Mohand Amokrane Cherifi, expert auprès des Nations unies, fait une analyse sans complaisance de la situation économique du pays. De la dépendance économique vis-à-vis de l’étranger en passant par le nouveau code des investissements, M. Cherifi ne manque pas de tirer la sonnette d’alarme sur les périls à venir, conséquence de l’immobilisme interne et des répercussions géostratégiques du conflit en Ukraine.
- L’Algérie commémorera cette année le 60e anniversaire de la libération du pays, mais reste économiquement dépendante de l’étranger tant pour les biens de consommation courants que pour les biens d’équipements de son appareil de production. Comment expliquez-vous cette situation ?
Il a fallu attendre le conflit en Ukraine et ses conséquences sur la vie de nos concitoyens pour réaliser la vulnérabilité alimentaire de notre pays et nous rappeler l’urgente nécessité de mettre en œuvre rapidement une stratégie pour réduire notre dépendance économique. Il nous faut admettre tout d’abord que la politique économique du pays depuis l’indépendance n’a pas émané d’un choix populaire. Les décisions étaient prises au sommet de l’Etat dans un système non démocratique, le peuple n’était pas véritablement associé pour décider des options à mettre en œuvre.
L’option socialiste qu’il avait adoptée au départ l’a conduit à nationaliser tous les secteurs et à les exploiter successivement en passant de l’autogestion, au socialisme dit spécifique, puis au capitalisme d’Etat avec une planification bureaucratique centralisée. Il a opté enfin pour l’option libérale, après une privatisation partielle, avec une économie de marché administrativement encadrée. Il n’y eut ni évaluation des résultats durant chacune de ces phases, ni véritable reddition des comptes qui eussent permis de corriger les insuffisances et d’engager une réforme structurelle de l’économie avec une vision claire sur le long terme. Les stratégies mises en œuvre en matière de développement ont varié au fil des ans avec un changement de programme à chaque remaniement gouvernemental. Tout change sans qu’au fond rien ne change, car le système de gouvernance est resté le même. La population observe de loin ces changements sans y adhérer, car ils n’ont pas d’impact significatif sur ses conditions de vie et de travail.
En matière de gouvernance, la centralisation des décisions et la complexité bureaucratique pour leur mise en œuvre allongent les coûts et les délais de tout projet économique et réduisent leur rentabilité financière, économique et sociale. Les entreprises économiques publiques toujours sous tutelle de l’Etat, assujetties à des restructurations périodiques, ne survivent qu’à coups de subventions pour préserver l’emploi. Sans autonomie, l’entreprise censée créer de la richesse en consomme toujours. L’Etat se refuse à lâcher prise alors que la décentralisation économique est universellement reconnue comme un facteur de progrès. En fin de compte, le gros de l’économie se trouve ouvert de facto au secteur privé, formel et informel, lequel aurait pu apporter une plus grande contribution au développement national s’il était mieux traité et mieux inséré dans le développement national. Quant à l’investissement étranger dans le cadre d’un partenariat équilibré, il est actuellement marginal et sans impact significatif sur le développement. Marginal, car le pays n’est pas attractif du fait notamment de l’instabilité juridique, d’une bureaucratie lourde, de la faible digitalisation de l’économie et de la corruption.
- Vous dites que le pays n’est pas attractif à l’investissement étranger et au même moment, vous plaidez l’indépendance économique. Comment promouvoir des partenariats étrangers sans hypothéquer l’indépendance économique que l’on veut réaliser, d’autant qu’un nouveau code des investissements est en voie de finalisation ?
Mais quelle crainte à avoir dès lors que l’on dispose de tous les leviers juridiques pour protéger notre économie, comme notamment d’exclure les entrées de capitaux majoritaires dans les secteurs stratégiques, d’imposer le critère de rentabilité économique et sociale, et d’exiger un taux optimal d’intégration, un transfert effectif de technologie et un bilan devises positif pour tout investissement étranger. Tout en s’ouvrant à la coopération internationale, ces règles de précaution éviteront à notre pays de connaître le drame de l’expérience égyptienne de l’infitah ou celle de nombreux pays victimes du partenariat néolibéral qui promet le développement mais qui, au final, pérennise la dépendance et le sous-développement, en n’hésitant pas à susciter des coups d’Etat et des guerres civiles pour protéger ses intérêts. L’indépendance économique est un enjeu de sécurité nationale.
- Experts et opérateurs économiques ne cessent, ces derniers temps, de dénoncer un certain immobilisme qui isole l’Algérie du reste du monde et qui empêche, en même temps, toute évolution qui soit en phase de l’environnement international. Qu’en pensez-vous ?
