Durant la colonisation française, au cœur de La Casbah, noyau historique de la capitale, je garde le souvenir, enfant, d’une ambiance festive durant le mois sacré du ramadan.
Cette période est traditionnellement symbole de partage, de rassemblement et de communauté et de réunion familiale. Le ramadan, durant la colonisation française, pour les Algériens musulmans, c’est la fierté d’appartenir à une communauté, la oumma et le sentiment d’avoir une identité réelle intimement liée à la religion musulmane. Avec le ramadan, le Mawlid Ennabaoui (ou le Mouloud, la naissance du Prophète) et le sacrifice du mouton, nous étions bien différents des Européens d’Algérie.
La Casbah, mon berceau El Mahroussa (la bien gardée), inscrite au titre du patrimoine mondial de l’Unesco, a vécu les tragédies de la guerre de Libération nationale et les joies de l’indépendance. Ce passé est cimenté dans ma mémoire, foisonnant de croyances et de traditions d’antan.
Ce mois sacré, si attendu, est accueilli dans un environnement de propreté et renouvellement de la vaisselle. Les femmes avaient un rôle primordial dans la transmission des traditions.
La propreté du domicile, les ustensiles de cuisine en terre cuite, les préparations culinaires traditionnelles, les jeux de la boqala, les habits traditionnels, le hammam, les visites au cimetière d’El Kettar et au mausolée de Sidi Abderrahmane sont un symbole de la culture algéroise.
Quelques jours avant ce mois sacré, c’était le grand ménage à la maison ; nous habitions à la rue Randon, à La Casbah d’Alger. Ma mère, mes sœurs et nos voisines procédaient à des nettoyages et lavages à grande eau et badigeonnaient à la chaux blanche les murs de l’intérieur des appartements et de notre immeuble.
Le Ramadhan c’est aussi la préparation des ingrédients (des réserves de tout un mois) composant les menus spécifiques de ce mois sacré, dont le séchage de la tomate, l’épluchage de l’ail, pilonner les épices avec el mehrez (mortier en cuivre ou en bois), rouler le couscous et toutes les pâtes traditionnelles à sécher, dont les feuilles de «dyoul» pour le bourek.
La terrasse est le lieu indispensable, même essentiel pour l’accomplissement de ces tâches. Une grande complicité entre voisins se partageant tout et s’échangeant souvent les plats était palpable.
Je me souviens aussi d’un religieux qui venait dans notre immeuble pour initier les enfants à la pratique du jeûne. Sa technique ? C’est de jeûner durant une demi-journée un jour sur deux, soit la matinée jusqu’à la prière de d’hor ou à partir de ce moment-là jusqu’à el maghreb pour rompre le jeûne. J’avais droit aussi au moment du f’tour à une pièce, une citronnade et un gâteau au miel.
A cette époque, c’est le berrah (le crieur public) qui se chargeait d’informer les habitants que l’heure du s’hour approchait. Ce «crieur de rue» parcourait les ruelles de La Casbah, vêtu d’un costume traditionnel et d´une chéchia Stamboul. Je ne sais par quelle magie il recevait ces informations du calendrier lunaire à propos des horaires du mois de ramadan !
Le ramadan à Alger était aussi rythmé par les fameux deux coups de canon, tirés à partir de Fort l’empereur qui annonçaient la rupture du jeûne (l’iftar) et par l’imam de Djamaâ El Kebir (La Grande Mosquée).
Si je fais le jeûne depuis mon plus jeune âge, c’est aussi une façon de ne pas oublier mes parents, de penser à eux dès el Iftar et de me remémorer ces veillées inoubliables avec ces bons plats et sucreries. Ces repas n’étaient pas gargantuesques, au contraire si on mangeait, par exemple, des boureks, c’était, peut-être, une fois par semaine et encore. Pour tous ces achats, il fallait économiser toute l’année, pour vivre ce mois sacré, et serrer la ceinture !
Le Ramadhan, c’était une ambiance impossible à oublier. Les odeurs émanant de la cuisine, les couleurs, les étals de la rue Randon proposant des bricks purée, viande hachée et œufs, le khfafdji tunisien (marchands de beignets), l’attente de la rupture du jeûne, l’appel du muezzin à la prière par l’imam sont des moments incrustés dans ma mémoire.
