Deux journalistes, un chauffeur et un autre employé du journal ont payé le prix le plus cher, celui de la vie dans ce combat pour une Algérie démocratique. «Leur sacrifice ne sera jamais vain. Nous n’avons pas le droit au désespoir, même si ce journal disparaît dans des conditions incompréhensibles et injustifiables».
Il est midi et demi en ce mercredi 13 avril quand Hassan Ouali, le directeur de rédaction, et Abrous Outoudert, le directeur de publication, appellent à la dernière réunion de rédaction du quotidien Liberté.
Les deux responsables s’attablent avec quelques journalistes en attendant que les retardataires arrivent. Le journal a prévu une édition spéciale, offrant tous ses espaces à ses journalistes pour exprimer ce qu’ils ressentent par rapport à cette disparition programmée et actée alors que personne ne l’attendait ni ne la voyait venir.
«Cela va être le journal des journalistes qui ont fait ce journal pendant 10 ou 20 ans. Je suis content d’être là, même si je dois assister à sa mort», dit Abrous, qui a longtemps dirigé cette rédaction et qui fait partie des fondateurs du titre. En fin de journée, il est prévu un iftar collectif, comme un dernier repas du condamné mais aussi histoire de prolonger un peu plus les adieux, de retarder un tant soit peu l’échéance fatale.
Dehors, il pleut à verse sur Alger depuis les premières heures de la matinée. On sent qu’il pleut aussi dans le cœur de tous les présents, mais chacun essaie de plaisanter, de lancer une vanne, un mot d’esprit pour exorciser cette tristesse pesante, cette atmosphère funèbre. Ce n’est jamais facile de se séparer de ses compagnons de 10 ou 20 ans, de perdre son travail, sa raison de vivre et de se lever chaque matin pour se mettre devant son micro.
Hamid Saidani est l’un des premiers à s’exprimer. «Pour tous, Liberté n’est pas seulement un travail, c’est une famille, un combat, un idéal. Je suis vraiment ému de parler de la mort de Liberté. C’est un jour d’enterrement. J’ai perdu mon père une dizaine de jours avant l’annonce de la mort de Liberté, mais je n’ai pas ressenti toute cette douleur de perdre ce journal pour lequel j’ai donné 28 ans de ma jeunesse», dit-il avant de se taire, vaincu par l’émotion.
Comme lui, tous ont passé 10, 15, 20 ans ou plus dans un journal auquel ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes. Farid Belgacem, lui, comptabilise 24 ans dans le journal. «C’est toute ma vie, ma famille», dit-il. Meziane : «C’est une partie de ma vie qui disparaît.» Tous essaient de trouver le mot juste, le ton juste sans se laisser submerger par l’émotion. Tristesse et colère.
Tous acceptent difficilement cette «mise à mort» programmée. Le journal pouvait continuer à vivre. Pour Ali Boukhlef, c’est la mort d’une certaine idée de la presse. «Ce n’est pas un outil de travail que nous perdons, mais un outil des luttes démocratiques, du pluralisme et de la liberté d’expression. Ce n’est pas la mort d’un organe mais d’une certaine idée de la presse et de la liberté. L’avenir est sombre», conclut ce journaliste spécialisé dans les questions politiques.
Lyes Menacer souligne qu’il a travaillé dans plusieurs journaux, mais Liberté reste un moment exceptionnel de sa carrière. «Nous espérons rebondir avec la même équipe pour une autre aventure», dit-il. Djillali Benyoub, autre vétéran du journal, pense, lui, que la disparition de Liberté signe la fin d’un cycle et la fin de l’un des plus grands acquis d’Octobre 1988. «C’est la fin de la presse indépendante et de la presse privée. Nous allons nous séparer dans quelques heures, au revoir et merci», conclut Djilali.
«Nous ne gagnons que la reconnaissance de nos lecteurs»
Pour ceux qui ont atteint l’âge de prendre leur retraite ou comptabilisent assez d’années d’expérience pour y prétendre, c’est un moindre mal. Les autres vont tout simplement se retrouver au chômage à un âge où les responsabilités familiales, les enfants et l’appartement ou la voiture achetés à crédit pèsent très lourd. «Je vais vous dire la vérité. Cette fermeture je la vis comme une sorte de hogra», clame Samir du haut de ses 28 ans de présence à Liberté.
Entre-temps, les correspondants du bureau régional de Tizi Ouzou, Koceila Tighilt et Samir Leslous, viennent d’arriver et on tient tout de suite à leur donner la parole. Koceila préfère évoquer cette «période de résistance symbolisée par la presse libre» lorsque les gens à Iferhounen, Illilten et ailleurs faisaient la queue devant le buraliste et le libraire pour avoir leur journal.
On oublie qu’un journal, c’est aussi et avant tout les correspondants un peu partout dans le pays profond et qui font un travail dangereux et ingrat, loin des feux de la rampe, pour donner un peu de visibilité à ceux qui sont dans l’ombre et à ceux qui ont rarement droit à la parole. «Au bout du bout, nous ne gagnons que la reconnaissance de nos lecteurs, de tous ces gens qui n’ont que ce journal pour rendre compte de leurs préoccupations quotidiennes, de leurs problèmes et de leurs espoirs», dit-il.
