Le soutien italien à l'indépendance de l’Algérie : Mattei, Feltrinelli et les autres

29/03/2022 mis à jour: 23:07
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Daho Ould Kablia a fourni des éléments sur l’activisme pro-algérien d’Enrico Mattei et, plus généralement, sur l’aide apportée par nos amis italiens durant la lutte de Libération.

La salle de conférences principales du SILA était pleine à craquer ce dimanche après-midi à l’occasion d’une rencontre passionnante sur le thème : «La cause de l’indépendance algérienne et l’Italie».

Modérée par notre confrère et ami Nordine Azzouz, la rencontre a été animée par Daho Ould Kablia, ancien cadre du MALG durant la Guerre de libération nationale, Bruna Bagnato, historienne et professeure à l’Université de Florence, et Massimiliano Tarantino, directeur de la Fondation Feltrinelli, du nom d’un éditeur italien engagé qui a beaucoup fait pour l’Algérie.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, Daho Ould Kablia qui est intervenu en premier, a présenté les grandes lignes de son ouvrage, Boussouf et le MALG. La face cachée de la Révolution (éditions Casbah, 2020).

L’ancien ministre de l’Intérieur précise d’emblée qu’il ne s’agit pas de ses Mémoires mais d’un «livre de témoignage». Une bonne partie de cet opus est consacrée au Ministère de l’Armement et des Liaisons générales.

L’auteur en retrace le parcours «depuis sa naissance à partir d’un embryon de service de renseignement et de logistique qui a été créé lorsque Boussouf a été désigné en tant que colonel responsable de la Wilaya V en 1956», explique l’auteur.

Le lecteur féru d’histoire pourra ainsi se faire une idée sur «l’ensemble des services constitutifs de ce Ministère (le MALG, ndlr) : le service de renseignement, le service des transmissions, le service de l’armement, le service de la radio, du chiffre et des écoutes, ainsi que la contribution des services de renseignement du MALG à travers la Direction documentation et recherche (DDR)». «Cette Direction Documentation et Recherche à laquelle j’appartenais était chargée de recueillir, rassembler, analyser, l’ensemble des informations à caractère politique, militaire, économique, et mettre cela au service de la direction de la Révolution, le CCE d’abord puis le GPRA», précise le conférencier.

Premier contact en Sibérie

Le livre met en lumière également l’apport du MALG «au développement du potentiel militaire de l’ALN». «Cet apport était à la fois en logistique, en armement et en stratégie», détaille l’orateur.

«La DDR disposait d’un très grand nombre de renseignements à caractère opérationnel sur l’activité de l’armée française en Algérie, dans ses différents démembrements, qu’ils soient militaires, administratifs, que ce soit les forces aériennes ou maritimes», poursuit l’ancien compagnon d’armes de Boussouf.

Il est question aussi sur le rôle de la DDR au cours des différents rounds de négociations qui ont ouvert la voie à l’indépendance. «Le MALG a traité en particulier deux grands dossiers : le dossier militaire et le dossier du pétrole», dit Ould Kablia.

Et c’est en abordant la question du Sahara et le sort des richesses pétrolières que le conférencier a évoqué l’éminente et lumineuse contribution d’Enrico Mattei, ce grand industriel et homme politique italien, premier président de l’ENI, la société nationale italienne des hydrocarbures qui a vu le jour en 1953. Daho Ould Kablia indique que le premier contact qui a été établi avec Mattei avait pour cadre le décor glacial d’un petit hôtel lugubre en Sibérie.

C’était en décembre 1958. L’homme d’affaires italien se trouvait en mission à Pékin en même temps qu’une délégation du GPRA conduite par Saâd Dahlab et Benyoucef Benkhedda. Sur le trajet du retour, ils empruntent la route du Nord et transitent par la Sibérie où, finalement, les conditions météorologiques vont les clouer au sol pendant cinq jours.

Et c’est dans ce laps de temps que Saâd Dahlab va approcher le patron de l’ENI. «Et à son retour à Tunis, Saâd Dahlab a informé le GPRA de la disponibilité d’Enrico Mattei à aider le FLN», assure le conférencier.

