Cette affaire intentée contre Ghannouchi remonte à 2022, quand le leader d’Ennahdha a rendu hommage au journaliste Farhat Abbar, lors de ses obsèques, en disant qu’il «ne craignait personne, ni Etat ni taghout». L’un des syndicats de police a alors porté plainte contre Ghannouchi pour «apologie du terrorisme».
Le leader d’Ennahdha a été entendu sur cette affaire en février dernier par le pôle judiciaire antiterroriste. Le dossier a été transféré à la justice, en laissant Ghannouchi libre jusqu’à sa comparution. Avant-hier, le leader d’Ennahdha a refusé de faire le déplacement de sa prison au tribunal pour cette affaire, considérant qu’il s’agit d’«un procès politique monté de toute pièce», selon son avocate. Le jugement d’un an de prison et 1000 TND (300 euros) d’amende a donc été prononcé par contumace, pour «apologie du terrorisme».
La cour a la latitude d’infliger la peine maximum à l’accusé qui ne se présente pas devant la justice.
Pareils propos de Rached Ghannouchi n’auraient suscité le moindre intérêt en d’autres circonstances. Mais, les temps ont changé en Tunisie. L’islam politique a perdu la notoriété acquise en 2011. Laquelle notoriété lui avait permis de dominer la scène politique durant toute une décennie. Les baromètres politiques donnent désormais Ghannouchi comme la personnalité la plus haïe en Tunisie à un taux dépassant les 90%, en raison de l’énorme déception des Tunisiens par rapport à la gouvernance des islamistes d’Ennahdha et de leurs alliés.
Déception d’autant plus grande chez les sympathisants des islamistes, qui avaient aspiré, un certain moment, au changement de leur situation socioéconomique et qui ont été surpris par le fait que seuls les proches de Ghannouchi et de la sphère dirigeante vivent dans l’opulence. «Le slogan ''nouveaux Trabelsi'' a été régulièrement scandé contre les islamistes pour leur signifier qu’ils sont similaires à Ben Ali et ses gendres, les Trabelsi», m’a rappelé un ancien voisin de Sahbi Attigue, l’un des dirigeants islamistes, lors d’une enquête sur terrain à la cité Ettadhamen, l’un des anciens fiefs d’Ennahdha. Les urnes ont également traduit les revers successifs des islamistes : 1,5 million leurs étaient acquis en octobre 2011. Ils n’étaient plus que 900 000 en 2014 et 500 000 en 2019.
Quelle démocratie ?
Dans la Tunisie de l’après-Ben Ali, plus de 200 partis ont vu le jour, sans qu’il n’y ait la moindre trace de leur existence après le dossier de création. Les deux premières législatures n’ont pas permis de légiférer sur le financement public de la vie politique. Plus de 1300 listes électorales ont participé aux élections de 2011 et obtenu des financements sans présenter de décomptes. L’interdiction de participer à ceux qui ne disposent pas de quitus fiscal n’a été introduite qu’en 2019, soit après deux scrutins parlementaires et un scrutin municipal.
Même chaos, ou presque, du côté des médias. La Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) infligeait des sanctions. L’application dépend strictement du bon vouloir du pouvoir exécutif. La chaîne Nessma TV travaillait durant des années pour préparer la candidature de Nabil Karoui à la présidentielle, sans que la Haica puisse faire quelque chose. Saïd Jaziri a bénéficié de la même complaisance avec sa Radio Le Saint Coran, alors qu’il préparait sa candidature aux élections législatives. Aucun contrôle n’était opéré sur la vie politique et médiatique. Chacun pouvait faire ce qu’il voulait et personne ne lui demandait l’origine de ses financements.
Au milieu de ce chaos, toutes les manipulations sont possibles de la part des partis politiques, des mafieux et des lobbies. Les lois électorales de 2014 et 2019 ont permis à des contrebandiers de devenir des parlementaires, en exploitant l’option «proportionnelles aux plus forts restés». Le tourisme parlementaire a permis de faire et défaire des coalitions gouvernementales. Des questions légitimes portent sur les qualificatifs que l’on pourrait donner à la vie politique et au paysage médiatique.
L’affaire «Instalingo», cette société de production de contenus médiatiques, entre dans l’exploitation de ce chaos politico-médiatique pour servir les islamistes d’Ennahdha, tout comme le lobbying politique auprès des Américains.
Les Fonds fournis à Instalingo auraient servi au financement du départ de milliers de jeunes Tunisiens en Syrie. Le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, et ses lieutenants, Ali Laâreyedh, Hamadi Jebali et Noureddine Bhiri, ainsi que d’autres responsables islamistes y sont impliqués et sont poursuivis pour des manipulations financières et médiatiques. Une reddition de comptes ou une entrave à la démocratie ?
C’est clair que le nouveau pouvoir, que le président Kaïs Saïed essaie d’installer depuis le 25 juillet 2021, veut mettre de l’ordre dans la vie politique et médiatique.
Le nouvel Etat veut que tout soit clair et qu’il y ait traçabilité des financements. Plusieurs crient pourtant à une attaque acharnée contre les opposants.
Le fait que le résultat de la gouvernance islamiste ait été catastrophique n’épargne personne de la responsabilité dans la dégradation à laquelle est parvenue la Tunisie, aussi bien en politique, médias et démocratie qu’au niveau socioéconomique. Qui pourrait assurer une légitime reddition des comptes, pour rétablir l’autorité de l’Etat ?
Tunis
De notre correspondant Mourad Sellami
Ennahdha dénonce un «verdict politique»
Le mouvement islamo-conservateur tunisien Ennahdha a condamné, hier, la peine d’un an de prison infligée à son chef Rached Ghannouchi, la qualifiant de «verdict politique injuste». «Nous condamnons la peine prononcée contre Rached Ghannouchi que nous considérons comme un verdict politique injuste, et nous appelons à sa libération», a indiqué Ennahdha dans un communiqué. Le mouvement a affirmé que M. Ghannouchi, qui dirigeait le Parlement dissous par M. Saïed lorsqu’il s’était arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021, «rejetait, dans ses déclarations et ses écrits, l’extrémisme et le terrorisme et prônait la modération». Outre la peine de prison d’un an, M. Ghannouchi a été condamné à une amende de 1000 dinars (300 euros). L’opposant avait également été entendu en novembre 2022 par un juge du pôle judiciaire antiterroriste pour une affaire en lien avec l’envoi présumé de terroristes en Syrie et en Irak. Depuis début février, les autorités ont incarcéré plus de 20 opposants et des personnalités parmi lesquels des ex-ministres, des hommes d’affaires et le patron de la radio la plus écoutée du pays, Mosaïque FM. R. I