Il n’est pas aisé de rendre compte du dense, bien qu’aéré, Les oasis au fil de l’eau d’Abderrahmane Moussaoui. Leurré en général par une fascination condescendante du Sahara, le lecteur est expertement soustrait de cette perception «exotisante» des oasis rouges du Touat-Gourara-Tidikelt.
Sous-région de la Saoura, elle se singularise des autres territoires du grand Sud par l’existence de la foggara comme des fameuses qasria (répartiteur en forme de peigne) qui, à leur bout, subdivisent leurs eaux cristallines à travers une multitude de séguias courant vers les majan (réservoir) qui les recueillent afin d’irriguer au moment opportun les gammouns (carrés) protégés de l’insolation intense par l’ombrage des dattiers.
Patiemment et graduellement, ne négligeant nullement les aspects techniques, Moussaoui nous fait découvrir ce blad at-tlig, pays du lâcher des eaux qui renvoie au majan, en opposition à blad aj-jbid, pays du halage (du puisage) dans le reste du Sahara. Il consacre les 2/3 de son ouvrage à installer le lecteur dans l’intelligence d’une civilisation de la foggara qu’il n’imaginait pas, une civilisation qui, à l’instar de celle de l’écriture ou du numérique, a participé à l’histoire et à l’organisation sociale, économique et culturelle de ces oasis. En effet, expose-t-il, pierre angulaire de l’économie oasienne, le système des foggaras a façonné autant l’espace physique que l’espace social, aboutissant à une structuration de la société oasienne.
Cette dernière a ainsi fondé ses représentations et ses hiérarchisations dans le meilleur comme dans le pire en ce qu’il a d’effroyablement inique tel le despotique système de castes, proche de l’esclavage, avec au sommet les Shurfa et les Mrabtin, en bas de l’échelle, les Abid et les Hratin et dans l’entre deux les Hrar. De la sorte, fruit de travaux de recherche de terrain et de fouilles bibliographiques depuis le début des années 1980, soit sur 40 années, cet essai s’écarte des études qui, avant lui, hormis Lecture de l’espace oasien de Nadir Marouf, ont principalement tenté de percer le secret de cet «aqueduc souterrain» vraisemblablement apparu au XIe siècle d’abord à Tamentit, «la Palestine touatienne», dans une région où il ne pleut pas plus de 14mm/an !
De la sorte, dans perspective résolument anthropologique, l’ouvrage appréhende le système de la foggara comme une œuvre de civilisation sous-tendue par des usages et des pratiques relevant à la fois de l’histoire, de la géographie, de la culture, de la technique et des croyances. Le travail engagé est si méticuleux que Moussaoui s’est astreint dans ses fouilles bibliographiques jusqu’à vérifier la fiabilité des citations d’auteurs constituant des références en la matière. Ainsi, à la page 245, il débusque une imposture dans une inexistante assertion attribuée à Charles de Foucauld durant sa période de vie d’explorateur avant qu’il n’embrasse la fonction d’ecclésiaste.
En outre, défiant le mythe du règne exclusif de la culture de l’oralité en pays oasien, l’anthropologue s’appuie également sur l’enquête scripturale, rappelant l’existence d’une multitude de bibliothèques privées, les khizanate, rassemblant des quantités considérables de manuscrits anciens détenus dans les ksars. Il consulte en particulier les zmam, ces registres des eaux tenus pour chaque foggara, des documents étonnamment dédaignés par la recherche.
Et puis, cet essai qui recourt agréablement si peu aux notes de bas de pages, ne perd jamais de vue le lecteur néophyte, s’astreignant à un style alerte. Il le titille même par une malicieuse mystification grâce à un titre jouant de la séduction qu’opère sa poéticité, réelle au demeurant, mais qui finalement s’avère être la traduction littérale de khayt el ma, une expression technique qui renvoie à la nécessité de maintenir un certain niveau de l’eau coulant le long de la foggara, ni haut, ni bas, dans une déclivité qui permet un écoulement gravitaire, ni rapide, ni lent.
Quant au sous-titre qui évoque le pivot d’aspersion aux antipodes d’une agriculture oasienne basée sur l’économie de l’eau et la création d’un microclimat, il laisse supposer au lecteur une critique à caractère écologique quant au déclin de cette agriculture respectueuse de l’environnement au profit du pivot d’aspersion sur les étendues sahariennes.
Puis, jusque-là, alors qu’on croit avoir tout compris, l’ouvrage opère une déconstruction qui détricote les raisons de la mort de cette civilisation de la foggara dont le déclin a été entamé dès le …XVIe siècle avec le déclin du commerce caravanier transsaharien mettant définitivement fin à une économie basée sur la complémentarité entre les sédentaires oasiens et les nomades.
Le coup de grâce est arrivé au début du XXe avec la pénétration coloniale au Sahara et l’introduction du marché capitaliste. Cependant si aujourd’hui, cette mort est effective dans les grands centres, comme à Timimoun et Adar, c’est encore la foggara qui entretient et le lien social dans les petits ksars de la périphérie. Elle perdure parce que l’agriculture est un pis-aller, face à l’absence, à l’instabilité et à la précarité de l’emploi sur les chantiers. D’activité principale, note Moussaoui, l’agriculture est devenue une sorte de repli quand il n’est plus possible de faire autrement pour gagner sa vie.
Il s’agit d’une survivance en contradiction avec le nouvel environnement économique en porte à faux avec une structure sociale archaïque qui a constitué jusque-là le sous-bassement de l’économie oasienne. En effet, et c’est fort heureux, constate Moussaoui, «il n’y a plus de ‘Abid et les Hratin ont achevé leur émancipation». Au bout du compte, le touffu Les Oasis au fil de l’eau qui fourmille de tant d’informations, lève bien des équivoques et nous restitue une région tellement méconnue. Il est à lire de toute urgence et pourquoi pas à le relire.
Les Oasis au fil de l’eau - De la foggara au pivot,
Essai d’Abderrahmane Moussaoui
280 pages, Chihab éditions
Prix : 1350DA