Après plusieurs publications dans des domaines variés, Mostéfa Khiati présente dans Génocides coloniaux, publié en mars dernier, aux éditions Anep, une recherche assez fouillée sur l’extermination physique et intentionnelle de milliers d’Algériens suite aux enfumades, emmurements et gazage de grottes lors de la lutte de libération nationale. Ainsi, avec ses deux précédentes publications Les exactions coloniales en Algérie et Les irradiés algériens, un crime d’État, l’auteur tend à parfaire une trilogie mémorielle de référence.
- Après Histoire de la médecine en Algérie, de l’antiquité à nos jours, vous venez de gratifier d’un essai historique portant sur les génocides coloniaux. Pourquoi cet intérêt à ce pan de notre histoire ?
Je me suis intéressé à ce thème car c’est un crime extrêmement grave qui est assimilé à un génocide ou un crime contre l’humanité, malheureusement, personne n’en parle. Nous avons l’impression qu’il y a une omerta. Du côté européen, on n’en parle pas. Mais ce qui est étonnant aussi, c’est que même du côté algérien, on n’en parle pas, alors que c’est extrêmement grave. Il faut que les nouvelles générations sachent ce qui a été commis durant l’occupation française. Il y a d’abord eu les enfumades. Les Français, dans les écris, donnent l’impression que les enfumades se sont déroulées une seule fois et que c’était un accident. Alors que c’était une stratégie de guerre puisque j’ai retrouvé huit enfumades dans différentes régions du pays, notamment, au niveau entre autres du Dahra, de la Kabylie et de Collo. Cela veut dire que c’était une stratégie qui a été mise en place par Bugeaud ou par d’autres généraux qui lui ont succédé. Elle s’inscrivait dans la cadre d’une extermination des Algériens. Une des enfumades dont on a beaucoup parlée, celle de juin 1845 qui a fait beaucoup de bruit. Après cela, des instructions ont été données pour ne pas faire de rapport militaire. Durant la guerre de Libération, les Français se sont souvenus des grottes.
Ils ont formé des équipes spécialisées dans le gazage des grottes. Ces équipes ont été utilisées à plusieurs reprises. D’ailleurs, il y a un article, paru, dernièrement dans Le Monde Diplomatique parlant de quelque chose de méconnue. Dans mon essai, j’ai rapporté quarante grottes où il y a eu un gazage des moudjahidine. Les grottes en question ont été utilisées comme une infirmerie ou comme des lieux de repos pour les blessés. Pour rappel, les enfumades et les emmurements ont été des armes non conventionnelles utilisées par les troupes françaises en Algérie au XIX siècle pour contraindre les habitants à se soumettre. Ces dernières se sont multipliées à partir de juin 1844 jusqu’à l’arrêt de la résistance de l’Emir Abdelkader en décembre 1847.
- Comment avez-vous procédé pour élaborer votre essai sachant l’inexistence de peu de documents relatifs à ces génocides coloniaux ?
J’ai fait appel surtout aux correspondances privées qui ont été écrites et à des livres qui ont été publiés sur le sujet. Mais il faut souligner que concernant les enfumades, il n’existe aucun livre. Il n’y pas d’informations là-dessus. Pour information, je me suis déplacé dans les bibliothèques en Algérie mais je n’ai rien trouvé. Je me suis déplacé sur les lieux proprement dit. J’ai visité des grottes, comme celle du Dahra. J’ai aussi discuté avec des descendants des rescapés des enfumades. Et là, nous avons eu des informations, transmises par voie orale depuis trois ou quatre générations. Concernant les archives françaises, je n’ai rien trouvé de concret. Comme je vous l’ai dit, des instructions fermes ont été données par le ministère de la Guerre en France en 1845 pour qu’il n’y ait pas de rapport lorsque des enfumades sont commises en Algérie.
- Votre essai historique se veut un devoir de mémoire et un hommage à tous les martyrs anonymes des enfumades ?
