Le Pakistan se voit entraîné dans un avatar inattendu du conflit au Moyen-Orient par un Iran qui cherche à sauvegarder son statut dissuasif de puissance militaire régionale et à anticiper des attaques contre sa sécurité, à l’image du double attentat meurtrier, début janvier, qui a ciblé le pays.
Réplique inattendue et assez spectaculaire de la guerre contre Ghaza qui confirme que la tension peut avoir des complications insoupçonnés : le Pakistan, seul pays musulman à disposer de l’arme nucléaire, se voit entraîné dans un avatar du conflit par un Iran qui cherche à sauvegarder son statut dissuasif de puissance militaire régionale et à anticiper des manœuvres de déstabilisation, à l’image de l’attentat meurtrier qui a ciblé le pays début janvier.
Deux bombes avait explosé mardi 3 janvier, tuant plus de 85 personnes parmi la foule venue commémorer, à Kerman, la mort de Gahassem Soleimani, un des commandant du corps des Gardiens de la révolution iranien et faisant figure de héros national, ciblé par un drone américain il y a trois ans. Du point de vue de Téhéran, même revendiqué par le groupe terroriste Etat islamique ( EI), l’attentat – le plus meurtrier depuis plus de quatre décennies – est conçu par Tel-Aviv et exécuté par ses relais dans la région, pour lui faire payer son engagement en faveur de la cause palestinienne et surtout ses soutiens, financiers et militaires, au mouvement Hamas et au groupe Ansar Allah houthis au Yémen.
Aux obsèques des victimes du double attentat, les hautes autorités du pays, menées par le président Ebrahim Raïssi, se sont engagées à venger les morts et à mener la riposte à la hauteur des enjeux que l’agression pose à l’Iran. «Sachez que l’initiative nous appartient. Nos forces choisiront les lieux et le moment d’attaquer», avait menacé le Président. Le chef des Gardiens de la révolution, corps paramilitaire et idéologique chargé de la protection du système des mollahs, également présent aux funérailles, a directement accusé Israël et les Etats-Unis d’avoir téléguidé les attentats en actionnant leur «mercenaire» attitré qu’est l’Etat islamique.
L’Iran est donc quasiment en guerre déclarée, après avoir évité depuis octobre dernier, date des attaques du Hamas contre Israël, toute trajectoire d’implication directe. Dans l’élan, Téhéran prend le risque de soulever des vagues d’hostilité diplomatique dans le voisinage et d’accentuer son isolement régional et international.
Guerres préventives et enjeux de suprématie
L’offensive iranienne a débuté dans la nuit de lundi à mardi derniers, par des tirs de missiles balistiques sur des cibles «terroristes» ou des cellules de renseignement hostiles au Kurdistan irakien et en Syrie. L’objectif de l’opération était, selon les forces armées iraniennes, la destruction de repaires d’espions actifs au service du Mossad, service de renseignement israélien. S’élevant contre une atteinte à la souveraineté du pays, les autorités irakiennes réagissent par la convocation du Chargé d’affaires iranien à Baghdad et la menace de porter plainte auprès du Conseil de sécurité de l’ONU.
En Syrie, l’état- major des Gardiens de la révolution affirme avoir détruit des centres de commandement liés notamment à l’EI et planifiant des attaques terroristes sur le sol iranien, mais aussi des assassinats ciblés contre des cadres et officiers des mouvements dits de «l’axe de résistance» contre Israël (Hezbollah et Hamas notamment). Vingt-quatre heures après ces attaques, c’est vers le sol pakistanais qu’ont été orientés les missiles et drones iraniens, pour là aussi cibler officiellement des bases appartenant à un «groupe terroriste», en l’occurrence Jaish Al Adl, ou Armée de la Justice.
Le mouvement fait partie d’une constellation d’organisations séparatistes armées que Téhéran juge susceptibles d’être embarquées par Israël et les Etats-Unis dans des plans visant sa sécurité. A la différence des autorités syriennes et irakiennes, celles d’Islamabad ne se sont pas contentées des voies diplomatiques pour protester. Moins de 48 heures après les attaques iraniennes sur son sol, le Pakistan, qui dénonce avec force une atteinte à sa souveraineté territoriale, se fait justice par des frappes similaires en sol iranien en déclarant viser à son tour des poches terroristes actives et hostiles.
Ces échanges de tirs ont fait officiellement quatre morts du côté pakistanais et neuf morts du côté iranien ; une première dans l’histoire des relations entre les deux pays marquée jusqu’ici par des égards mutuels et une sérénité historique, malgré une bande frontalière commune de près d’un millier de kilomètres, où prospèrent des mouvements de rébellion larvée, et des situations nationales respectives assez souvent mouvementées. Islamabad menace de ne pas en rester là. En déplacement en Suisse, pour participer au Forum annuel de Davos, le Premier ministre pakistanais, Anwaar-ul-Haq Kakar, a décidé de rentrer hier pour présider dans l’après-midi un Conseil de sécurité nationale consacré au sujet.
