Le conflit armé en Ukraine est le plus grand défi depuis la fin de la guerre froide et pourrait faire bouger définitivement les lignes géostratégiques et économiques mondiales.
Au lendemain de la fin de la guerre froide en 1991, l’espoir était permis alors pour un monde qui serait guidé par la coopération et les échanges mutuellement bénéfiques. Ces deux piliers ont façonné la géostratégie et l’économie mondiale au cours des trente dernières années. Depuis le 24 février 2022, le contexte international se fissure sous le poids du conflit armé entre la Russie et l’Ukraine, des menaces nucléaires, d’un début de fractionnement entre l’Est et l’Ouest, de sanctions économiques sans précédent et d’un énorme choc énergétique et alimentaire affectant tous les consommateurs du monde. Ce double choc peut plonger rapidement le monde dans une autre récession.
Si le présent est semé d’embûches, le futur est encore plus incertain et un monde nouveau différent pourrait naître de l’entrechoc de tous ces défis. Cet article va discuter de ces points.
Les ramifications économiques du conflit armé sont considérables, car nous sommes les témoins de la plus grande perturbation des chaînes de valeur jamais observée. Cela impactera négativement l’économie mondiale compte tenu du rôle-clé des deux parties en conflit dans les approvisionnements en produits alimentaires.
L’Ukraine : en plus des pertes en vies humaines considérables et de la migration forcée de millions d’Ukrainiens (2 millions à ce jour), le pays est en voie de devenir un champ de ruines qui prendra des années et des ressources financières considérables pour être reconstruit.
La Russie : est désormais déconnectée du système mondial économique et commercial. Moscou n’y reviendra pas de sitôt. Combinée à la paralysie de son système financier causée par des sanctions d’une ampleur inégalée à ce jour, cette déconnexion ne manquera pas : (1) de causer des dommages structurels importants à ce qui était jusqu’à présent la 11e économie au monde et un membre influent du G20 ; et (2) d’entraîner une dépression qui compromettra l’avenir économique de générations de citoyens russes.
En effet, les sanctions économiques et financières ont très rapidement conduit à l’effondrement du rouble, la fermeture de sa bourse des valeurs, des ruées sur les espèces liquides en devises et monnaies locales, en roubles, des pénuries de biens et services et à la multiplication des obstacles financiers dans les relations avec l’extérieur.
Le pays est revenu trente ans en arrière et devra opérer une transformation coûteuse du fonctionnement de son économie en interne et en externe.
Le reste du monde : ce conflit est en train de donner naissance à une variété de défis économiques et financiers encore plus complexes que ceux des années 1970, 1980 et 1990. Citons :
- Les perturbations des flux de matières premières : ce qui aggravera davantage les difficultés actuelles d’approvisionnement au niveau mondial, perturbera les flux commerciaux et fera baisser les envois de fonds. D’ores et déjà, nous notons une forte augmentation de leurs prix (entre 10% à 140% entre janvier et la mi-mars 2022), ce qui ne manquera pas d’éroder la valeur des revenus des consommateurs à travers le monde et de peser sur la demande globale.
- Un marché international de l’énergie en situation d’urgence : qui risque de mener l’économie mondiale directement vers la récession. L’Agence internationale de l’énergie vient de proposer 10 mesures d’urgence pour faire baisser la demande de pétrole de 2,7 millions de barils/jour.
- Les chocs sur les produits alimentaires. Le conflit a perturbé davantage les approvisionnements alimentaires de tous les pays du monde et accéléré la hausse des prix de ces biens. De plus, les risques d’une plus grande envolée des prix agricoles ne sont pas à exclure au vu de trois facteurs : (1) les incertitudes entourant la saison vitale des semis de printemps en Ukraine ; (2) les sanctions sur la Russie qui réduisent sa capacité à exporter des produits agricoles ; et (3) l’augmentation des prix des engrais, en raison de la flambée du prix du gaz naturel.
- Une nouvelle accélération de l’inflation des coûts : sous le poids de la montée des prix des produits de base, de la désorganisation des chaînes d’approvisionnement et du resserrement de la politique monétaire des pays avancés.