Hassan Ouali, pour sa part, tient à rappeler que l’histoire de Liberté se confond avec celle du pays, du moins cette Algérie qui combat pour des idéaux de justice sociale et de démocratie.
«Liberté était porteur d’un idéal. C’est ce qui a été son moteur et son carburant. Il a toujours milité pour un socle de valeurs humanistes et universelles, comme le progrès, l’émancipation, l’égalité des sexes, la liberté de conscience et la liberté d’opinion. Nous devons être fiers de notre parcours», dit-il. Il tient également à rappeler que quatre de ses membres sont morts assassinés.
Deux journalistes, un chauffeur et un autre employé du journal ont payé le prix le plus cher, celui de la vie, dans ce combat pour une Algérie démocratique. «Leur sacrifice ne sera jamais vain. Nous n’avons pas le droit au désespoir, même si ce journal disparaît dans des conditions incompréhensibles et injustifiables», dit-il. Il rappelle, par la même occasion qu’un autre journaliste de Liberté, Mohamed Mouloudj en l’occurrence, croupit arbitrairement en prison depuis des mois.
On donne la parole à sa femme, présente à la réunion. Emue et émouvante, Louiza Mouloudj trouve la force de dire des mots très justes : «C’est une double peine pour lui. La prison et la mort de son journal. S’il retrouve sa liberté, il ne retrouvera pas Liberté», dit-elle.
L’avocate et militante politique Zoubida Assoul a tenu à se déplacer à la rédaction pour apporter son soutien et marquer sa solidarité avec «un journal qui a toujours été un espace de débats contradictoires et qui a toujours été là pour parler des problématiques de toute la société sans tabous». «Je tiens à rendre hommage à Liberté, qui nous a toujours accompagnés, qui a été aux côtés des partis politiques qui subissent des harcèlements de toutes sortes et qui a soutenu toutes les parties de la société civile», dit-elle en regrettant au passage la perte de cet espace qui permettait à tout le monde de s’exprimer.
Un moment qu’il faut dépasser
Le dernier à s’exprimer est le chroniqueur Mustapha Hammouche, comme dans son espace habituel de la dernière page. «Mus», c’est le doyen, l’aîné, c’est cette voix de la pondération et de la clairvoyance, que tout le monde respecte. «Je ne vais pas spéculer sur les réelles raisons de la disparition du journal, mais sa signification est que c’est un moment d’échec pour le combat pour les libertés.
Pour moi, cette fin d’aventure vient avec le temps de la retraite. Je suis en fin de carrière mais je pense beaucoup à vous tous, plus jeunes que moi, qui ont entamé leurs carrières dans ce journal ou l’ont rejoint après une courte carrière ailleurs et qui se retrouvent aujourd’hui avec un vaisseau brûlé et sans destination précise», dit-il.
Pour Mustapha Hammouche, même avec toutes ses faiblesses, la perte de Liberté est un drame pour le pays qui a plus que jamais besoin de repères, tels que ce quotidien.
«C’est le militantisme qui m’a amené au journalisme. Le jour où j’ai quitté le militantisme organique, j’ai trouvé dans la chronique un moyen de poursuivre le combat démocratique», poursuit le chroniqueur qui a d’abord été au Soir d’Algérie, du temps de Zoubir Souissi pendant quatre ans, avant de faire «une longue carrière à Liberté en toute liberté». «Je partage la déception générale, la déception de les journalistes de Liberté, ses collaborateurs, ses amis et ses lecteurs.
Ce que j’ai à dire de mon expérience est que pour tous ceux qui conçoivent le journal comme un lieu de combat, ce n’est pas fini. J’ai intégré un parti et j’en suis sorti et je pense que le modèle de lutte organique et partisan n’est pas réussi. J’ai trouvé plus de satisfaction dans mon combat de journaliste que de militant politique. Au moment où l’on s’attendait le moins, le peuple s’est soulevé.
Avec un discours cohérent, comme par miracle. J’y ai vécu la période la plus exaltante de ma vie militante et professionnelle, car j’étais à la fois observateur et acteur de ce mouvement, alors que la veille, le 21 février 2019, je ne croyais plus en la possibilité d’une résurgence révolutionnaire de ce peuple. Je veux dire par cet exemple qu’il y a de l’espoir au plan politique et au plan professionnel. Ne vous découragez pas. C’est un moment qu’il faut dépasser et vous verrez qu’on se retrouvera…», conclut le Mustapha Hammouche.
Que faire maintenant ? Lancer un nouveau titre ? Un site d’info ? Laisser ce formidable capital humain et professionnel se perdre ? Des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponse chez tous ceux que nous avons approchés. «Vu le contexte politique et cette volonté affichée de fermer le champ politique et médiatique, ce n’est pas du tout évident», dit l’un des journalistes.
«Pas question de céder au désespoir !» tranche Hassan Ouali. «Ce n’est pas la fin de l’histoire. C’est la fin d’une époque», dit-il, ajoutant que «le collectif de Liberté nourrit l’ambition de poursuivre cette aventure sous une autre forme qui reste à trouver et à discuter», conclut le directeur de rédaction qui vient de nous dévoiler la dernière une avec ces mots simples : «Au revoir et merci».