L’état-major de l’armée ainsi que les responsables des services de renseignement devront plancher sur les suites à donner après la riposte à chaud de jeudi dernier. Le contexte préélectoral dans le pays (des législatives y sont prévues le 8 février prochain) devrait peser, cependant, d’une manière ou d’une autre, dans les décisions. De même que la tension permanente sur la frontière est avec le rival historique et voisin indien et ce qu’elle coûte comme mobilisation continue, devrait inciter Islamabad à privilégier la réserve sur le front iranien.
La Chine en pompier
L’ensemble des réactions internationales aux derniers développements s’accordent sur l’expression d’une grande inquiétude devant ce glissement subi vers un conflit ouvert entre les deux puissances militaires régionales, d’autant que l’une dispose ouvertement de l’arme nucléaire et l’autre traîne des présomptions de potentiel nucléaire militaire, dont la portée réelle reste inconnue.
Le potentiel balistique de Téhéran est quant à lui reconnu comme redoutable. Les forces de frappe respectives des deux armées viennent de leur valoir un classement dans le top 20 mondial des machines de guerre les plus puissantes, selon les critères du très consulté Global firepower. L’avantage paraît, cela dit, aller aux forces armées pakistanaises, avec une septième place mondiale, comparée à la 17e place qui échoit à leurs homologues iraniennes.
La Maison-Blanche, qui ne rate pas l’opportunité pour souligner le rôle «perturbateur» de Téhéran, appelle les deux parties à «la retenue», pour éviter «une escalade en Asie du Sud et en Asie centrale». «Il s’agit de deux pays bien armés et, une fois encore, nous ne voulons pas assister à une escalade», a notamment déclaré John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale à Washington. Le secrétaire général de l’ONU, Antònio Guterres, s’inquiète pour sa part de l’éruption de ce nouveau foyer de tension. Il «exhorte les deux pays à faire preuve d’une retenue maximale» et de privilégier les voies du dialogue pour contenir le conflit.
La Chine, déjà fort indisposée par les retombées du conflit au Moyen-Orient et son impact sur ses prévisions de croissance économique, ne veut pas laisser les choses dégénérer dans le périmètre asiatique. Des dizaines de milliards de dollars ont été investis par la puissance chinoise au Pakistan dans le cadre de son mégaprojet de Nouvelles routes de la soie, alors que les échanges commerciaux avec l’Iran sont au plus haut depuis une dizaine d’années, notent des spécialistes cités par l’AFP.
La densité des liens économiques se prolongent par ailleurs par des liens diplomatiques de haute facture avec les deux capitales. Pékin est donc décidé à mettre à profit cette équidistance pour peser de tout son poids et maîtriser le début d’incendie. «La Chine est prête à jouer un rôle constructif dans la désescalade de la situation si cela est estimé nécessaire», propose le ministère des Affaires étrangères chinois, soulignant que «l’Iran et le Pakistan sont des voisins proches et des pays amis de la Chine, qui jouissent d’une influence significative».
Les deux diplomaties prônent l’apaisement
A l’entame de la réunion du conseil de sécurité nationale, convoqué hier par le Premier ministre pakistanais, Anwaar-ul-Haq Kakar, Islamabad a fait savoir qu’un échange téléphonique a eu lieu entre le ministre des Affaires , Jalil Abbas Jilani, et son homologue iranien, Hossein Amir-Abdollahian, plus tôt dans la matinée, et a traité de la crise survenue entre les deux pays à la suite de la subite escalade militaire meurtrière aux frontières.
«M. Jilani a exprimé la volonté du Pakistan de travailler avec l’Iran sur tous les sujets sur la base d’un esprit de confiance mutuelle et de coopération», indique un communiqué du ministère des Affaires étrangères à Islamabad. Le document ajoute que l’accent a été mis sur la nécessité d’une coopération plus poussée pour traiter des différends sécuritaires entre les deux pays.
Voilà qui semble clore une parenthèse de tension qui, durant la semaine dernière, a fait craindre une montée des périls dans cette région sensible du monde. Les décisions du Conseil de sécurité nationale, rassemblant les détenteurs des manettes militaires et sécuritaires du pays, devaient confirmer cette tendance à l’apaisement, d’autant que les deux capitales sont interpellées par d’autres priorités que celles de s’engager présentement dans un conflit bilatéral. M. S.