- Un recul de la croissance économique. Sous l’effet des chocs économiques, de la baisse des flux commerciaux et d’investissement et de la contagion, ce recul se traduira par une dépression en Russie, une récession dans la zone euro, une stagflation aux Etats-Unis et un recul significatif en Asie.
- Un arbitrage entre inflation et croissance et une forte volatilité des marchés financiers internationaux. Comme les grandes banques centrales ont trop attendu pour prendre en charge le problème de l’inflation, elles devront désormais arbitrer, comme dans les années 1970, entre inflation ou récession. Le resserrement des conditions financières sur les marchés internationaux peut conduire à : (1) une accélération potentielle des sorties de capitaux et une dépréciation des monnaies nationales des marchés émergents ; et (2) d’énormes difficultés pour les pays importateurs de matières premières en Afrique, en Asie et en Amérique latine qui font face à des importations plus coûteuses, un dollar apprécié et un crédit international plus cher.
Les nouveaux défis et risques géostratégiques.
- Premièrement, comment mettre fin à la guerre en Ukraine ? Le conflit qui est devenu un affrontement Est-Ouest risque de s’enliser et seule une future neutralité de l’Ukraine pourrait éventuellement y mettre fin. Dans ce cadre d’idée, faut-il abandonner tout ce qui a été accompli au cours des trente dernières années et accepter une fragmentation du monde en deux blocs Est-Ouest ? Ou bien redessiner une nouvelle approche des relations économiques et politiques futures ?
- Deuxièmement, peut-on maintenir un cadre multilatéral de coopération au vu des dommages que la guerre pourrait infliger aux Nations unies ?
- Troisièmement, est-ce que la globalisation a encore un avenir ou bien est-ce que le monde se recentrera sur des petits ensembles régionaux ? En outre, devra-t-on sacrifier l’avenir du commerce international qui a permis d’extraire de la pauvreté des millions de citoyens à travers le monde ?
- Quatrièmement, assisterons-nous à une redynamisation du processus de décarbonisation, notamment en Europe pour s’extraire de la dépendance par rapport aux énergies fossiles ?
- Cinquièmement, les questions de sécurité reviendront sur le devant de la scène, notamment en Europe et comment vont-elles évoluer ?
- Sixièmement, le rôle de la Chine. Une question cruciale, car cette dernière a développé avec la Russie une vision du monde similaire, s’irritant de la domination américaine et des efforts pour propager la démocratie libérale. Devra-t-elle jouer, au vu de son statut de seconde puissance globale, un rôle d’intermédiaire pour la paix – ce qui renforcerait son prestige – ou bien jouer l’alliance avec la Russie et risquer des sanctions, d’autant plus que la Chine est loin d’être autosuffisante en énergie ou en nourriture.
La Chine n’est que trop consciente de la vulnérabilité de ses routes d’approvisionnement à travers les mers asiatiques, dominées par la marine américaine. La possibilité de blocus navals, aussi lointaine soit-elle, n’a d’égale que la capacité des Etats-Unis à geler une grande partie des réserves étrangères de la Chine détenues en bons du Trésor américain. Le partenariat avec la Russie pourrait avoir de sérieuses limites.
Qu’en est-il de l’Algérie ?
Premièrement, le degré d’ouverture de l’économie algérienne est très faible, en raison de trois facteurs : (1) le rétablissement depuis le choc pétrolier de 2014 d’une multiplication des barrières non tarifaires ; (2) un processus d’insertion économique internationale en panne ; et (3) une économie coupée du système financier international, comme le fait apparaître des flux d’investissements directs étrangers annuels qui ne dépassent guère 1 milliard de dollars.
Deuxièmement, les chocs externes n’affectent le pays qu’à travers cinq canaux directs ci-dessous :
- Un accroissement des recettes d’exportation des hydrocarbures : sur la base d’un prix moyen de 90 dollars, les recettes d’exportations devraient passer de 27,9 milliards de dollars à 45 milliards de dollars, soit un gain de 13 milliards de dollars.
