Dans l’entretien accordé à El Watan, le sociologue Mohamed Mebtoul revient sur le 1er Salon des Sciences sociales, devant se tenir du 19 au 21 novembre prochain. Le coordinateur scientifique de l’événement considère, à raison, que «seules les sciences sociales dans la diversité de leurs paradigmes peuvent produire de la lumière sur les différents phénomènes sociaux, économiques, juridiques, culturels et politiques».
- Vous coordonnez le projet du 1er Salon des Sciences sociales à Oran, lancé à l’initiative de l’Unité de recherche en sciences sociales et santé – Université Oran 2 (GRAS). Un comité scientifique composé de chercheurs des disciplines des sciences sociales est à pied d’œuvre pour réussir l’événement prévu du 19 au 21 novembre 2022. Comment est né ce projet ?
Il est né à partir d’un rêve qui date de quelques années. Il nous a semblé important de s’engager avec ferveur et passion dans l’utopie, y croire profondément, pour tenter progressivement et de façon très pragmatique de l’organiser collectivement, en discutant avec certains collègues des dix disciplines qui constituent en grande partie les sciences sociales (droit, économie, philosophie, sciences politiques, histoire, sociologie, démographie, anthropologie, psychologie, sciences du langage).
On rappellera que le Salon des Sciences sociales est coorganisé par l’Unité de recherche en sciences sociales et santé (Université d’Oran 2), le Centre d’études maghrébines en Algérie, le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc).
Le projet a été partagé de vive voix avec les responsables des facultés concernées, dépendantes de l’Université d’Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, en insistant sur l’importance d’un Salon des sciences sociales pour le devenir de nos disciplines. Ce projet est ouvert sans exclusive à tous les chercheurs des sciences sociales qui souhaitent apporter leurs contributions.
Le projet résulte enfin d’un constat largement partagé par beaucoup d’entre nous : la déliquescence de nos disciplines considérées de façon simpliste comme la cerise sur le gâteau, enfermées dans le tourbillon politico-administratif qui régente tout et sous tutelle, en partie à l’origine du statu quo et de l’accommodement, conduisant bien souvent le chercheur à se reconvertir dans le statut de fonctionnaire.
L’exemple le plus significatif est l’organisation d’un colloque international.
Ce dernier est soumis à des règles administratives qui sont de l’ordre de l’étrangeté scientifique. Il est demandé au chercheur, avant d’engager l’appel à participation, les noms des communicants et ceux des agents de sécurité, en remplissant un double canevas qu’il s’agit de soumettre pour «évaluation» stricte des normes administratives exigées aux différents responsables (direction générale de la recherche et ministère de l’Enseignement supérieur).
Le chercheur, dont les qualités premières sont de douter, d’être en permanence dans la curiosité scientifique, l’engagement et le débat contradictoire, se voit aujourd’hui assigner le rôle d’expert «utile». Le mot est devenu récurrent dans l’espace universitaire.
Il est loin d’être neutre. Il s’agit de nous assigner la posture du «technicien» qui doit nécessairement être dans le prescriptif (il faut que...), occultant la complexité et l’hétérogénéité qui marquent profondément le fonctionnement des institutions économiques et sociales avec celui des mondes sociaux de la recherche en sciences sociales.
Celles-ci mobilisent nécessairement l’autonomie, la critique rigoureuse et la liberté de penser, pour tenter de comprendre profondément les jeux et les enjeux sociaux qui se cristallisent au sein de la société qui reste profondément sous-analysée.
Nous souhaitons que le 1er Salon des sciences sociales puisse montrer et démontrer la pertinence de nos disciplines qui sont incontournables pour décrypter de façon scientifique et pédagogique les différentes thématiques centrées par exemple sur la ville, la santé, les langues, l’université, le syndicalisme, les mouvements sociaux, etc., sans oublier son aspect formateur, en proposant des tables rondes organisées par et pour les doctorants.
Face à un public diversifié, la dimension pédagogique est centrale pour lui permettre la compréhension de nos différentes disciplines.
- L’un des objectifs assignés au 1er Salon des sciences sociales est de «montrer l’importance des sciences sociales dans la compréhension et l’explication des différents faits sociaux, juridiques, économiques, culturels et politiques qui émanent de la société et des institutions». Vous ambitionnez de lancer, à cette occasion, des «débats pluriels» en direction de la société. Pouvez-vous nous donner plus de détails ?
L’objectif général est de permettre aux sciences sociales d’investir activement l’espace public, d’engager le débat contradictoire et pluriel entre les chercheurs et avec le public diversifié à la fois sur l’histoire critique des sciences sociales, la façon dont nous menons nos investigations (les terrains de nos différentes disciplines) et les résultats significatifs de nos recherches respectives. Le 1er Salon des sciences sociales se veut, à la fois, pédagogique, scientifique et convivial, pouvant s’identifier à une fête de nos disciplines.
Il sera constitué de courtes interventions (15 minutes) en plénière, tout en privilégiant les panels sur les différentes thématiques, par le croisement des regards du juriste, de l’historien, du sociologue ou de l’économiste, etc. Enfin, les sciences sociales ne seront pas exclusives. Le Salon sera enrichi d’une pièce de théâtre et d’un film documentaire.
Nous avons pensé à celui de Bourdieu sur «La sociologie comme un sport de combat». Nous prévoyons enfin la présence des éditeurs qui auront la possibilité d’organiser des ventes-dédicaces de leurs ouvrages.
Enfin, un hommage visuel sera rendu aux collègues des sciences sociales, qui nous ont quittés durant ces deux dernières années. La reconnaissance sociale est importante pour ne pas oublier ce qui a été entrepris souvent dans l’invisibilité par les chercheurs.