Qui n’avance pas recule. C’est une évidence. Le statu quo ne peut constituer une stratégie. La lenteur dans les prises de décision et leur mise en œuvre est un handicap majeur pour le développement économique d’un pays. J’ai retenu d’une conférence aux Nations unies un plaidoyer incitant les pays à être en phase avec un monde en changement continu et rapide, pour éviter un déclassement et un appauvrissement de leurs populations. La conclusion est la suivante : nous vivons dans un monde globalisé, interdépendant, interconnecté. En somme, tous les enjeux auxquels nous sommes confrontés – lutte contre la criminalité, enjeux environnementaux, approvisionnement énergétique, recherche scientifique, problématique sanitaire ou défis numériques – ne connaissent aucune frontière. Pour relever ces défis, le seul chemin possible est la coopération internationale mutuellement avantageuse. L’Algérie n’est pas une île et ne peut vivre indéfiniment en autarcie. Notre prospérité dans un tel contexte ne peut que se nourrir de ces échanges mutuellement avantageux.
L’ouverture vers l’extérieur, avec la libéralisation des échanges, doit naturellement s’accompagner de protections tarifaires et non tarifaires pour protéger la production nationale et les secteurs stratégiques de l’économie, tout en permettant d’acquérir les technologies appropriées au développement des différents secteurs d’activité.
Cela étant, pourquoi donc notre pays tarde à s’ouvrir au monde ? Nous sommes l’un des derniers pays de la planète à ne pas adhérer à l’Organisation mondiale du commerce. Ce n’est pas seulement un problème de compétences, car l’Algérie possède des cadres qualifiés dans tous les secteurs d’activité. Serait-ce la crainte de perdre le contrôle de l’économie et de la société qui pousse à reporter d’année en année l’ouverture vers l’extérieur et la démocratisation interne ? Si c’est le cas, seule une forte volonté politique pourrait donner du mouvement au statu quo.
- Le pays fait face à de nombreux défis, tant internes qu’externes. Quelles sont les urgences auxquelles il faudra faire face dans l’immédiat ?
Le conflit en Ukraine a des conséquences économiques et sociales sur les populations de tous les pays, sur tous les continents. L’impact se fait déjà sentir dans notre pays sur la disponibilité et le prix des produits alimentaires, notamment des céréales et des oléagineux, produits importés depuis les pays en conflit. L’inflation mondiale et la rétention de produits de la part de pays exportateurs, touchant des produits de consommation, des matières premières et les biens d’équipement, entraîneront inévitablement des hausses des prix et des pénuries, car notre pays dépend de l’extérieur pour l’approvisionnement de son marché intérieur et de son économie. Devant cette situation, les autorités se doivent de constituer des stocks stratégiques des produits de première nécessité, d’assurer la disponibilité et les subventions des prix de ces produits, et de soutenir l’activité économique pour préserver l’emploi et le pouvoir d’achat de nos concitoyens. L’augmentation des prix du pétrole et du gaz doit servir en priorité à relancer l’investissement productif et à diversifier durablement l’économie, pour réduire la dépendance du pays dans les secteurs vitaux et assurer sa sécurité alimentaire.
- Votre constat sur la situation économique du pays est accablant. De par votre expérience, que préconisez-vous comme solutions pour une sortie de crise ?
Le nouveau siècle démarre avec des bouleversements en perspective, sur le plan économique et sécuritaire, qui menacent chaque pays dans son existence. Les conflits régionaux se développent sur tous les continents, poussant les gouvernements à anticiper les événements en consolidant leur armée pour se défendre et à assurer une sécurité alimentaire à leur population. Dans cette optique, les pays les plus avisés se fixent l’objectif de réaliser un développement économique durable et endogène, vert et numérisé, orienté à bon escient grâce à une planification stratégique qui fixe le cadre macroéconomique et les grands axes sectoriels en veillant à la cohérence, à la coordination et à l’intégration de l’ensemble des activités.
Il faut naturellement commencer par établir un état des lieux, par secteur d’activité, par des comités sectoriels composés de gestionnaires expérimentés de ces secteurs, assistés d’universitaires et de statisticiens, sans faire appel à une expertise étrangère qui risque d’exploiter les données et d’influencer les choix stratégiques à leur profit.
Ce qui est recherché à travers ces données, ce sont les éléments qui permettront de guider les réformes structurelles qu’il faudra engager sans tarder et qui se traduiront par une transformation complète et moderne du tissu économique national.
Ces transformations comporteront des reconversions d’activité en cas de non-rentabilité, des mises à un niveau compétitif si les équipements sont obsolètes, et des créations de nouvelles entités pour valoriser les matières premières, diversifier l’économie, substituer les importations et promouvoir les exportations, avec des mesures d’accompagnement en matière, notamment, de formation des cadres dans ces différents domaines.
Ce travail de réformes devra être mené par une Task Force au plus haut niveau de l’Etat, disposant des pouvoirs d’investigation et d’action, qui coordonnera les comités sectoriels, concevra les réformes à mener, dans le cadre d’un plan stratégique, que le gouvernement sera appelé à mettre en œuvre dans les délais impartis. Cette Task Force est érigée dans certains pays en ministère Etat ou Haut Commissariat de la planification et des réformes.
Propos recueillis par Mahmoud Mamart