Une recherche socio-anthropologique sur la «perception» de la pandémie Covid-19 a été menée à Oran. Dirigée par le sociologue Mohamed Mebtoul, l’enquête avait pour objectif la compréhension des significations profanes attribuées par les personnes de conditions sociales et culturelles diversifiées à cette pandémie. Dans l’entretien accordé à El Watan, le sociologue revient sur la campagne de vaccination, qui ne suscite pas l’enthousiasme chez une majorité de la population.
- Le ministre de la Santé, Abderrahmane Benbouzid, a reconnu, lors d’une récente intervention publique, que le taux vaccination nationale contre la Covid-19 ne dépasse pas les 13%. Un certain enthousiasme a, certes, été constaté lors de la troisième vague, mais il semblerait, selon des sources médicales, que la population boude toujours les quelques centres de vaccination restés ouverts, alors que les chiffres des contaminations sont plus importants. La défiance s’inscrit visiblement dans la durée. Quelles en sont les raisons ?
Il ne suffit pas, nous semble-t-il, de reproduire mécaniquement et de façon verticale le discours centré sur l’importance de la vaccination pour lutter contre la pandémie permettant de réduire les formes graves de la maladie. Nous en sommes personnellement convaincus.
Le sociologue est pourtant conduit à opérer un dépassement du prescriptif, pour questionner les différents sens attribués à la vaccination par les populations. Notre enquête qualitative a été menée à Oran pour tenter de mettre en exergue les raisons de la défiance de la population. Le faible taux de vaccination annoncé par les responsables sanitaires est, certes, important.
Mais pour être plus précis, il semble nécessaire d’indiquer que ce qui prévaut ce sont les doutes, les hésitations, les questions liées au processus vaccinal, au fonctionnement des espaces sanitaires, aux errances sociales et thérapeutiques des patients anonymes, à l’inflation des informations qui brouillent plus qu’elles ne clarifient le sens de la vaccination. Elle est contrainte de se replier sur l’entre-soi familial.
Ces nuances sont importantes pour montrer à la fois que le discours sur la vaccination prend corps dans un environnement sociosanitaire, tout en relativisant l’idée d’une opposition radicale entre les personnes convaincues et celles qui ne se sont pas encore vaccinées. La distance avec la sociologie spontanée est enfin importante pour réfuter la dichotomie entre la science en train de se faire et le social, comme l’ont montré les sociologues de la science (Latour, 1984), prise dans l’incertitude et les tensions multiples entre les différents agents politiques, scientifiques et économiques.
N’étant pas dans une posture normative, il nous a paru important de comprendre dans sa complexité les rapports sociaux noués autour de la vaccination. Le raisonnement immédiat centré sur la «frontière morale» (Dubet, 2009), entre ceux qui sont «conscients» et les autres étiquetés négativement «d’ignorants», montre ses limites. La violence symbolique du discours trop linéaire est dans l’incapacité de maîtriser dans sa complexité l’effet sociétal producteur de singularités en Algérie.
Il est dominé par l’absence de confiance des agents sociaux conduits à privilégier leurs imaginaires, leurs propres croyances et leurs hésitations à l’égard des normes socio-santaires dominantes. Il faut rappeler la prégnance d’un contexte social orphelin d’une santé publique de proximité sociale avec les populations. La confiance ne s’institutionnalise pas, elle se fonde sur une construction sociopolitique contractualisée qui donne un sens pertinent à la reconnaissance sociale de l’Autre. Elle est centrale pour permettre l’adhésion et l’engagement actif des agents sociaux dans un processus de santé publique.
- Le personnel de santé est particulièrement rétif à la vaccination. Comment expliquez-vous cette posture ?
Il me semble que ceci ne concerne pas uniquement le personnel de santé. L’université compte 1 600 000 étudiants, alors que seuls 10 à 13% sont vaccinés. Les détournements de sens ne se limitent pas à la question stricte de la vaccination. La prégnance du «santéisme» (Ward, Perreti-Watel, 2020) consiste à adopter une posture critique vis-à-vis de tout le processus vaccinal, questionnant ses enjeux à la fois politiques et économiques, tout en revendiquant plus de science.
Notre enquête auprès du personnel de santé montre, effectivement, sa réticence et son scepticisme justifiés, pour certains médecins, par le fait que la fabrication des vaccins a été rapide et précipitée, les conduisant à douter de leur efficacité. L’hôpital est loin d’être indemne du flou socio-organisationnel qui marque profondément les autres institutions. Hésiter à se faire vacciner n’est pas étranger aux conditions de travail anomiques et à une volonté de désaffiliation des spécialistes de leur lieu de travail à la quête de la réussite sociale et professionnelle.
L’acte de vaccination est loin d’être appréhendé comme un acte strictement technique. Il est perçu comme ayant un rapport direct avec sa vie sociale et professionnelle. Certains praticiens de la santé se sont limités à dire : «Je ne fais pas le vaccin.» Le silence ne semble pas étranger à l’épuisement physique et social, à la lassitude, et à l’absence de toute reconnaissance sociale.
Les représentations sociales ne sont jamais arbitraires. Leurs élaborations sont indissociables des espaces de vie du personnel de santé. Ceux-ci peuvent être caractérisés comme des espaces marchands difformes (Djelloul, 2018). Ils sont profondément marqués par un profond «vide social et culturel». L’enserrement dans un système social qui brime les passions, contraint les agents professionnels à se replier sur leurs différents imaginaires, leurs justifications, leur quête d’accommodements, en produisant leurs propres normes pratiques.
