La préparation et la discussion d’un projet de loi de finances en Algérie (comme partout dans le monde) sont des moments forts dans la vie du pays et de tous les agents économiques.
Cet exercice revêt une importance encore plus particulière quand le pays fait face à un contexte international difficile (crise économique mondiale larvée bloquant le monde dans une situation de faible croissance, désordres financiers latents qui pourraient perturber le monde à tout moment, contexte géostratégique fragmenté et repli économique international) et un environnement domestique affaibli par les chocs externes à répétition depuis 2014, dont deux chocs pétroliers ; une pandémie qui est derrière nous, mais qui a laissé des dommages structurels, une crise aiguë du coût de la vie qui a fragilisé le contexte social et une rareté des financements compliquant la migration vers un modèle économique productif inclusif. Après avoir adopté, tardivement, une loi de finances complémentaire pour 2023 (LFC- 2023), les autorités réorientent leur attention, de nouveau, sur le projet de loi de finances initiale pour 2024 (LFI-2024).
Cet article va analyser les contenus de ces deux textes de loi et poser la question de savoir s’ils privilégient le court terme ou au contraire miser sur l’avenir en s’inscrivant dans un mix indispensable (ensemble des politiques) macroéconomique, structurel et sectoriel qui permettrait au pays de restaurer la macro stabilité (incontournable), améliorer l’efficience de l’investissement public et mobiliser l’investissement privé pour jeter les bases d’un nouveau modèle de développement économique et social permettant de favoriser une croissance non inflationniste et inclusive, créer des emplois et enrayer la pauvreté. Discutons de tous ces points.
La loi de finances complémentaire pour 2023 (LFC2023) : adoption tardive et effets macroéconomiques limités. Adoptée le 5 novembre 2023, la LFC 2023 prévoit : (1) une hausse des recettes totales de 12,9%, devant résulter d’une progression des recettes pétrolières de 16,9% et des recettes ordinaires de 10,1%.
Avec une inflation de 10%, l’augmentation en termes réels est faible (2,9%) ; (2) un modeste relèvement de 3% des recettes fiscales, soit un recul de près de 7% en termes réels ; (3) un accroissement des dépenses totales de 6,6% (baisse de 3,4% en termes réels).
Notons des hausses de crédit marquées au bénéfice, entre autres, des ministères à gros budget dont la Défense nationale (de 2486 à 2636 milliards de dinars), l’Intérieur et les Collectivités locales (de 1022 à 1209 milliards de dinars) et l’Education nationale (de 1170 à 1344 milliards de dinars) et des crédits non assignés pour un montant de 2182 milliards de dinars ; et (4) des mesures pour stabiliser les prix intérieurs de certains produits et lutter contre l’évasion fiscale avec notamment : (i) une réduction de la taxe douanière de 30% à 5% avec effet rétroactif au 1er mars 2023 pour les viandes fraîches réfrigérées, bovines et ovines, afin de stabiliser leurs prix (article 17) ; (ii) une extension au 31 décembre 2023 du délai accordé aux importateurs d’huile brute de soja pour produire ou acquérir localement ce produit, au risque de perdre les compensations et les exonérations de droits et taxes douanières y afférentes (article 18) ; (iii) une annulation des dettes fiscales des entreprises saisies par voie de justice pour permettre le redémarrage de leurs activités (article 20) ; (iv) une autorisation d’importer de grands bateaux de pêche de moins de cinq ans d’âge pour booster la production halieutique (article 19) ; et (v) un encadrement des coûts de transferts des grandes sociétés étrangères qui les gonflent pour réduire leur assiette d’imposition (article 6).
L’adoption tardive de la LFC limitera les rendements de certaines mesures fiscales en 2023 à quelques semaines au plus. Par ailleurs, il est surprenant que l’accroissement des recettes fiscales repose sur la seule progression de l’impôt sur la consommation (42,8% du total). Difficile de justifier une telle projection en contexte de crise du coût de la vie. In fine, la LFC-2023 ne changera pas fondamentalement les équilibres macroéconomiques du pays.
Le projet de LFI-2024 : hypothèses et projections des agrégats : second budget annuel préparé sur la base de la budgétisation par programme conformément à loi organique 18-15 relative aux lois de finances.
