En Tunisie, Bochra Belhadj Hmida est une figure du mouvement des droits de l’homme, notamment ceux des femmes pour lesquels elle co-fonde la puissante Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) en 1989, qu’elle préside de 1995 à 2001. Avocate, elle est élue avec le parti Nidaa Tounes aux législatives de 2014 à l’Assemblée des représentants du peuple, où elle défend le principe de l’égalité hommes-femmes dans l’héritage. Militant résolument contre la volonté liberticide islamiste et «les dérives» d’Ennahdha, Me Bochra Belhadj Hmida n’en pense pas moins de la volonté du chef de l’Etat, Kaïs Saïed, de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains en violation, comme elle nous dit dans cet entretien accordé à El Watan, de la Constitution et du contrat entre le pouvoir politique et les citoyens.
- Le président tunisien, Kaïs Saïed, vient de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature qu’il accuse de partialité. Que pensez-vous de ce nouvel épisode de la crise politique en Tunisie ?
Il est évident que la crise était déjà là avant le 25 juillet et dans toutes ses dimensions, à savoir économique, financière, sociale et sanitaire à cause de la Covid-19. A quoi s’ajoutent le mauvais fonctionnement des institutions, notamment du Parlement, et les violences qui s’y sont produites, et d’une manière générale la régression de l’image de la classe politique (à tort ou à raison).
Donc, disons que l’intervention était sollicitée, sinon attendue par une partie de la population. Malheureusement, l’intervention du chef de l’Etat s’est faite en violation de la Constitution, qui demeure le contrat entre l’Etat et les citoyens. La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature élu est un pas de plus vers l’Etat de non-droit et la mainmise du Président sur tous les pouvoirs.
Bien sûr, le CSM n’était pas impartial et loin de prendre les décisions justes, de par sa composition. Mais ce n’est pas une raison pour le dissoudre, parce que mettre la carrière des juges entre les mains d’une personne, en l’occurrence le Président, ne peut pas être une garantie, loin de là, d’autant qu’il est loin lui-même d’être impartial et objectif.
- Six mois après le gel du Parlement, le chef de l’Etat concentre tous les pouvoirs. Les Tunisiens avaient accueilli favorablement ce qui ressemblait à un sauvetage face au blocage de la vie politique, ce sentiment est-il toujours le même ?
D’après les sondages, il semble qu’il a encore la confiance d’une bonne partie de la population et une partie de l’élite, celle notamment ambitieuse ou habituée à être ouvertement ou discrètement du côté du pouvoir. Mais il est clair que la société civile (à quelques exceptions près) ainsi que la majorité écrasante des partis politiques et l’élite ont perdu leur enthousiasme et commencent à craindre le pire.
- La mort d’un manifestant d’Ennahdha à cause de violences policières, et l’emprisonnement d’un dirigeant du parti provoquent des crispations et une condamnation unanime de la méthode du chef de l’Etat. Ses méthodes risquent-elles de liguer contre lui les ennemis islamistes/démocrates ?
Les violations des droits humains (qui n’ont jamais cessé), la politique de deux poids deux mesures, la violence des discours et la diabolisation de l’opposition ont déjà ligué contre lui presque tous les courants et partis politiques.
- Le Président a promis, dans un discours prononcé en décembre dernier, d’organiser des élections législatives dans une année. Pensez-vous qu’il peut tenir d’ici là ?
Je ne peux pas répondre à cette question. Mais ce que je crois, c’est que s’il continue à vouloir tout détruire sans avoir une vision et un projet clair de reconstruction, c’est la Tunisie qui ne tiendra pas.
- Le PDL de Abir Moussi monte en flèche, comment expliquez-vous ce retour en grâce des anciens du RCD ? Est-ce à cause de la déception envers Saïed ? Est-ce à cause du vide laissé par les forces ayant porté la révolution ?
A mon avis, ça s’explique par la nostalgie de la sécurité et d’un Etat-providence qui pouvait assurer un minimum de moyens de survie aux plus démunis et un certain confort à la classe moyenne. Mais c’est aussi à cause de l’échec de toute la classe politique (surtout celle qui a été au pouvoir pendant dix ans) qui a été incapable de présenter et d’entamer les reformes pour lesquelles les Tunisiens et Tunisiennes ont fait leur révolution, et qui s’est avérée assoiffée de pouvoir sans savoir en faire un bon usage.
- Neuf ans après l’assassinat de Chokri Belaïd, ses assassins ne sont toujours pas connus et la Tunisie qu’il a rêvée semble encore loin...
Absolument ! Mais je demeure convaincue que la Tunisie rêvée par le grand Chokri Belaïd, celle de la vérité, de l’intelligence et de la justice, ce «jardin au cent roses», verra le jour.