Les senteurs des épices exposées proposées à la vente à travers les rues de Porte Neuve, persil, coriandre, menthe fraîche et des tables ornées de jasmins proposant des qalb el louz, zlabia de Boufarik, beignets… Enfant, j’aimais les odeurs de viandes grillées, des pastèques sur les étals, les cris des hommes dehors assis, regards perdus qui passent le temps.
Un fait marquant ce mois sacré, chaque famille aisée réservait une «meida» à l’entrée de l’habitation pour les personnes de passage, les étrangers loin de leurs familles et les besogneux. Ce mois rime avec solidarité, convivialité et aide aux nécessiteux. Ce n’est que durant les nuits ramadanesques que les Algérois veillent tard, en se permettant des moments de farniente et de distraction.
Mon père, ayant dégusté ses dattes et bu son verre de lait caillé, sortait tous les soirs pour aller à la Grande mosquée puis au cercle du Progrès, rejoindre ses amis et Ben Badis dont il était le trésorier.
Des milliers de croyants se dirigeaient vers les mosquées pour accomplir la prière des Tarawih. Puis après la fin de cette prière, ce sont les veillées prolongées dans les cafés où se disputaient des parties de dominos autour d’un thé à la menthe ou d’un café arrosé de «ma zhar» (fleur d’oranger) avec des confiseries dont khobz el bey, zlabia, makrout, qalb elouz, pour les uns.
Et pour les autres, les mélomanes de la musique chaâbie se réunissaient au célèbre Qahwate (café) Malakoff situé entre la rue du Vieux Palais et la rue de Bab El Oued pour écouter les grands chanteurs chaâbis de l’époque, comme le Cardinal Hadj M’hamed El Anka, Hadj M’rizek... On dit que même Camille Saint-Saëns (mort à Alger en 1921) venait s’inspirer de la musique algéroise. D’ailleurs, la nouba Zidane a été une source d’inspiration pour son Opéra d’Alger.
Il y a une tradition qui existe encore de nos jours : le mois de ramadan est celui aussi des circoncisions, principalement le 27e jour. Je me rappelle ce jour de 1957, j’étais âgé de 7 ans, ma mère m’a fait porter une belle tenue traditionnelle ; la circoncision s’est faite à notre domicile, le matin, par un coiffeur célèbre sur la place d’Alger.
Pour me faire oublier la douleur, on m’a donné des friandises et des sous. Plus tard, quand j’étais un peu plus âgé, pour la fête de l’Aïd, avec tout l’argent que je gagnais en vendant des cigarettes, ma mère m’achetait des vêtements à la dlala (marché aux puces), je l’accompagnais avec joie pour choisir mes habits.
Et nous en profitions pour aller rendre visite (quand c’était possible) à mes deux frères Mohamed et Lâadi à la prison Barberousse (Serkadji), arrêtés pour leurs activités au service de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Car il faut dire aussi que ce mois de Ramadhan était une période d’attentats et de rébellion dans les zones urbaines et les maquis.
Pour moi mon enfance a été géniale, je jouais au foot dans les rues, à cache-cache, je vendais des cigarettes, faisais l’école buissonnière et j’aidais ma famille, tant bien que mal, à se nourrir. Ni résilience, ni syndrome psycho-pathologique, des termes chers à Boris Cyrulnik. Ma liberté, je ne l’ai pas choisie, elle m’a été imposée par la réalité d’une tragédie qui s’appelle la guerre.
Ce mois de Ramadhan, souvent attendu avec impatience, revêt pour moi une toute autre signification culturelle qui ne s’explique pas. La guerre est un malheur pour un enfant né dans la misère. A ma naissance, mon milieu affectif, ma niche sensorielle, mon environnement sensoriel, ma sécurité mentale et ma résilience neuronale, c’était grâce à ma maman, analphabète, et ma Casbah mon berceau.
Aujourd’hui, ces traditions n’existent presque plus. Ni la guerre ni la France coloniale ne réussissaient à troubler ces moments inoubliables des soirées ramadanesques et des journées de jeûne. Tout était amour, entraide, solidarité, piété, rassemblement des familles et voisins. Un charme perdu à tout jamais.
Flici Omar
Gynécologue obstétricien