Les hypothèses macroéconomiques de base pour la période 2024-2026 : (1) croissance économique : 4,2% en 2024, 3,9% en 2025 et 4% en 2026 ; (2) inflation : 5,1% en 2024, 8% en 2025 et 8,3% en 2026 ; (3) un taux de change DA/dollar EU de 139 en 2024, 142 en 2025 et 144 en 2026 ; et (4) un prix du baril de $70.
Les projections budgétaires pour 2024 : (1) des recettes pétrolières en baisse (-8,9%). Elles sont projetées à 3512 milliards de dinars contre 3856 milliards de dinars dans la LFC- 2023. Cette baisse de 8,9% (344 milliards de dinars) reflète essentiellement : (i) un effet prix du baril qui est pour l’heure de $80,9 (contre $92 au début octobre 2023) et qui devrait se situer aux environs de $70 pour 2024, du fait des risques de récession qui se profilent à l’horizon ; et (ii) un effet taux de change résultant du glissement attendu de la valeur du dinars par rapport au dollar EU (3,7%) ; (2) des recettes fiscales en forte hausse (23 %). Elles sont projetées à 4177 milliards de dinars par rapport à 3391 milliards de dinars dans la LFC 2023, soit une hausse de 23% (726 milliards de dinars) qui devrait résulter d’une progression de l’impôt sur le revenu (33,9%), de l’impôt sur le capital (21,3%), de l’impôt sur la consommation (11,5%) et des droits de douane (48,8%) ; (3) des dépenses totales en hausse nominale (6,9%), soit 15 725 milliards de dinars (647 milliards de dinars de plus par rapport à la LFC 2023).
Ces hausses vont bénéficier à 14 ministères, dont trois ministères de souveraineté nationale (Défense nationale ; Intérieur et Collectivités locales ; et Justice) ; (ii) trois ministères sociaux (Education nationale ; Solidarité nationale, Famille et Condition de la femme ; et Santé) ; et (iii) les ministères en charge de l’enseignement supérieur, des infrastructures de base et celui de la promotion des exportations. De plus, le poste crédits non assignés atteint 1920 milliards de dinars (contre 2182 milliards de DA dans la LFC 2023) ; et (4) un déficit significatif : (i) atteignant 17,4 % du PIB (hors CNR) ; et (ii) hors pétrole, le déficit global est de 34,7% du PIB hors pétrole (contre une norme de 10,5% du PIB hors pétrole). Un tel déficit illustre la non viabilité des finances publiques du pays et va conduire, d’une façon ou d’une autre, à de la création monétaire et à une aggravation du ratio dette publique/PIB (qui devrait passer de 55,1% du PIB en 2023 à 58,1% du PIB en 2024).
Le projet de LFI 2024 : une option sur le court terme aux dépens d’une approche à moyen et long termes qui aurait impliqué un processus d’ajustement budgétaire.
Des hypothèses de travail optimistes : (1) Le taux de croissance de 4% devrait provenir de l’agriculture (5,6%), des industries (7,5%), du bâtiment et travaux publics (6,2%) et des services (5%).
Hormis l’agriculture (dont les crédits sont d’ailleurs en baisse de 190 milliards de dinars), les projections de croissance pour les industries (dont la part dans le PIB a beaucoup chuté ces dernières années) et le bâtiment et travaux publics (fortement affaibli depuis la pandémie) sont optimistes ; (2) pour l’inflation, en l’absence d’un plan cohérent et global impliquant un mix macroéconomique et structurel, il est difficile d’atteindre une baisse de 50% au cours des 12 prochains mois, d’autant que le budget 2024 devrait enregistrer un déficit de près de 17,4% du PIB, une source d’inflation. Quant au taux de change, sa faible dépréciation en 2024 n’est pas de nature à contribuer à l’objectif de diversification des exportations au vu de la détérioration de la compétitivité externe du pays (la dépréciation ne pouvant compenser le différentiel d’inflation avec les partenaires extérieurs).
Les projections de recettes fiscales sont optimistes, car elles impliquent des mesures nouvelles équivalentes à 2,1 points de pourcentage du PIB sur une année (un effort considérable). En effet, une grande partie de l’objectif de 4117 milliards de dinars (3434 milliards de dinars) serait générée par la croissance économique attendue en 2024. Le solde de 759 milliards de dinars (2,1 points de pourcentage du PIB) devrait donc résulter de la mise en œuvre de mesures nouvelles. Or le projet de LFI contient 113 mesures de faible portée, dont 22 mesures de politique fiscale (à rendement très limité), 76 mesures d’administration fiscale et douanière (qui rapportent très peu) et 15 mesures d’exonérations fiscales et douanières (qui font perdre des recettes à l’Etat).