Il faut noter cependant que «Mattei a commencé de longue date à lutter contre le colonialisme». «C’était un militant de la Démocratie chrétienne, et il avait un sentiment anticolonialiste assez marqué», relève Ould Kablia. «C’était un humaniste et un universaliste. Il était ouvert à tous les continents parce qu’il voulait travailler. Mais il était ostracisé par les grandes compagnies qui avaient le monopole de l’exploration, l’exploitation et la commercialisation des hydrocarbures, ce qu’on appelait les 7 sœurs : Exxon, Royal Dutch Shell, British Petrolium, etc.».

«Mattei a aidé la délégation algérienne à Evian»

Daho Ould Kablia interviendra une deuxième fois, après l’exposé de Bruna Bagnato, pour compléter le tableau et fournir plus d’éléments sur l’activisme pro-algérien d’Enrico Mattei et, plus généralement, sur l’aide apportée par nos amis italiens durant la lutte de libération. «Mattei s’est entouré d’une équipe d’experts pour fournir une assistance conseil à la délégation algérienne et l’aider à préparer la stratégie de négociation en ce qui concerne les hydrocarbures», soutient le président de l’Association des Anciens du MALG.

Il ajoute : «Il a envoyé une délégation d’experts à Tunis présidée par un de ses collaborateurs, Mario Pirani, qui est restée plusieurs mois sur place et qui a travaillé avec nos collègues de la DDR : Laroussi Khelifa, Redha Rahal, Hamra Krouha…

Ce sont eux qui ont préparé la délégation algérienne quant aux positions à adopter et surtout les concessions à ne pas faire. C’est ainsi que notre délégation a défendu avec fermeté et avec compétence le dossier du pétrole lors des négociations d’Evian» «Et à l’indépendance, l’Algérie était pratiquement propriétaire de 40% des revenus du pétrole, puisqu’elle a pris immédiatement possession des actifs de la CFPA (La Compagnie française des pétroles d’Algérie) et de la SN REPAL (la Société Nationale de Recherche et d’Exploitation des Pétroles en Algérie), et a pris également les actions qui se trouvaient dans les autres sociétés prestataires de service», souligne Daho Ould Kablia.

L’aide italienne au combat du peuple algérien avait pris différentes formes en réalité. A titre d’illustration, l’ancien ministre a cité ainsi l’action de l’écrivain italien Giovanni Pirelli «qui a édité une revue intitulée Algeria en 1956». «Il ne faut pas oublier également que l’Italie a permis aux premiers négociateurs entre la France et l’Algérie de se réunir à plusieurs reprises à Rome avec les envoyés de Guy Mollet», fait remarquer Ould Kablia.

A retenir également cette «conférence méditerranéenne de la paix, en Florence, en 1958, à l’initiative de Giorgio La Pira (maire de Florence de l’époque, et ami de Mattei, ndlr). Le FLN y était représenté par Ahmed Boumendjel».

L’auteur de Boussouf et le MALG mentionne cet autre fait qui témoigne de cet engagement italien en faveur de l’indépendance de notre pays : «En  1961, cinq partis avaient créé le Comité pour la paix en Algérie». Il énumère encore d’autres gestes de solidarité : «Il y a eu des collectes d’argent pour les réfugiés, de même que des collectes pour le FLN. Il y a eu également une grande manifestation populaire en Sicile pour l’indépendance de l’Algérie», dit-il.

«Le pétrole est une ressource politique»

De son côté, l’historienne Bruna Bagnato s’est attelée notamment à montrer les autres facettes d’Enrico Mattei qui, pour rappel, trouvera la mort dans le crash de son avion en Lombardie, dans le Nord de l’Italie, quelques mois à peine après l’indépendance de l’Algérie, le 27 octobre 1962.

«Avant de devenir président de l’ENI, Mattei était un homme politique. Il était dirigeant de la Résistance entre 1943 et 1945. En 1948, il est élu comme député de la Démocratie chrétienne au sein du Parlement italien. Cinq ans après, il devient président de l’ENI. Donc, Mattei était à la fois un homme politique et un homme d’affaires. Et le message qu’il adresse aux Algériens et à tous les peuples qui luttent pour leur indépendance est à la fois économique et politique», insiste Bruna Bagnato.

L’auteure de L’Italie et la guerre d’Algérie, un travail qui fait remarquablement autorité pour qui veut en savoir davantage sur le soutien italien à l’Algérie combattante, rapporte ces mots d’Enrico Mattei prononcés lors d’une conférence qu’il a donnée à Paris en «novembre 1957, à l’invitation du Centre d’études de politique étrangère», et qui résument sa pensée. «Le pétrole, proclame-t-il, est une ressource politique par excellence depuis le temps où son importance était plus stratégique qu’économique. Il s’agit maintenant de le mettre au service d’une bonne politique, dénuée de toute réminiscence impérialiste et colonialiste».

