On dit que l’histoire est bien injuste avec les hommes. Alors avec les femmes, qu’est-ce que ça doit être ? Pire...
Par Hamid Tahri
Ses fidèles auditeurs et auditrices la suivaient en grand nombre et ne manquaient pas de dire à haute voix à quel point son émission «A cœur ouvert» les captivait. Un énorme succès d’audience, parce que Leila avait su avec tact, talent et intelligence les mettre en confiance. Les thèmes débattus, classés dans la case «tabou», sortaient de l’ordinaire et pas que. Ils appuyaient sur «la main qui fait mal», à savoir les sujets ayant trait à la féminité, la mal-vie, la sexualité, la place de la femme dans la société, son infériorité supposée, son rapport aux hommes.
De quoi casser des préjugés et ébranler des convictions et des conformismes bien ancrés. Chaque émission était une belle leçon d’amour, de tolérance, de vérité, de réconfort et de solidarité. Dans toute cette ambiance intime et feutrée, en pleine nuit, tous ceux et celles qui intervenaient en direct, librement, en assumaient publiquement leurs propos sans se sentir jugés. Depuis si longtemps, Leila a accompagné ses auditeurs, de son jugement, de son écoute attentionnée, de la singularité de son tempérament.
On la croit journaliste, elle est plus que cela : confidente, donnant plus de conseils et moins de parti pris, attentive à son temps, curieuse et détachée, soucieuse d’élégance. De son métier, elle aura sans doute beaucoup joui parce qu’elle l’a choisi et aimé, sans rien en attendre en retour, même pas les honneurs qu’elle aurait mérités sans conteste, au regard de son riche parcours fécond. Heureusement, Youcef Aït Tahar, le dynamique président du Cercle des anciens de l’information et de la culture, s’en est chargé, en rendant justement, aujourd’hui, un hommage appuyé à cette grande dame, reléguée dans l’oubli. Mais notre artiste, forte de caractère, qui n’a perdu que peu de sa superbe, garde le cap, toujours agrippée à ses saines et courageuses certitudes.
CONVICTIONS ET DÉSILLUSIONS
A la question de savoir si la radio est plus intéressante que la télé ou au contraire, elle est effacée par le petit écran, encore plus par les réseaux sociaux, Leila persiste à dire qu’avant, c’est la radio qui comptait. «Personnellement, j’aime l’enchantement du son et je ne changerai pas d’idée. Seulement, le direct est une épée de Damoclès, suspendue au-dessus de nos têtes, et le pire peut arriver à tout moment. Avant l’émission, j’avertis les intervenants en fixant les thèmes et les règles du jeu qui sont acceptés. Sachez bien que c’est le thème qui les guide, donc pas le moindre débordement.
C’est pourquoi il n’y a jamais eu d’incident», commente-t-elle. Le risque éventuel de sortir du contexte, elle avait une manière à elle de ramener l’auditeur en ligne sur son propre terrain. Elle l’oriente comme elle veut. Rien ne peut lui échapper ou aller dans le sens contraire à l’esprit de l’émission en maîtrisant très bien l’auditoire. Cette façon de faire faisait aussi partie de sa force. Les gens de ma génération s’accordaient à dire que Leila était la super voix de la Radio algérienne et l’une des plus belles.
Certains même l’avaient comparée à la célèbre animatrice française Masha Béranger (1941-2009) qui cassait la baraque, en matière d’audimat, par ses émissions confidentielles, regorgeant de confessions destinées aux somnambules, traitant des mêmes questions taboues. Rien de comparable, et Leila dit n’avoir ni affinité ni désir de copier avec celle qu’on appelait la confidente de la Radio française, celle qui écoutait l’un et conseillait l’autre.
Chaque nuit, ils étaient des milliers à vider leur sac dans son émission. Elle confiait, avec sa voix rauque et enrouée, que ce qu’elle faisait était comme une soupape de sécurité, pour permettre aux uns et aux autres de respirer un peu. Pour sa part, Leila défend son originalité, et elle a bien raison, fière de son éducation, de sa façon d’agir pudique et pédagogique, fruit de ses années studieuses devant le tableau noir, lorsqu’elle dispensait le savoir aux enfants à La Casbah. Les émissions nocturnes, c’est du pain béni pour les insomniaques qui combleront le vide en se connectant à la radio pour s’inclure dans des débats passionnants où ils ont enfin leur mot à dire.
La charmante Leila, journaliste animatrice qui a gardé les mêmes traits et la même ferveur, est née à Saint-Eugène (Bologhine) en 1941, où elle a fait l’école primaire, avant d’accéder au secondaire au lycée Lazerges (Frantz Fanon) de Bab El Oued, puis elle a enseigné le français à l’école de la rue du Soudan à la Basse-Casbah, non loin de la mosquée Ketchaoua.
