Parmi les priorités assignées aux programmes de cheikh Abdelhamid Benbadis, le père du mouvement réformisme algérien, on retient surtout l’action éducative et l’enseignement avec toutes ses disciplines civiques et religieuses. Et pour cause, la formation des disciples, qui prendront par la suite le relais de l’action pédagogique, en avait pris une grande importance. Au sein du premier groupe formé par cheikh Abdelhamid Ben Badis, il y avait Si Mohamed Chérif Benelouezzane, qui deviendra par la suite une figure spirituelle la plus révérée des imams de Constantine.
La famille Benelouezzane
Il convient de revenir aux récits et aux origines de cette famille. L’historien Mohamed El Hadi Ben Ali Cheguib consacre une bonne partie de son ouvrage Histoire de la ville de Constantine à leur père spirituel et célèbre juriste Omar Benelouezzane, né à Constantine au début du XVIe siècle. En 1541, il rédige une lettre au Pacha d’Alger, Hassen Agha, dans laquelle il justifie son refus d’occuper le poste de juriste, tout en présentant ses louanges envers sa ville natale, qui le fascine par ses aspects référentiels. Omar Benelouezzane édifie une salle de prière à la place des Chameaux, un lieu plus connu aujourd’hui par Rahbet Ledjmal, situé derrière le théâtre régional de Constantine.
D’ailleurs, il a été enterré dans cette même salle. Après l’occupation française, l’administration coloniale démolit cet espace de prière pour laisser place à la construction de la maison de l’artisanat et l’aménagement d’un espace derrière le théâtre pour la sécurité de ses 820 abonnés, selon un ancien plan de ce quartier consulté aux archives d’outre-mer à Aix-en-Provence.
Selon le fils de Si Mohamed Chérif, Abdellatif dit Slimane, après cet événement, l’administration coloniale autorise les fidèles à bâtir une nouvelle salle de prière à quelques dizaines de mètres de l’ancienne salle, où est enterré pour la deuxième fois ce qui reste de la dépouille de Si Omar Benelouezzane dans la mosquée d’Omar Benelouezzane. La genèse de cette famille nous a ramenés au quinquisaïeul de Si Mohamed Chérif Benelouezzane.
L’enfance du jeune Mohamed Chérif
Abdellatif, le fils de Mohamed Chérif Benelouezzane, nous révèle que son père a vu le jour à Constantine le 17 mai 1907. Il est le fils de Chedli et Salhi Z’hor. Le domicile parental se trouvait au quartier arabe de Souika, rue Ben M’nahel, où le jeune Mohamed Chérif grandit dans un entourage pieux. Son père Chedli, imam de mosquée, l’instruit et l’inscrit dans les écoles primaires jusqu’au cours moyen, avant d’entamer son apprentissage religieux dans une école coranique. D’ailleurs, c’est son père qui lui apprit le Saint Coran à l’âge de dix ans, selon les usages traditionnels, avant qu’il ne rejoigne le groupe de l’école du cheikh Abdelhamid Benbadis.
D’ailleurs, cette institution a connu pas mal de problèmes. Les cours étaient dispensés à la Grande mosquée avant d’être domiciliés à la petite mosquée Sidi Kemmouche à la rue Khelifa (ex-rue du 23e de Ligne). Dans cette école, le jeune Mohamed Chérif découvre les fondamentaux des sciences religieuses, la langue et la littérature arabe.
Ces modules sont dispensés par cheikh Abdelhamid Benbadis en personne avec d’autres chouyoukh qui ont pris part à l’instruction du jeune Mohamed Chérif, comme Bencheikh El Houcine, cheikh Lounissi, Bencheikh Lefgoune et cheikh Lehbibatni. D’après son fils, une fois ses efforts couronnés de réussite, on lui confie l’enseignement du Coran pendant six ans, entre 1930 et 1936, suivies d’une décennie comme Hezzab de 1936 à 1946 auprès de la Grande mosquée de Constantine.
Comme il est né avec une envie innée de tout apprendre, il rejoint en 1946 les bancs de la prestigieuse université tunisienne Zeitouna, afin d’approfondir ses connaissances et son savoir. Après avoir accompli un cursus de quatre années avec succès, il décroche son diplôme (El Idjaza) et rentre à Constantine pour se verser dans l’enseignement.
