Le metteur en scène Slimane Benaïssa revient sur son expérience théâtrale à Guelma : «J’ai plus peur de la censure du peuple que celle de l’Etat»

10/10/2023 mis à jour: 19:02
1986
Slimane Benaïssa, à droite, et Ahmed Cheniki, à gauche

Le metteur en scène, l’acteur et écrivain Slimane Benaïssa était, le 8 octobre, le premier invité des rencontres organisées au 14e Festival local du théâtre professionnel de Guelma qui se déroule jusqu’au 11 octobre. Il a signé deux de ses ouvrages, Le sein de ma mère et Textes de théâtre, publiés aux éditions Dalimen à Alger. 

Textes de théâtre (Noussous masrahia) comprend six pièces de Slimane Benaïssa : Boualm Zid el goudam, Youm el djema’a kherdjou leryam, El mahgour, Babor ghrak, Rak khouya oua na chkoun et Lmoudja welat. Slimane Benaïssa, qui est actuellement commissaire du Festival international du théâtre de Béjaïa, et qui est natif de Guelma, est revenu sur son expérience au théâtre depuis ses débuts dans la troupe Théâtre et Culture en 1967. «Nous faisions de la création collective. Toutes nos pièces étaient créées dans ce cadre. La création collective était une nécessité qui s’est imposée à nous sans suivre un mouvement précis. 

A l’époque, il n’y avait pas d’auteur ou de metteur en scène en Algérie. Il n’y avait que des comédiens sortis des conservatoires. Il fallait qu’on se mette tous pour arriver au bout d’une pièce. Kateb Yacine a fait ce que nous avons fait à Théâtre et Culture pour ses créations», a-t-il dit, lors d’un débat modéré par l’universitaire et critique Ahmed Cheniki. Il faut, selon lui, rester soi-même quelle que soit l’expérience en matière théâtrale. 

«Chaque mode de production  donne une nature du spectacle. La création d’un mode qui ne change pas est vouée à l’échec. Les pièces seront produites comme des camemberts, elles se ressemblent toutes», a-t-il averti. Et d’ajouter : «J’étais amené à mener plusieurs expériences. A chaque fois, je cherchais la bulle d’air qui allait me faire respirer pour faire une pièce de théâtre comme j’ai envie de le faire. Tout mon problème était là. Que l’Etat ne se mêle pas beaucoup de ce que je fais, sinon je vais rater mon travail.»
 

«Il faut adapter une langue théâtrale avec sa propre rhétorique»

A la fin des années 1970, Slimane Benaïssa a créé une troupe indépendante avec laquelle il a produit plusieurs pièces comme Raka khouya ouna chkoun et Babor Ghrak. Il était accompagné notamment de Sid Ahmed Agoumi et Omar Guendouz. «J’ai changé de mode de production plusieurs fois à la recherche de ce que j’avais envie de dire. Dans l’écriture, on cherche la pièce, en fait, on cherche sur soi-même. Si on se préoccupe du pouvoir, de la réputation et de la gloire, la création ne réussira pas. On ne peut combiner tout cela. L’écriture et la mise en scène d’une pièce de théâtre sont une intimité qui doit être préservée au public. 

Et, c’est ce qu’a envie de voir le public», a analysé l’auteur de Au-delà du voile. Il existe, selon lui, deux attitudes à avoir sur scène : «Soit on donne le dos au public, et à ce moment-là, on regarde le pouvoir, soit on est face au public et on aura sur le dos le pouvoir. Donc, le dilemme d’être un homme de théâtre, c’est celui-là.»  Il a estimé que le dramaturge doit prendre en compte le contexte social dans lequel une pièce est écrite et produite. «Il fallait aussi décider de la langue. Le premier problème est d’inventer cette langue. La langue n’est pas uniquement celle qu’on parle. Il faut adapter une langue théâtrale avec sa propre rhétorique, sa propre popularité.