Et la conférencière de lancer : «Pour Mattei, l’indépendance politique doit être accompagnée par une indépendance économique. Il s’agit donc aussi de décoloniser l’économie». L’universitaire italienne rapporte cette autre prise de position qui en dit long sur l’esprit résolument anticolonialiste d’Enrico Mattei : «La France avait créé une sorte d’organisation pour l’exploitation des richesses sahariennes (l’Organisation commune des régions sahariennes, OCRS, ndlr). Elle a offert à Mattei la possibilité de participer à cette organisation, et lui, il a dit très clairement je veux parler avec le gouvernement indépendant de l’Algérie, je ne veux pas parler du Sahara avec les Français.»

Au cours de son intervention, la chercheuse a abordé par ailleurs le rôle de la presse proche de Mattei dans la défense de la cause algérienne. «Il y avait un journal étroitement lié à Mattei qui s’appelle Il Giorno. Et ce journal insistait sur la question algérienne et faisait connaître le combat des Algériens pour leur indépendance».

En novembre 1957, ce même journal, assure la professeure, publie un papier qui aura l’effet d’une bombe. Son titre : «C’est à qui le Sahara ?» «L’article est très critique vis-à-vis de la France». Cela provoque un «tremblement de terre dans les relations entre l’Italie et la France. Et ce n’est pas le seul moment de crise dans les relations entre les deux pays au sujet de la guerre d’Algérie».

Combat éditorial

Bruna Bagnato a évoqué aussi l’activisme d’Enrico Mattei dans les hautes sphères dirigeantes italiennes, faisant un véritable travail de lobbying en faveur de l’Algérie. Et de révéler les liens noués par le patron de l’ENI avec le président italien Giovanni Gronchi, avec le secrétaire général du parti de la Démocratie chrétienne Amintore Fanfani, ou encore ses liens avec Giorgio La Pira, maire de Florence, autre figure de la Démocratie chrétienne.

Et c’est grâce à ces liens que va se tenir à Florence la conférence que nous avons évoquée précédemment, appelée officiellement «1er Colloque méditerranéen de Florence», et qui a accueilli une délégation du FLN. «Mattei n’est pas présent à Florence mais tout le monde sait que l’ENI a financé le colloque», glisse l’historienne.

L’événement est très mal vécu par les Français. «Je vous signale qu’on est en octobre 1958», précise Bagnato. «Aux yeux de la France, le monde politique italien s’est positionné du côté de la cause algérienne», affirme-t-elle.

Pour sa part, le directeur de la Fondation Feltrinelli, Massimiliano Tarantino, a mis l’accent sur l’importante contribution de Giangiacomo Feltrinelli, éditeur, libraire et intellectuel italien d’obédience communiste, et le soutien qu’il a apporté à la cause algérienne, tout particulièrement sur le front éditorial. 

«On a beaucoup parlé de Mattei qui a utilisé le pétrole comme levier, il faut parler aussi de Feltrinelli qui fera, lui, sa révolution à travers les livres», souligne M.Tarantino. «Feltrinelli a toujours été aux côtés de beaucoup de révolutions, dont la révolution algérienne», insiste-t-il.

Et de citer ce chiffre éloquent : la Fondation Feltrinelli dispose d’un fonds de quelque 1,5 million de documents et 270 000 volumes, et «10% de ce fonds est dédié à la révolution algérienne», nous apprend-il.

Images à l’appui, il passe en revue les nombreux ouvrages consacrés à l’Algérie en lutte et les nombreuses «œuvres qui parlent de la révolution algérienne» publiées par l’éditeur italien. Feltrinelli va même déplacer ce même combat par le livre sur le territoire français.

«Il publie en France même, et en français, un livre, L’Algérie en guerre, qui sera interdit. Il a reçu une lettre explicite des autorités françaises lui signifiant cette interdiction, mais il a fait fi de cette décision et a publié le livre dans le but de toucher les lecteurs français», explique Massimiliano Tarantino.

Autre haut geste de solidarité que l’on doit à cet éditeur courageux : en juin 1962, Feltrinelli a mobilisé un large réseau de librairies en Italie «pour servir de points de collecte de médicaments qui seront acheminés vers l’Algérie»

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