Le Marocgate
En décembre 2022, un séisme secoua le Parlement européen. De mémoire d’eurodéputé, il s’agissait là du plus grand scandale de corruption ayant éclaboussé cette institution parlementaire. Une histoire digne d’une série Netflix : des couples véreux, des sacs débordant d’argent, des vacances VIP dans les hôtels de rêve, des cadeaux de luxe, etc.
L’enquête, qui essaya de démêler l’écheveau, mit en évidence la collusion entre des députés européens ripoux, ainsi que des personnes qui gravitent autour (anciens parlementaires, assistants et fonctionnaires), avec les services secrets du Maroc (DGED- Direction générale des études et de la documentation) qui les ont activement soudoyés. C’est ainsi qu’on retrouva 700 000 euros en cash dans l’appartement bruxellois de Pier Antonio Panzeri (député européen entre 2004 et 2019) «officiellement» considéré comme un «cher ami du Maroc».
Selon les révélations de l’enquête, «Panzeri avait trop d’argent et ne savait pas quoi en faire». Il faut au moins reconnaître cela au makhzen : en matière de corruption, il est très, mais alors très généreux. Plus de 1,5 million d’euros furent retrouvés lors de plusieurs perquisitions subséquentes et les noms de nombreuses personnalités ont été cités. Parmi elles, Eva Kaili (vice-présidente du Parlement européen), Andrea Cozzolino (député européen) et Francesco Giorgi (compagnon de la première et assistant parlementaire du second). Notons au passage que Giorgi a aussi été assistant parlementaire de Panzeri, ce qui lui donne un rôle central dans cette vaste entreprise de corruption et de blanchiment d’argent.
Qualifié par les médias d’«agent du Maroc au sein du Parlement européen», Pier Antonio Panzeri était en contact étroit avec Abderrahim Atmoun, un diplomate marocain, et ce, depuis des années, bien avant que ce dernier soit nommé ambassadeur de Rabat en Pologne.
Selon les confessions de Panzeri, Atmoun lui avait même financé sa campagne électorale de 2014. Par ailleurs, lorsqu’il fut recalé à l’élection 2019, Panzeri cofonda l’ONG écran «Fight Impunity» pour continuer son travail «pro-marocain». «Il fallait trouver un système clair qui n’alerterait pas les autorités», avoua Giorgi. Ainsi, c’est par cette «ONG» qu’Atmoun faisait transiter «des valises de billets de banque» en provenance du Maroc pour récompenser le travail de Panzeri et celui de son gang.
Bien que le nom d’Atmoun soit largement cité dans de nombreuses références et ait joué un rôle important dans cette affaire, il ne semble pas être le cerveau de l’affaire. Entre lui et la direction de la DGED, un autre personnage apparaît : Mohamed Belahrech, alias Agent M118, connu depuis des années par les agences de renseignement européennes et impliqué dans de nombreuses affaires d’espionnage.
Selon Cléa Caulcutt et Élisa Braun de Politico :
«On soupçonne désormais qu’Atmoun suivait les ordres de Belahrech, qui est ‘‘un homme dangereux’’ […]. C’est sous la direction de Belahrech que Panzeri aurait scellé son association avec la DGED marocaine après avoir échoué à être réélu au Parlement en 2019.»
Une autre figure importante du Parlement européen a aussi été citée dans cette affaire de corruption. Il s’agit de Maria Arena, eurodéputée et ex-présidente de la «fameuse» sous-commission des droits de l’homme (10 juillet 2019 – 11 janvier 2023) qui a été poussée à la démission de ce poste après la médiatisation du scandale. A noter que Panzeri a lui aussi été président de cette sous-commission, juste avant Arena (25 janvier 2017 – 1er juillet 2019). Mais «l’amitié» entre Maria Arena et Pier Antonio Panzeri ne date pas d’hier.
Déjà en 2015, elle se faisait offrir par Panzeri un luxueux séjour à La Mamounia, un hôtel 5 étoiles à Marrakech. En réalité, le séjour était payé par la DGED via son intermédiaire, Abderrahim Atmoun. Et, selon des notes trouvées par la police dans l’appartement de Francesco Giorgi, ce dernier avait mentionné que Maria Arena était le «pilier fondamental de l’action».