Le grand mufti
A cette époque, il habitait la rue Cherbonneau (actuelle rue Bensihamdi Brahim), dans le quartier de Saint-Jean (actuel Belouizdad). Il côtoyait pas mal de grands imams de Constantine, à l’instar du cheikh Abbas de la Grande mosquée, cheikh Merzougue, cheikh Beroual de la mosquée du Bardo. En 1954, il fut nommé imam des cinq prières à la mosquée Abderrahmane El Karaoui et Omar Elouezzane. Comme il était très compétent dans le domaine du fatwa, l’administration coloniale lui confia le poste de mufti à Annaba. Un poste qu’il a toujours refusé. Il le céda à son ami Abdelaziz. L’administration lui a même proposé le même poste à la mosquée de Paris, mais il a refusé.
Très attaché à sa ville natale et sa mosquée, Mohamed Chérif Benelouezzane reste aux services de sa religion. Il dispense des cours pour les nouveaux imams et prêche dans les pénitenciers. Un moment donné, il est même sollicité pour la prière de l’Aïd sur la place de la Brèche. Même à l’étranger, par l’intermédiaire de son ami l’imam Aboubaker El Djazairi, à deux reprises, il donnait des prêches (khoutba), une à La Mecque et l’autre à Médine. A la mosquée de Rahbet El Djemal, nous avons rencontré Si M’hamed, un sexagénaire qui l’a côtoyé de si près. Il se souvient très bien des moments quand il était proche du cheikh entre 1970 et 1975.
A cette époque, Si Chérif ouvre une école au dernier étage où étaient enseignés le Saint Coran et la langue arabe, une tâche confiée au cheikh Zouaoui Redouane devenu par la suite un imam de mosquée. Pour motiver ses élèves à apprendre et aimer la langue arabe, il les fait participer avec si Mohamed Chérif pour animer la soirée du Mawild, tout en accordant au jeune Si M’hamed âgé de 15 ans à donner un prêche devant les fidèles avec une diction exemplaire sous le regard attentif des deux chouyoukh, Si Mohamed Chérif et Zouaoui. Même le muezzin et kaiem Si Belgacem ne cache pas sa joie en voyant l’exploit de ce jeune élève.
En un mot, Si Mohamed Chérif aime transmettre son savoir aux nouvelles générations. Notre grand faqih a laissé une empreinte indélébile au sein de la population constantinoise, par sa capacité d’écoute et de transmission du savoir. D’ailleurs, il faisait partie des grands illustres muftis respectés.
Il a accordé une grande importance à l’apprentissage des sciences religieuses pour éduquer les jeunes générations. Réputé par ses fatwas (avis de jurisprudence), les fidèles de différentes régions effectuaient leurs voyages uniquement pour être honorés de trouver des réponses idoines. D’après son fils Si Chérif, il était très qualifié pour répondre aux attentes des fidèles, notamment sur les questions d’héritage et de l’interprétation des rêves.
C’est un imam très compétent, il avait la connaissance des textes pour déduire les jugements religieux. Sur les pas de ses aïeuls, Omar, Khoudir et Chadli, Mohamed Chérif Ellouezzane reste un prédicateur prêcheur hors pair, un éducateur serein, tolérant, modeste, humaniste tirant son essence et sa quintessence de ses croyances religieuses, un véritable érudit plein d’humilité et d’affection, d’une voix éloquente. Il ne cessait d’attirer les fidèles qui l’écoutaient attentivement.
Âgé de 82 ans et 6 mois, Si Mohamed Chérif Ellouezzane décède le 26 novembre 1989 à Constantine. Il laisse derrière lui trois garçons et cinq filles. Et pour clore, il n’y a pas mieux que cette phrase laissée pour la postérité par cheikh Abdelhamid Benbadis qui résume, à elle seule, le parcours de cet illustre Faqih : «Les nations vivantes le sont par leurs savants, leurs penseurs et leurs génies qui ont laissé leur empreinte dans les différents domaines de la vie, et particulièrement dans les domaines intellectuels…»
Par Mohamed Ghernaout
Enseignant et auteur d’ouvrage sur le théâtre en Algérie