Le mal de la bureaucratie serait-il incurable ? Ce «mille-pattes à mille têtes, dont ni pattes ni têtes ne fonctionnent d'une manière synchrone, lorsqu'elles fonctionnent», va-t-il nous poursuivre et nous narguer jusqu'à la fin des temps, tant il semble que ce phénomène bureaucratique ait pour unique fonction de «ne rien faire et de tout empêcher».
Si tel est en effet son rôle, il faut convenir qu'il le remplit d'une façon irréprochable, s'indignent ironiquement ses contempteurs exaspérés. Cessera-t-on un jour de nous fourguer les sempiternelles réponses passe-partout, du genre «revenez tel jour», inépuisable et triste rengaine, puisqu’à chaque fois votre requête est différée, «votre affaire n'est pas simple», «il nous faut du temps»... Le préposé interlocuteur bureaucratique, toujours droit dans ses bottes, quand il est agacé, fronce les sourcils, serre la mâchoire, les yeux exorbités, quand vous insistez à réclamer votre dû, qui est en fait un service pour lequel il est payé.
Alors, dans ses yeux qui roulent, on sent que votre résilience il la prend comme une offense, un défi, voire comme une profanation d'un antre bien sacré et intouchable. Abolir les frontières est aussi irréaliste que de vouloir les bétonner, alors que le monde s'ouvre de plus en plus, la bureaucratie, elle, se blottit dans ses certitudes, oubliant qu'elle est devenue un fléau qui prolifère, flirtant aussi parfois avec la corruption. Et ce n'est pas la disqualifier que de la dire irresponsable, en ceci qu'elle ne se soucie pas d'assumer la responsabilité des conséquences publiques qu'elle engendre et des multiples projets qu'elle enterre indûment et injustement.
Ce qui est rentré dans la normalité, c'est que les protestations et les réclamations ne suffisent plus, sinon pour l'enrayer du moins juste pour la tarabuster et la titiller. Le souci d'autrui ne mérite-t-il donc pas le respect ? Devrait-on s'y résigner et accepter comme le poète fatigué de ses démarches infructueuses auprès de l'administration. «Depuis deux mille ans, les bureaucrates font le même boulot, ils empêchent tout changement.» La bureaucratie demeure une citadelle imprenable, qui exaspère le citoyen, car en tant que service public, elle asphyxie le service du public. Les victimes de cette tyrannie bien singulière, souvent fatiguées par l'usure, donnent leur langue au chat et leur sort à la providence. On galère, on galère, au bout d'un long parcours du combattant pour régler le moindre problème, et on finit par abdiquer, jeter les frêles armes dont on dispose face à l'impressionnant mastodonte paperassier froid et sans état d'âme. Ce qui est frappant, c'est que ce phénomène résiste aux nombreuses critiques, en gardant farouchement le cap. La bureaucratie y stagne comme un marais, que rien ne peut assécher.
Michel Crozier, sociologue, grand spécialiste de la question, a bien cerné dans son intéressant ouvrage (1963) Le phénomène bureaucratique, en braquant la lumière sur «le bureaucrate qui se distingue par la tendance irrésistible à garder secrets des arrangements particuliers, à maintenir, incertain, inaccessible à autrui, irrationnel même, ce qui devient le fondement de son pouvoir. D'où cette lutte complexe, incompréhensible autrement, des individus, des groupes et des clans, pour valoriser le type d'expertise qui est le leur aux dépens de l'organisation tout entière». «Avec des capacités paralysantes insoupçonnées, la bureaucratie freine les initiatives à travers des procédés complexes qui stoppent et inhibent, en affectant même des pans entiers de la vie sociale. Elle se nourrit de la multiplication des documents qu'elle exige, de la production législative qu'elle brandit et du statut intouchable qu'elle s'offre. Qu'Allah fasse que vos requêtes ne coïncident pas avec la proximité des fêtes et autres événements officiels.»
Bien avant cette période festive ou solennelle, lorsque l'on sollicite l'administration pour un document quelconque, les frontières deviennent subitement plus que rigides et les délais élastiques, on vous rétorque, sans appel, d'un ton ferme : «Revenez après les fêtes», qui deviennent un baromètre tout trouvé, sûr et opportun.
Sacrée bureaucratie qui nous empoisonne la vie et celle du pays, qui en pâtit dans son image et dans le ralentissement de son développement.