Après un long sommeil, le CADC a décidé d’ouvrir ses tiroirs, La dernière reine et La cinquième saison d’Ahmed Benkemla, puis Abou Leila de Amin Sidi Boumediène à la Cinémathèque d’Alger. Déstabilisant et stressant, comme une séquence intérieur-nuit des années terrorisme.
Au milieu des immeubles fraîchement repeints en blanc de la rue Ben M’hidi, par ailleurs titre d’un film de Bachir Derraïs toujours bloqué et sur lequel on reviendra, la petite et célèbre Cinémathèque d’Alger poursuit son inlassable travail de cinéphilie.
Cette fois c’est Abou Leïla, sorti en 2019 et produit par Thala, rapidement projeté puis disparu. Pour Amin Sidi Boumediène, scénariste et réalisateur de ce premier long métrage, il ne s’agit pas de parler du premier trauma suite à la guerre d’Algérie et qui a généré beaucoup de films, mais de la deuxième séquence post-traumatique des années terrorisme.
L’Algérie, ayant réussi au passage ses deux crash-tests, l’externe en 1962 avec ses conséquences psychologiques et l’interne dans les années 90 avec d’autres effets psychiatriques, c’est sur ce dernier que s’attarde Abou Leïla dans une ambiance à la David Lynch, du sang, du sable et du pneu pour ce road movie vers le désert, qui roule sur les convenances cinématographiques. Nous sommes en 1994 et tout commence par un assassinat, la suite n’étant pas vraiment une suite mais une histoire qui tourne en boucle comme une obsession meurtrière, la non linéarité du film ayant déstabilisé de nombreux spectateurs. «On n’a rien compris à l’histoire», de l’avis presque général, ce qui n’a pas empêché chacun de suivre avec attention ce puzzle déchiré jusqu’à la fin.
Comment filmer la folie
A la Cinémathèque d’Alger, l’entrée est gratuite, ce qui ne signifie par pour autant que l’on va en sortir indemne. En effet, Abou Leïla est très perturbant, d’abord par son renvoi à cette période sanglante des années 90, ensuite par l’image, dressée de main de maître par le directeur photo japonais Kanamé Onoyama qui a notamment fait l’image des saisons 2 et 3 de Top Boy pour Netflix ainsi que Inshallah a boy d’Amjad Al Rasheed, lauréat Final Cut à la Mostra de Venise 2022.
En ajoutant à ce tableau instable monté sans trépied Slimane Benouari qui joue tellement bien le schizophrène qu’on a l’impression qu’il a la carte du club, encadré par Lyes Salem qui n’est pas non plus sain d’esprit, fuyant le Nord sauvage violence pour se retrouver dans le désert confrontés à leur propre violence, le tour est joué, tout le monde est fou, y compris le policier du Sud avec sa fausse nonchalance, Samir El Hakim. Un film pour ceux qui ont connu ces années folles ?
Pas vraiment, Amin Sidi Boumediène, né en 1982, n’avait que 10 ans à ce moment et évite la question centrale, c’est le terrorisme qui rend fou ou la folie qui engendre le terrorisme ? Car cet affrontement entre services de sécurité aux éléments qui se dérangent et terroristes déjà largement désaxés, pose un autre problème, l’explication de la folie est contestée par les sociologues, politologues et coiffeurs, comme dans les films américains où l’assassin convoque la démence et finit dans un asile avec de bons repas chauds au milieu de la verdure au lieu de la prison froide et dure. Mais qu’y avait-il avant ?
Les premiers éléments
La Cinémathèque d’Alger est aussi un centre, le CAC, pour Centre algérien de la cinématographie, à ne pas confondre avec le CADC, Centre algérien de développement du cinéma, considérée d’ailleurs comme la première en Afrique et dans le monde arabe et la seconde dans le monde en matière de nombre de films stockés. C’est là qu’au milieu d’affiches de vieux films, on réalise qu’il y a eu d’autres réalisateurs.
En effet, autour du drame des années 90, il y a eu des œuvres, dans le feu de l’action comme Bab El Oued City, 1993, où, pendant le tournage, les meurtres d’intellectuels dont celui du poète Tahar Djaout se poursuivaient, et Le Démon au féminin de Hafsa Zinaï Koudil, 1993.
Plus tard, c’est Le harem de Madame Osmane de Nadir Mokhnèche en 1999, Le repenti, encore de Merzak Allouache 2012, Viva L’Aldjérie, encore Moknèche, ou Rachida de Yasmine Chouikh, L’arche du désert et Youcef, de Mohamed Chouikh. Tous avec ce point commun, parler du terrorisme et de son impact. De ce point de vue Abou Leïla n’est donc pas le premier à attaquer le problème mais amène une vision différente. Le terrorisme a un lien avec la folie des hommes, le film est donc une folie. De l’homme.
L’explication zoologique
Là, c’est bien la faute de la Cinémathèque, qui aurait pu interdire le film aux moins de 12 ans. Gore, violent, mortifère, le sang y est partout et peut heurter la sensibilité de certains. Mais la violence n’est pas gratuite, justifiée par le thème et le propos et entre moutons, guépards, ânes et chiens, on pourrait même prendre Abou Leïla comme un documentaire animalier métaphorique. Les hommes sont des guépards pour l’homme, surtout si ce dernier est un mouton, tout autant victime qu’auteur de sacrifices, sur le mode qui tue un œuf, tue un bœuf, qui égorge une poule, égorge une foule.
Entre rituels et égorgements (d’animaux par l’homme et d’hommes par des animaux), pas de chance, ou si, pour Amin Sidi Boumediène, la projection est tombée avec l’aïd du sacrifice. Y a-t-il un lien ? Oui et non, mais à la question «y a-t-il un cinéma algérien ?» Amin Sidi Boumediène répond : «Il y a des films et il y a des Algériens qui font des films.» Donc pas vraiment, ou si, entre individus et collectif, même si la psychiatrie pourrait être l’avenir du cinéma algérien.
Ailleurs, il y a même un festival Psy à Lorquin, en France, et ce n’est pas un hasard si l’Algérien Malek Bensmaïl y a obtenu un prix pour son film, Aliénations (2003) qui montre les psychiatres algériens face à la lente désintégration d’une société et ses difficultés pour définir son identité collective et nationale.
La folie dans le cinéma, c’est peu ou trop, et pour Abou Leïla, il faut évidemment se demander s’il faut être fou pour faire un film fou de fous. Amin Sidi Boumediène, encore lui, répond que «non, pas forcément, mais il faut peut-être demander à l’autre Amin» précise-t-il en riant, chaque Algérien(n)e, normalement constitué(e) possédant son propre double inversé en lui-même.
Bref, le cinéma peut être une thérapie, ou pas, mais en tous cas, à la Cinémathèque d’Alger, la climatisation ne fonctionnait pas bien, comme pour la Salle Afrique où elle était carrément inexistante. En été, c’est de la folie.
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