Effectivement, mon ouvrage se veut un hommage à tous ces disparus anonymes qu’on ne connaît pas. Cet essai se veut une contribution au devoir de mémoire. Il tente de revisiter tous les documents qui ont traité des enfumades durant le XIX siècle. Des êtres humains sont morts dans les enfumades, les emmurements et gazage des grottes. Cette fin tragique nous interpelle car nous ne connaissons pas avec précision ces endroits où des milliers de personnes ont été enterrés sans sépultures durant la période coloniale.
- Justement vous essayez de tirer la sonnette d’alarme sur la nécessité d’encourager la recherche dans ce domaine pour identifier d’autres enfumades et emmurements commis dans le Dahra, en Kabylie et dans les Aurès ?
Tout à fait. C’est d’abord pour dire plus de vérité. A travers ces opérations qui sont assimilées à des génocides, dire à la France, qu’il est important et impératif qu’il y ait repentance et une reconnaissance de ces crimes. Pourquoi ? Parce que ces crimes là sont, en fait, les ancêtres des holocaustes et des fours crématoires qui ont été utilisés par les nazis. La France avait précédé comme cela en quelque sorte. Le général Bugeaud avait donné l’instruction suivante à plusieurs officiers supérieurs le même jour et au même endroit : «Enfumez-les à outrance comme des renards».
Je pense qu’il est plus que vraisemblable que chacun des officiers ait commis sa propre enfumade et emmurement, lorsqu’il ne s’agit pas des deux à la fois, comme cela a été le cas de Caviagnac, Pélissier, Canrobert et Saint-Arnaud. Grâce à ma documentation, j’ai pu découvrir deux autres enfumades : l’une perpétrée prés de Zemmoura par le général Bourjolly, la seconde dans la région d’Aïn Témouchent par Lamorciére et Cavaignac. Mieux encore, j’ai retrouvé trois autres attaques de grottes, deux dans la région de Zemmoura en 1845 et une autre à Sidi Maarouf dans le massif de Collo en 1860. Un autre parait être probable dans la grotte En-Nemord dans le Dahra. Tout ceci atteste qu’il y a eu de nombreux autres génocides similaires commis sur le sol algérien. Je reste convaincu que des recherches devaient être entreprises pour localiser les grottes où les génocidaires Canrobert et Cavaignac ont commis ces odieux crimes.
De même qu’il faudrait faire un recensement de toutes les grottes qui ont servi d’abris ou d’infirmeries pour les moudjahidine et les populations durant la période coloniale. Ces grottes doivent être identifiées, protégées et bénéficier d’une information à la hauteur du sacrifice des personnes qui y sont enterrées dedans.
- Vous avez écrit plusieurs livres aux thématiques différentes. N’est-ce pas trop difficile pour vous de changer de thèmes et de registres au gré de vos inspirations du moment ?
Il est vrai que j’ai traité dans mon dernier essai de l’histoire en mettant en exergue les enfumades, les emmurements et gazage des grottes. Mais on est passionné lorsqu’on est proche des enfants et des femmes. Lorsqu’on a fait de l’humanitaire comme moi, je me sens très proche du peuple.
J’ai remarqué que certains aspects n’ont pas été étudiés comme par exemple l’histoire des enfumades. Lorsque j’ai visité la grotte et que j’ai discuté avec des gens sur les lieux des crimes commis. C’était un moment d’intenses en émotion. Donc je me suis dis que notre peuple a le droit de connaître toute la vérité. C’est un peu la raison pour laquelle j’ai écrit cet essai.
Car malheureusement, les historiens n’ont pas écrit sur ce sujet. Mon livre est destiné au grand public pour lui rappeler que nos ancêtres ont souffert à travers différents types de méthodes de guerre qui ont été utilisées par l’armée française pour exterminer une grande partie du peuple algérien. Pour dire aussi aux Algériens qu’il faut se souvenir que l’indépendance n’a pas été donnée. Elle a été arrachée par, justement, le combat continu de leur ancêtres depuis 1830 jusqu’à l’indépendance en 1962.
Propos recueillis par Nacima Chabani