Quand les règles et les normes dominantes sont faiblement incorporées et reconnues par ces personnes, les contournements prennent nécessairement l’ascendant. Il suffit d’observer l’absence de toute régulation contractualisée dans la mise en œuvre impossible des décrets liés par exemple au port obligatoire du masque et au pass sanitaire dans les lieux «publics», même par ceux qui doivent les faire appliquer, révélant l’absence de médiations sociales crédibles dans la société.
- Fait-on face à ce que le sociologue Gérald Bronner appelle la «déchéance de rationalité» ?
Nous ne savons pas très bien ce que recouvre précisément cette expression. Mais nous pouvons questionner le sens qui peut être attribué à la notion de rationalité dans un monde social profondément injuste et inégal à l’origine de la fabrication d’un mode de vie dominé par de multiples risques à la fois sanitaires, sociaux et politiques. L’origine n’est pas extérieure à «une certaine conception managériale qui a des effets délétères sur les fondements mêmes de ce qui fait société et des conséquences pathogènes sur les individus qui la composent» (De Gaulejac, 2005).
Il faut parfois inverser les choses pour comprendre que la société du risque (Beck, 1986) ne se situe pas au niveau strict de l’individu en soi, culpabilisé et étiqueté de tous les travers, oubliant que les violences et les agressions institutionnelles sont le fait des puissants de ce monde.
La «déchéance de rationalité» est avant tout structurelle, transversale au fonctionnement des systèmes économiques et politiques. C’est à force de détruire sans souci écologique la nature et notamment les cycles naturels des micro-organismes que le risque de contracter des maladies infectieuses devient une réalité dramatique.
Habermas, le philosophe allemand, a évoqué récemment (2022), la «régression du politique», même si cette idée n’est pas nouvelle, elle semble importante pour rappeler l’hégémonie de la financiarisation de l’économie mondiale. La course folle vers le consumérisme ne pouvait que conduire à «un système en instabilité chronique structurellement exposé au risque» (Bourdieu, 2001).
- Le ministre de la Santé a appelé ses Directeurs de santé locaux (DSP) à combattre les rumeurs et les fake news «relayées sur les réseaux sociaux» – des sociologues parleraient d’«infodémie». Le ministre voudrait voir impliquer certaines catégories de la population, tels les imams. Est-ce la bonne solution ?
L’idée très parcellaire, loin de correspondre à la réalité quotidienne, est d’énoncer un faux postulat sur la société considérée comme consommatrice de connaissances, de soins et de santé. De façon plus globale, la société est loin de correspondre à «un ordre global déjà là, déjà fait, mais à une construction d’apparence et de représentations ou à une anticipation nourrie par l’imaginaire» (Balandier, 1988).
Elle ne peut donc être étiquetée comme un espace vierge qu’il suffit de remplir d’attitudes et de savoirs. Nos enquêtes depuis 30 ans montrent au contraire que nos interlocuteurs produisent constamment de la santé dans l’espace familial, déploient des savoirs sociaux et d’expérience (Mebtoul, 2010, 2015). Ils sont de l’ordre de l’invisibilité sociale faiblement reconnus par les responsables sanitaires.
Ces derniers sont «pris» dans le piège du modèle curatif dominant qui s’est renforcé de façon rapide et violente depuis la décennie 1980. Il est centré sur l’hospitalocentrisme profondément fragilisé, fonctionnant par injonctions, donnant du sens au seul organe sans prendre en compte le corps social pris dans la tourmente sociosanitaire accentuée par la marchandisation des soins du fait des multiples dysfonctionnements de l’hôpital (Mebtoul, 2010). Suffit-il de demander aux imams de «sensibiliser» les personnes pour se faire vacciner, ou au contraire, repenser profondément le système de santé en l’adaptant aux contraintes et aux attentes des familles à la quête de sens et de soins.
Notre enquête montre que la famille est un acteur incontournable dans le processus vaccinal. L’entre-soi familial opère comme un groupe organisationnel, en informant et en conseillant ses proches en l’absence du médecin référent. Les personnes sont contraintes de s’appuyer sur la famille qui fonctionne comme un espace cognitif et de soutien affectif, financier et relationnel en raison de la crise profonde des médiations sociales.
Ceci renforce la défiance de la population à l’égard des institutions enfermées dans leurs propres territoires profondément éclatés (Mebtoul, 2015). Le travail sanitaire non reconnu assuré par les proches parents est pourtant une dimension socio-politique centrale pour donner un sens pertinent à la démocratie sanitaire permettant l’émergence de l’usager-citoyen (Mebtoul, 2018). Ce qui renvoie à une conception plus décentralisée du secteur public seul à même de favoriser la pluralité des points de vue et d’approches sur ce que soigner veut dire.
Bio express
Mohamed Mebtoul est professeur de sociologie à l’université d’Oran 2. Il a fondé l’anthropologie de la santé en Algérie à partir de 1991. Il est actuellement directeur de l’Unité de recherche en sciences sociales et santé. Ses trois derniers ouvrages sont les suivants : Algérie. La citoyenneté impossible ? (2018), Libertés, dignité et algérianité (2019) et Covid-19. La mise à nu du politique (2021). Ils ont été publiés aux éditions Koukou (Alger).