La contrepartie de toute cette entreprise de corruption massive des députés européens réside dans la défense, coûte que coûte, des intérêts du makhzen, en particulier tout ce qui concerne le Sahara occidental, son annexion au royaume et l’exploitation de ses ressources. Sans oublier de diaboliser les pays adversaires comme, par exemple, le voisin algérien.
Ana Gomes est une députée européenne portugaise (2004-2019) qui connaît bien Pier Antonio Panzeri et ses déclarations le concernant sont sans équivoque. Elle affirme qu’il a toujours défendu la cause marocaine sur le Sahara occidental au sein de la sous-commission des droits de l’homme :
«J’ai toujours vu qu’il était très lié à Atmoun. Panzeri se rendait fréquemment à Rabat, El Ayoun et Dakhla, toujours payés par le Maroc. […] Panzeri a toujours défendu l’agenda du Maroc.»
Dans un article de Counter Currents, on apprend qu’Atmoun avait conclu un accord avec Panzeri (lorsqu’il était président de la sous-commission des droits de l’homme) à un moment où Rabat insistait de plus en plus sur ses priorités avec l’Union européenne, notamment un accord sur les droits de pêche au large des côtes marocaines et le statut du territoire contesté du Sahara occidental. Pierre Galand, ex-sénateur belge est bien plus explicite sur le sujet :
«L’objectif des Marocains est de s’assurer qu’on ne parle jamais du Sahara occidental. Ils veulent imposer l’idée que le Sahara occidental est marocain, un point c’est tout.» Cette même idée est reprise par les services de renseignement belges : «Les intérêts économiques s’y mélangeant avec des intérêts politiques, le Maroc cherche systématiquement à inclure le Sahara occidental dans ces accords afin de pouvoir démontrer une reconnaissance de facto de son occupation.
Obtenir des soutiens au sein de l’appareil européen est donc d’une importance vitale pour le Maroc, qui s’y emploie par des moyens ouverts (diplomatie publique) et clandestins.» En plus d’intervenir personnellement dans la sous-commission, à travers son ONG, ou avec «l’aide» de Maria Arena Panzeri a également aidé Atmoun à «adouber» d’autres membres du Parlement européen, en particulier ceux qui avaient autorité sur les dossiers qui intéressaient Rabat. Cela a été confirmé par Francesco Bastagli, l’ancien envoyé spécial de l’ONU pour le Sahara occidental, qui a déclaré :
«[…] Ce groupe d’amis [de Panzeri] est très articulé. Ils n’orientent pas seulement l’argent ou les ressources, ils facilitent aussi l’identification des parlementaires qui pourraient être corrompus en fonction de leurs responsabilités au sein du Parlement. […] Ils créent des occasions où les parlementaires peuvent être approchés lors d’événements ou de missions en visite.»
Cette vaste opération de corruption a permis au Maroc d’être à l’abri de toute résolution défavorable du Parlement européen (contrairement à l’Algérie, comme par hasard !). Cela a tellement bien fonctionné que cette «cécité» a duré pas moins de 25 ans ! Mais suite à l’arrestation de Panzeri et de ses complices, le Parlement a finalement été contraint de condamner le bilan du Maroc en matière de droits humains : une première en un quart de siècle ! Ce qui fit dire, en janvier 2023, au journaliste Jean-Pierre Stroobants : «Ce qui se déroule aujourd’hui au Parlement européen est très grave pour l’institution, la démocratie, surtout à un an d’élections législatives européennes qui risquent d’être fortement affectées par cette affaire.»
L’affaire Pegasus
Toutes ces activités de corruption, de soudoiement, de répression contre des opposants politiques (ou supposés comme tels) ou d’exactions et de torture contre les détracteurs du makhzen nécessitent des moyens sophistiqués de surveillance et d’espionnage. C’est ce qui a été révélé en juillet 2021 avec l’affaire Pegasus.
Pegasus est un logiciel espion de piratage conçu et commercialisé par la société israélienne NSO. Ce malware, qui peut infecter les téléphones portables, permet, à distance, d’extraire des données (messages, photos, courriels, etc.), d’enregistrer les appels ou d’activer les caméras et les microphones.