 Elle doit également porter de nouvelles choses que nous lui donnons. La création d’une langue est la base de celle du théâtre. Si nous ne créons pas une langue à une pièce, celle-ci ne sera pas à la hauteur de la rhétorique qu’il faut», a-t-il relevé. «Le plus grand compliment que j’ai eu sur mon écriture est venu d’un arabisant qui m’a dit que la darija utilisée dans la pièce Babour Ghraq était à la hauteur de la fosha (arabe classique)».

 «C’était mon but. Quand le public entend une langue correcte, il se sent lui-même correct. Et dans ce cas-là, il accepte tout ce qu’il entend», a souligné Slimane Benaïssa, avant d’ajouter : «Il n’y a plus de tabou. C’est la force de la langue. Nous devons trouver une langue à tout ce qui paraît compliqué à dire sur scène. Dans le cas contraire, le public exprimera son refus. Le public pensera qu’on raconte n’importe quoi sur scène. Donc, c’est la langue qui permettra de faire parvenir aux spectateurs ce qui est difficile à comprendre. La langue dans sa force et sa poétique.» 
 

«Il faut sortir de la vision folklorique du personnage»

Il a relevé que le respect du public est important. Un respect qui passe par la qualité de la langue utilisée. «Le deuxième point à prendre en compte dans une pièce de théâtre est les personnages. Il faut sortir de la vision folklorique du personnage du paysan fatigué, de l’ouvrier qui a toujours raison et du patron perdant. Cette vision idéologique des personnages est complètement fausse au théâtre. A l’époque du socialisme, on nous a appris que les travailleurs sont bons et les patrons mauvais. 

Et qu’il fallait défendre les paysans parce qu’ils étaient naïfs, qu’ils ne comprenaient rien. On était entrés dans une façon de parler de notre société qui, pour moi, était dégradante. Il fallait sortir de tout cela», a-t-il tranché.  «Je suis l’enfant d’un peuple. Si je dis que ce peuple est imbécile, c’est que moi je le suis. Je peux faire le reproche au peuple, mais je dois le faire d’une manière qu’il l’accepte et qu’il l’amène à s’améliorer, à changer. Il faut donc trouver ces moyens. Je ne dois pas étaler mon savoir devant les gens ou pour que je leur dise que vous êtes ceci ou cela. Je suis là pour parler avec les gens, pas pour leur faire la leçon. Entre le goual et l’enseignant d’école, il y a une différence. La différence, c’est la poésie. Le public comprend la poésie», a ajouté le metteur en scène.
 

«J’ai la contrainte de parler à un peuple»

Les gens du théâtre doivent, selon lui, parler au peuple non pas pour lui donner conscience, mais en sachant qu’il est conscient. «Lorsqu’il comprend le non-dit, il devient complice», a-t-il dit. Il a estimé qu’attirer le public vers les salles relève de la responsabilité des artistes. «Quand le public comprend que le spectacle lui est destiné, il vient assister aux pièces de théâtre», a-t-il noté. Il préfère toutefois ne pas parler de «censures» mais de restrictions et de contraintes. «J’ai la contrainte de parler à un peuple, un peuple que je dois respecter et celle de l’Etat dans lequel je travaille. 

Mon génie doit prendre en charge tout cela, contenter les uns et les autres, même s’ils sont en contradiction. Il faut arriver à les faire équilibrer. C’est pour cela que la culture dans un pays est importante, parce qu’elle apporte de l’apaisement sur des situations qui peuvent ne pas être apaisantes. La culture nous apprend à se supporter. Le théâtre comme la démocratie est construit sur le dialogue.

 Nous devons apprendre à dialoguer entre nous sur les problèmes complexes pour éviter les conflits permanents. Le théâtre dénoue ce conflit», a-t-il analysé. Slimane Benaïssa, dont la carrière artistique s’approche de 60 ans, a annoncé travailler sur trois nouvelles pièces de théâtre.
 

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