La LFI 2024 mise sur la croissance à court terme et sacrifie le long terme : le projet de LFI 2024 sous-tend une politique budgétaire expansionniste qui favorise la croissance à court terme aux dépens de la création de dettes publiques et des générations futures. Ceci place l’économie sous stress et génère en retour de l’inflation structurelle qui pénalise les citoyens et les travailleurs.
Depuis 2017, et à l’exception de 2020, le PIB réel est supérieur au PIB potentiel, ce qui donne en moyenne un output gap positif de 1,5%. Les projections pour 2025-2026 font ressortir la même tendance. Cela veut dire que la création monétaire (qui finance en partie les déficits du budget, les entreprises publiques en difficulté et le Fonds national des investissements) soutient artificiellement une hausse de la demande publique qui excède de loin la capacité de l’économie à produire, laquelle devient alors une machine à créer de l’inflation.
Un prix de référence du baril ne joue pas son rôle d’origine (le contrôle des dépenses). Le recours à un prix de référence fiscale de $70 le baril ($10 en dessous du prix du marché actuel) vise à reconstituer des réserves financières pour les générations futures. Ce qui implique de caler les dépenses sur les recettes attendues (avec un certain déficit soutenable). Toutefois, cette approche est neutralisée par une politique budgétaire expansionniste qui appuie une demande publique insoutenable.
Comment éviter de faire le choix du court terme qui compromet l’avenir du pays, surtout si le modèle de croissance actuel s’essouffle ? Pour les pays qui tirent leur richesse de l’exploitation des ressources naturelles, la politique budgétaire est complexe, car elle se voit assigner des objectifs multiples et parfois contradictoires, dont la stabilisation économique, l’assurance contre des chocs importants et persistants, la viabilité budgétaire, l’équité intergénérationnelle et la compétitivité externe.
Ce qui ne permet pas de réconcilier croissance économique stable et durable (sur le moyen terme) et de conserver des finances publiques en ordre. Deux réponses se présentent dans ce cas :
Une réponse immédiate : la conception de cadres budgétaires solides avec des règles budgétaires claires (comme élément central) peut contribuer à rendre la politique budgétaire plus stable, équitable et durable. Le dispositif à mettre en place dans le cadre d’une approche globale pour orienter la politique budgétaire sur le long terme passe par : (1) la formulation d’une stratégie à long terme et de principes généraux pour la gestion des ressources ; (2) le renforcement de la capacité d’identification et de mesure des risques ; (3) l’adoption de règles budgétaires simples pour éviter des politiques budgétaires expansionnistes et contracycliques ; et (4) la conception d’un cadre à moyen terme rigoureux qui guide les processus budgétaires annuels de manière à protéger les finances publiques et l’économie contre les chocs, notamment ceux liés à la forte volatilité des prix des matières premières.
Une réponse à moyen terme : avec un mix approprié : qui articule une réduction progressive du déficit budgétaire (à travers des réformes sur les recettes, les dépenses, le financement du déficit), accompagnée d’une dépréciation du taux de change (pour une meilleure gestion des ressources extérieures et de la demande globale) et d’une gestion rigoureuse de la liquidité (créée par la monétisation du déficit budgétaire) pour contenir l’inflation.
Ce mix est seul en mesure d’assurer la viabilité des finances publiques, créer les conditions d’une relance de la croissance et contrôler l’inflation. Il devra être accompagné d’un volet structurel ayant un double objectif : (1) renforcer la qualité de la politique macroéconomique ; et (2) relancer l’investissement privé productif, inclure les femmes dans le marché de l’emploi, améliorer l’accès au financement, mettre en place un système financier moderne et lutter contre la corruption pour rétablir la confiance de la population vis-à-vis des pouvoirs publics et s’approprier les réformes. Un dernier volet sectoriel visera à renforcer la diversification des activités en s’appuyant sur la numérisation et les nouvelles énergies.
Par Abdelrahmi Bessaha , Expert international