En 1964, elle rejoint la Radio Chaîne III au temps où il n’y avait ni cassettes ni mégaphones. En parallèle, elle s’est mise au piano au conservatoire de musique où sa vocation s’est affinée sur les traces d’une mère épatante, aussi douée au piano, dont elle jouait superbement. «C’est elle qui m’a donné le goût de la littérature et de la musique. J’ai fait aussi du théâtre, j’ai aimé cet art et ça a marché», confesse-t-elle, un sourire en coin. Alors que son père, Boutaleb El Hachemi, était un célèbre avocat qui se déplaçait beaucoup, toute cette floraison artistique est symbolisée par ma dernière émission «A livre ouvert», avec notamment Luc Chaulet, réalisateur, Zahia Yahi, qui maîtrisait parfaitement la musique africaine, le regretté Hafid Amalou et Saïd Bouterfa. Tous étaient sur la même longueur d’onde que moi. Le mari de Leila, le regretté Abdallah Benyekhlef, chef de la rubrique sportive de la III, l’a mise dans le bain de l’émission fétiche «Sport et Musique», en l’exhortant d’aller à la rencontre des sportifs, aux côtés des journalistes attitrés de la balle ronde Rachid Graba, Boucebci Tarik, (Pecos) Hachemi Hantaz, Abderrazak Mebarki. C’était sympathique avec cette émission où je me détendais vraiment, car l’ambiance des stades me plaisait. Dans un autre registre, culturel celui-là, Leila avoue avoir des souvenirs impérissables avec Jean Sénac, Jacques Charbi, ami de l’Algérie, Djamel Amrani.
Elle se souvient avoir réalisé une longue interview avec Kateb Yacine dont une bonne partie a été censurée par le directeur de la Radio de l’époque, Rachid Boumediene, qui, semble-t-il, n’était pas en phase avec ses subordonnés. Même la bande sonore a disparu des archives sans soulever la moindre réaction. A contrario, Leila dit garder un bon souvenir du directeur de la radio M. Zitouni qui a bien marqué son passage. Dans son riche palmarès professionnel, Leila a eu l’honneur à Paris de soumettre au jeu des questions-réponses les penseurs français convertis à l’Islam, en l’occurrence Vincent Monteil, Roger Garaudy et un directeur d’édition dont elle a oublié le patronyme. Tous ont dévoilé les raisons de leur conversion avec des réponses argumentées.
LE STUDIO MAIS AUSSI LE TERRAIN
J’ai aimé cette rencontre de haute tenue dont j’ai tiré beaucoup d’enseignements et qui a constitué indéniablement pour moi un enrichissement certain. «C’est pourquoi j’ai adoré ce métier.» Un métier où se distinguent actuellement de rares exemples, à l’instar de Badiaa Hadad, qui, de mon avis personnel, tient bien la corde et dont la trajectoire est appréciée. Des conseils à donner aux jeunes désireux d’embrasser la même carrière ? «Les éventuels postulants doivent avoir la passion et aimer le métier qu’ils ont choisi et non pas s’engager sans conviction dans cette profession qui est aussi un sacerdoce, pour se faire seulement un nom», assène-t-elle. C’est le conseil qu’elle a donné à son fils Amine Kaïs et dont elle est fière, qui s’est affirmé en tant que réalisateur et producteur de cinéma et du documentaire qui a réussi en choisissant un métier proche de celui de ses parents.
A son actif, plusieurs réalisations de qualité, dont les plus remarquées Sur les chemins de la liberté, L’aviation algérienne, Les Immortelles. Leila a-t-elle des regrets ? Evidemment, concède-t-elle : «Le décès de mes parents, de mon époux, ainsi que ceux de ma sœur et mon frère me laissant orpheline, de même que le départ vers l’autre monde de certains de mes confrères.» Une autre contrariété semble la ronger et laisser chez elle un goût profond d’ingratitude. «Dès que j’ai franchi le cap de la retraite, je pensais naïvement que je pouvais servir mon pays et la nouvelle génération, notamment dans le domaine de la formation. Mais je n’ai rien vu venir. Cela reste toujours un point d’interrogation suspendu au-dessus de ma tête», regrette-t-elle amèrement.
Ce qu’ils ont dit d’elle Farid Toualbi, ancien réalisateur
Mon boulot était de veiller aux conditions adéquates pour réaliser une émission irréprochable. J’avais un œil sur les personnes qui interviennent, de sonder le pourquoi de leur intérêt de passer à l’antenne, de connaître leurs buts, de veiller aux soucis d’élocution. Il s’agit aussi de ne pas ennuyer les auditeurs, car l’organisation générale, c’est moi qui en avait la charge. Mon premier contact à la radio, c’est en 1977. Leila c’est la première journaliste que j’ai rencontrée. Les regrettés Hafid Senhadri, Djamel Benamara et Leila étaient sans conteste les animateurs phares de la Chaîne III. L’émission «A cœur ouvert» a réellement conquis le... cœur des Algériens. Bien mieux, elle a commencé à concurrencer les écoutes dans le sud de la France avec une émission analogue qui avait le même profil. Les deux émissions faisaient partie des programmes qui plaisaient.
Omar Kermane, Réalisateur des émissions
Gentille, communicative, toujours le sourire aux lèvres. Charismatique, sa voix chaude est reposante la distingue des autres. Elle n’avait rien à envier à ses homologues étrangères qu’elle dépassait parfois par ses indéniables qualités. J’avais eu le plaisir de travailler avec elle. Avec les émissions qu’elle animait, c’était sûrement les moments les plus envoûtants et les plus prenants de la radio.
Boudjemaâ Mohamed, technicien
On ne se rendait pas compte de son arrivée au studio, tellement elle était discrète. Sur le plan technique, on se surpassait pour arriver au meilleur résultat, et ce, pour rivaliser avec le même type d’émission diffusé en France, d’autant que notre audience était en courbe ascendante sur le littoral sud de la France. Au studio, on était sur le qui-vive, pour qu’il n’y ait aucune contrariété ni accroc qui puissent altérer le son. Pour nous, c’était un pari et un défi à relever.
Pour ce faire, on mettait l’animatrice dans les meilleures conditions possibles, en veillant à la qualité du micro et en évitant les éventuels parasitages et ennuis techniques. De la tension, certes, mais compensée par un immense plaisir.