bac à Uzes, je me suis installé à Paris à la fin de l’année 1954, peu avant le déclenchement de la Révolution. Auparavant, sans aucune recommandation, je suis allé voir un prof de philo, Roger Garaudy, qui m’a aidé à intégrer le lycée Saint-Maur en tant qu’interne.
Des propositions d’intégrer le parti communiste français m’ont été faites à plusieurs reprises, mais j’ai refusé. En leur expliquant qu’il y a un problème politique entre les communistes et les nationalistes algériens.» «Nous, nous considérons que nous sommes une nation. Maurice Thorez dit que nous sommes une nation en formation, ce qui est loin d’être la même chose.» C’est dans ce lycée, qu’il apprend le déclenchement de la Révolution par la presse.
«La lutte avait donc commencé et j’avais la conviction que ceux qui possédaient les éléments de combat étaient, non pas les intellectuels, mais les travailleurs de l’immigration algérienne, qui avaient derrière eux une tradition, le PPA-MTLD. Mais ce parti, tout comme les autres mouvements du nationalisme algérien, se trouvait dans l’impasse. Les Algériens exigeaient le passage à l’acte. La lutte armée s’imposait à nous. La grande différence entre les anciens partis et le FLN, et j’ai toujours insisté sur ce point, est que le FLN n’appartenait pas à un seul homme, contrairement au PPA-MTLD, qui fonctionnait sur le personnage du zaim.» Mais comme le mouvement de Messali MNA était une organisation bien ancrée, les nouvelles cellules du FLN étaient dans une double clandestinité devant l’administration française, mais aussi vis-à-vis du MNA.
C’est à ce moment-là que Moussa commence à former des cellules de groupes de choc «en choisissant des militants capables de réfléchir, convaincus par la nécessité de l’action. Je voulais des bras qui réfléchissent». «Le premier recruté s’appelait Mouloud Touati, un gars de Béjaïa. Je coordonnais moi-même les groupes car je voulais éviter les règlements de compte. En région parisienne et ailleurs en France, l’arrivée de Salah Louanchi et le parachutage d’Ahmed Taleb, à l’intérieur du comité fédéral, n’ont pas été vu d’un bon œil par les militants. Ils n’étaient pas considérés comme représentants une voie d’aspiration populaire. Ils étaient à l’époque ce qui était appelé la troisième voie, c’est-à-dire des gens capables de s’accommoder avec les offres de tel ou tel.»
Pour Moussa, le combat se passait autant en Algérie qu’en France. «C’est au sein de l’émigration que le Mouvement national, dont on se réclame, est reellement né. Nous devions dépasser les divergences et acter que le MNA persistait dans son déni, en devenant un allié objectif du colonialisme.
L’émigration a toujours joué un rôle important dans l’histoire du Mouvement national et pourtant ce là n’a curieusement et de manière constante pas été suffisamment reconnu à ce jour. La contribution des émigrés se limitait, pour certains anciens responsables au sein de la Fedération de France, à l’impôt révolutionnaire en soutien à la Guerre de Libération.
LA FÉDÉRATION ÉMIGRE EN ALLEMAGNE
Nous avions une base de militants extrêmement engagés, solides, prompts au sacrifice et au combat pour leur pays. Aucune forme de régionalisme ne s’exprimait. Les procès de nos membres devaient servir de tribunes pour la cause algérienne auprès, notamment, de l’opinion publique française. C’est au début 1958, que Smail Manaa, vieux militant du Mouvement national, m’a parlé d’un avocat qu’il connaissait et qui voulait me rencontrer. C’était Maître Amokrane Ould Aoudia, à qui j’ai proposé de mettre en place un collectif de défense et de soutien des militants du FLN. C’est ainsi qu’en accord avec Kaddour Ladlani, responsable de l’organisation de la Fédération de France, nous avons mis en place le comité de soutien et de défense.»
L’organisation a atteint son plein régime, mais des grains de sable sont apparus dans les rouages, comme le différend entre le FLN et le Parti communiste français. Quand le comité fédéral a quitté la France pour s’installer en Allemagne, un litige a marqué le rapport entre Moussa et Safi Boudissa, coordinateur de l’Amicale générale des travailleurs algériens, affilée à la CGT, et vitrine légale. Puis vint la réunion de Cologne, qui a arrêté la date du 25 Août 1958 à minuit pour ouvrir le front en territoire français, mais qui a failli se heurter à l’intégration à la Federation de Ali Haroun, proposé par Omar Bendaoud et contesté par Moussa et ses amis. Finalement le préposé a été versé à la cellule presse et information.
LES PRÉMICES DE L’ÉQUIPE DE FOOT DU FLN
Moussa dit avoir mesuré l’impact de cette équipe à venir sur l’opinion française au vu de la réputation de joueurs chevronnés comme Mustapha Zitouni et Rachid Mekhloufi. «J’ai chargé Mustapha Francis de contacter Boumezrag, un ancien sportif dont on me parlait beaucoup, et de lui demander de m’établir la liste des footballeurs professionnels algériens. Boumezrag était en repérage dans les villes où opéraient nos joueurs.
C’est alors que nos militants l’ont arrêté et questionné quant aux raisons de sa présence, preuve s’il en est du quadrillage efficace du FLN à travers toute la France. Dans la même logique d’isolement de la France, le milieu de la culture a été sollicité. Je citerai Mohamed Boudia, homme de théâtre, qui a très vite rejoint nos rangs. J’ai eu des contacts avec Mustapha Kateb et Mohamed Issiakhem, qui a mis à notre disposition sa chambre d’étudiant.
C’est là que j’ai donné rendez-vous à Abdelkrim Souici à sa sortie de prison. Ce dernier, jeune militant de la première heure, était parmi les plus engagés. Je n’oublierais pas de citer Aït Messaoudene, pilote confirmé de l’armée française, qui a courageusement proposé de déserter avec son avion. Raisonnablement, nous ne pouvions pas envisager une telle opération. J’ai pris soin de le rencontrer pour le convaincre de partir seul, ce qu’il a fait. Par son exemplarité et sa détermination, Aït Messaoudene a confirmé après l’indépendance ses qualités de meneur d’hommes.
ARRESTATION LE 5 DÉCEMBRE 1958, LA LUTTE CONTINUE
En prison à Fresnes, nous avions transformé la détention en une véritable université populaire. Eradiquer l’illettrisme puis mettre en place des classes d’enseignement primaire et secondaire. Sur le plan politique, des cours étaient dispensés sur l’histoire de l’Algérie.» Moussa sort de prison le 1er avril 1962. Il constate que la fédération de France a été marginalisée. «La discussion que j’ai eue avec Kaddour Ladlani a été plutôt tendue.
Il a évoqué mes rapports avec Boudiaf. Je lui ai expliqué que j’avais connu ce dernier en détention, que je lui reconnaissais des qualités de droiture et de franchise, que nous partagions bon nombre d’idées, mais que je gardais ma liberté d’appréciation.» Moussa est décédé le 22 mars 2023, premier jour du Ramadhan, et est enterré au carré des Martyrs à El Alia.
Par Hamid Tahri