Comme on pouvait s’y attendre, le Maroc fait partie des onze pays qui ont acheté ce puissant outil d’espionnage. Parmi les 50 000 téléphones infectés à travers le monde, le Maroc, à lui seul, en a ciblé 10 000, soit le cinquième du total mondial. Il a été utilisé à l’encontre de militants des droits humains, de journalistes, de figures de l’opposition, de politiciens, de diplomates et d’hommes d’Etat à l’intérieur et à l’extérieur du royaume.
Ainsi, 6000 téléphones appartenant à des personnalités algériennes (60% du total !) ont été piratés par le Maroc. En France, les numéros des portables du président Macron, d’Édouard Philippe et de quatorze ministres français ont été espionnés par ce même pays. Dans son enquête publiée en mai 2022, The Guardian affirme que le Maroc serait à l’origine de l’espionnage de 200 numéros de téléphone en Espagne, dont celui du Premier ministre espagnol et bon nombre de ses ministres.
Et ce n’est pas tout, Pegasus a été utilisé par le Maroc contre des journalistes marocains et français ainsi que des militants marocains.
Bien évidemment, les Sahraouis n’ont pas été épargnés. Aminatou Haider, célèbre militante de défense des droits du peuple sahraoui, en a fait les frais. Questionnée par Deutsche Welle sur l’intrusion illégale dans son téléphone par le makhzen, elle confia :
«Ecoutez, la seule chose c’est que, par exemple, la caméra, maintenant, ils ont accès à la caméra, au micro. Je cache toujours la caméra, surtout dans des moments avec mon mari. Ça, ça touche vraiment la dignité personnelle.»
Il faut dire que Mme Haidar connaît bien les «méthodes» marocaines et a raison de s’en méfier, le cas de Fouad Abdelmoumni étant très éloquent à ce sujet. Des caméras sophistiquées insérées dans les appareils de climatisation de l’appartement de ce militant marocain ont permis d’enregistrer des vidéos de sa vie intime, vidéos qui se sont rapidement retrouvées sur le Net après son refus de se retirer du débat public malgré les menaces.
Lors des investigations sur le Marocgate, l’affaire Pegasus a ressurgi. Les enquêteurs ont cherché à savoir si le Maroc a approché les parlementaires en charge de l’enquête du Parlement européen sur le logiciel d’espionnage israélien. Il s’est avéré, en effet, qu’Andréa Cozzolino (cité précédemment, un des membres du gang Panzeri) avait été nommé à la Commission parlementaire spéciale sur le programme Pegasus. En outre, cet eurodéputé «en contact serré avec Abderrahim Atmoun», était un des relais de la DGED.
Fouad Abdelmoumni, dont le téléphone a été infecté par Pegasus [60], fit la déclaration suivante :
«Ces pratiques doivent s’arrêter immédiatement. Pegasus a été utilisé pour écraser des militants des droits humains, des opposants politiques, des journalistes, des avocats. C’est inacceptable […].»
Sophie in ‘t Veld, eurodéputée hollandaise, pense, quant à elle, que : La gravité du scandale de Pegasus ne peut être sous-estimée. Lorsque des gouvernements ciblent des individus à des fins politiques, cela va à l’encontre de tous les instincts démocratiques et légaux (…).
La fétide imposture
Comme expliqué dans l’introduction de cet article, il serait réellement fastidieux de recenser toutes les malversations, exactions, tortures, mauvais traitements, espionnage et autres injustices méthodiquement pratiqués par le régime du makhzen et qui font régulièrement la une des journaux.
Mais au vu de ces quelques édifiantes affaires qui ont naguère défrayé la chronique, comment le Maroc peut-il avoir l’impudence de présenter sa candidature à la présidence du Conseil des droits de l’homme de l’ONU ?
Le bilan marocain dans ce domaine serait-il meilleur que celui de tous les pays actuellement membres de ce Conseil ? La réponse est non, bien entendu. Ne serait-ce donc pas mettre un «loup» dans la «bergerie» des droits de l’homme ? Ne serait-ce pas décrédibiliser cette institution onusienne qui a été profondément modifiée en 2006 pour justement remédier à ce genre de situation ?
Osons espérer que le CDH saura sagesse garder et honneur préserver en émettant une fin de non-recevoir à la fétide imposture de la candidature du Maroc.
Par Ahmed Bensaada ,
Auteur et analyste