Cette configuration scientifique et éditoriale sera précisée durant les mois prochains quand nous recevrons tous les résumés des interventions et la proposition d’organisation des panels avant le 30 avril courant.
- Vous avez aussi pour objectif de «rendre visibles» des recherches «souvent éclatées»...
Le 1er Salon des sciences sociales doit permettre d’accéder à la visibilité sociale et pédagogique des recherches souvent inconnues, ignorées même par les universitaires.
Que dire alors du public ? Il est important de déterrer et de mettre en valeur les travaux menés par les doctorants et les chercheurs, en leur consacrant du temps pour les présenter dans les discussions informelles, en les encourageant enfin à les publier dans des revues de référence, en insistant sur le nécessaire travail critique pour lutter contre le populisme «scientifique» qui n’aide pas les jeunes doctorants à intérioriser une posture devant intégrer la rigueur, la cohérence et la clarté.
Il s’agit d’insister sur le fait que la recherche est une pratique sociale qui exige beaucoup de temps et d’énergie, en raison de la nécessaire connaissance des travaux antérieurs, des enquêtes de terrain à mener et de leurs décryptages.
Le Salon des sciences sociales tentera de s’inscrire dans le métissage à la fois générationnel et disciplinaire pour démystifier le cloisonnement ou l’enfermement entre soi, qui persiste à proposer ou à imposer un seul régime de vérité.
- Les organisateurs veulent impulser, à la faveur de ce Salon, «la passion de nos disciplines auprès des jeunes lycéens et étudiants. C’est ce déclic centré sur l’amour de nos savoirs qui représentera le défi que devra concrétiser le Salon des sciences sociales»...
La recherche ne peut pas être identifiée à un métier routinier qui impose des horaires précis de travail. Il ne s’agit pas d’expertiser en surplomb la société, mais de la comprendre du dedans.
En conséquence, la «beauté» de la recherche ne peut que s’inscrire dans les fluctuations temporelles importantes, un investissement conséquent sur le terrain, pour aller à la rencontre des populations afin de restituer et de traduire leurs mots et leurs pratiques quotidiennes qui ont un sens à leurs yeux. Nous souhaitons effectivement transmettre l’idée que la recherche est une passion qui permet sans cesse de questionner les différents mondes sociaux fabriqués par les personnes.
La société algérienne constitue un gisement de savoirs pluriels encore peu mis en valeur ; d’où l’impératif de l’humilité intellectuelle et le refus des certitudes tranchées qui sont l’antithèse de la recherche.
- Un appel à contribution est lancé. Y a-t-il eu engouement de la part des chercheurs ?
Nous ne sommes pas limités à lancer administrativement un appel à contribution. Nous avons mobilisé tous nos réseaux, parlé et discuté avec les collègues algériens ici et ailleurs, en leur demandant s’ils pouvaient contribuer par une intervention ou coordonner un panel ou une table ronde. Les réactions ont été positives. Les nombreux collègues contactés ont apprécié l’initiative.
Qui d’autres que nous, chercheurs en sciences sociales, pour tenter de redonner du sens et de la puissance cognitive à nos disciplines.
Comment peut-on rester indifférents à la dépréciation des sciences sociales, quand on observe, dans la société, l’hégémonie de Salons focalisés sur la consommation des biens divers (Salons de l’ameublement, des médicaments, des robes de mariage, etc.).
Cette aliénation par le consumérisme dans la société refoule tout ce qui est de l’ordre de la pensée autonome et critique. Elle est pourtant impérative pour permettre une réflexion poussée sur le fonctionnement de nos institutions et de la société.
Seules les sciences sociales dans la diversité de leurs paradigmes peuvent produire de la lumière sur les différents phénomènes sociaux, économiques, juridiques, culturels et politiques. Le philosophe autrichien Karl Raimud Popper évoque, à propos des sciences sociales, le mot métaphorique de phare permettant d’éclairer et accéder à une intelligibilité des réalités sociales apparaissant opaques, obscures et complexes.
- D’aucuns estiment que les sciences sociales en Algérie connaissent d’énormes difficultés (désaffection des chercheurs, conditions de travail aléatoires, absence de nouveaux paradigmes pour la prise en charge des problématiques actuelles, non visibilité des travaux, etc.). Comment expliquez-vous cette situation ?
Pour avoir tenté de travailler longuement sur la santé, la maladie et la médecine, je n’hésitais pas à participer activement aux différentes rencontres scientifiques organisées par les institutions de santé et ses acteurs sociaux.
Il me semblait intéressant d’indiquer ici la prégnance d’un ordre scientifique hiérarchisé entre les différentes sciences étiquetées faussement de «dures» et de «molles», allusion pour ce dernier mot à nos disciplines centrée sur l’homme et qui va paradoxalement «disparaître» au profit de l’organe dans les sciences médicales, oubliant que tout désordre biologique grave aboutit inéluctablement à une réorganisation de la vie sociale et familiale du patient et de ses proches. Ceci pour indiquer que la dévalorisation des sciences sociales est structurellement puissante.
Elle se reproduit dans l’orientation des étudiants dans certaines de nos disciplines (sociologie, anthropologie, etc.) choisies en général par défaut par ces derniers, en raison de la note de 10 de moyenne obtenue au baccalauréat qui n’est pas pour favoriser les vocations et les passions des étudiants.
Les sciences sociales sont au plus bas de l’échelle des valeurs, peu comprises pour la plupart d’entre elles par les acteurs de la société ; d’où l’intérêt d’un Salon des sciences sociales, pour tenter de faire aimer nos disciplines à un public diversifié.