- Une hausse de la valeur des importations de biens et services : les importations de l’Algérie (38,2 milliards de dollars en 2021) comprennent : (1) des biens de consommation (36,8% du total, dont la moitié comprend des produits alimentaires) ; (2) des produits intermédiaires (10,4%) ; et (3) des biens d’équipements (37,1%). L’inflation mondiale devra affecter toutes les catégories d’importations du pays qui devraient augmenter pour passer de 31,8 milliards de dollars à 41 milliards de dollars en 2022 et 2023.
- Une hausse des recettes fiscales : qui devraient enregistrer un accroissement de 1000 milliards de dinars.
- L’accès aux financements internationaux : les taux d’intérêt sont en hausse et la question se posera surtout pour le futur au vu des besoins financement du pays, si ce dernier entame des réformes profondes.
- Une contribution à la hausse de l’inflation : à court terme, l’inflation mondiale devrait affecter les prix intérieurs à concurrence de 1 point de pourcentage compte tenu de sa variation au niveau des partenaires de l’Algérie (6%-8%), des élasticités des prix à l’importation (une augmentation de 1% des prix importés contribue à une augmentation de 0,2 % des prix intérieurs) et du taux de change (une dépréciation de 1% du taux de change effectif nominal a un effet limité de 0,1% sur les prix intérieurs).
Comment faire face à ce choc extérieur ? Il n’y a de place ni pour plus de protectionnisme, ni de repli sur soi, ni d’austérité, ni d’euphorie. Bien au contraire, il faut lancer un processus progressif et judicieux d’intégration à l’économie mondiale en se dotant d’un plan à deux volets pour faire face aux nouveaux enjeux géostratégiques et économiques touchant à l’énergie, la sécurité alimentaire, le développement économique, le commerce international, les investissements et l’indépendance économique.
- 2022 : profiter de la remontée des prix du brut pour renforcer les réserves internationales de change (assurance contre la volatilité future et gage d’indépendance), accompagnée d’un ajustement budgétaire (au niveau de dépenses en équipement qui sont toujours gonflées), ce qui implique une réactualisation du cadre macroéconomique pour asseoir une loi de finances complémentaire 2022 à la hauteur des défis de l’heure.
- 2023-2025 : définir une approche à moyen et long terme pour s’adapter aux changements à venir au niveau de l’économie mondiale (l’accélération de la décarbonisation) et prendre en charge les nouveaux enjeux géostratégiques en s’attaquant aux dommages structurels que l’économie nationale a subis sous l’effet des restrictions commerciales, financières et économiques externes, des rigidités structurelles et des politiques publiques incohérentes et qui ont été exacerbées par la faiblesse des mesures mises en place pour combattre les impacts négatifs des chocs sanitaire et pétrolier de mars 2020. Dans ce contexte, il faut préparer le terrain pour : (1) de nouvelles formes d’énergie propres : qui doivent prendre le relais du pétrole polluant pour sauvegarder l’environnement et reconstruire une économie hors hydrocarbures dans le contexte d’une stratégie de développement durable à long terme.
A l’instar de nombreux pays producteurs de pétrole, le défi pour l’Algérie est de trouver un équilibre entre l’instabilité mondiale des marchés des énergies fossiles et l’impératif de protection de l’environnement et de réduction des émissions de gaz à effet de serre ; et (2) inscrire ce nouveau mix énergétique dans une démarche de refondation économique : articulé autour d’une vision intérimaire 2050, une stratégie décennale 2023-2030 avec des objectifs simples autour de laquelle serait articulée un premier plan d’action 2023-2025.
Ce dernier sera destiné à entamer le processus de rétablissement des fondamentaux macroéconomiques (lutte contre l’inflation, déficit budgétaire, déséquilibre extérieur), renforcer la gestion macroéconomique du pays (qui est incontournable) et établir des priorités dans les réformes structurelles et les politiques sectorielles (misant sur le vert, le numérique, le bleu, l’agriculture et le manufacturier) dont le pays a tant besoin pour créer de la croissance économique élargie et saine, lancer la transition énergétique, créer des emplois pour réduire le stock des chômeurs (2 millions de personnes) et employer les flux des nouveaux demandeurs (200 000 annuellement) et réduire la pauvreté.
Par Abdelrahmi Bessaha
Expert international en macroéconomie