«L’autre 8 Mai 1945» : Un anniversaire sanglant pour le peuple algérien

08/05/2023 mis à jour: 06:14
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Peut-on oublier «l’autre 8 Mai 1945» dans le département de Constantine pendant la colonisation française ? Quoi dire de ce jour qui marque la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe et la chute du Troisième Reich : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crimes d’Etat, massacres de population musulmane, tragédie inexcusable... Non, l’oubli de ce jour maudit est impossible. La mémoire est toujours intacte après 78 années de cette date anniversaire, une blessure béante non cicatrisée sur plusieurs générations d’Algériens. 

En ce début du XXe siècle, en Algérie, deux peuples différents les musulmans indigènes au nombre de 4,7 millions pour 500 000 citoyens français et 1870 juifs algériens. Inégalités sociales, misère, famine, chômage et humiliation de la population musulmane colonisée par la France. Des populations déplacées et regroupées dans des camps de concentration soi-disant des camps de regroupements. 

Un peuple musulman avec un statut déprécié et un peuple européen favorisé par l’obtention de meilleures terres et statuts. Deux groupes aux droits inégaux, les indigènes musulmans et les migrants européens incluant les juifs séfarades. Les massacres perpétrés par l’armée coloniale française contre le peuple algérien comptent parmi les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité les plus odieux commis au cours du XXe siècle. Ce jour-là, les stridents youyous de nos mamans remplacent les cloches de toutes les églises qui sonnent à travers tout le pays, comme en métropole, pour célébrer la capitulation de l’Allemagne nazie. Un jour de fête pour le monde occidental qui célèbre la fin du second conflit mondial et la signature de l’armistice avec l’Allemagne nazie. Un jour de massacre pour les musulmans algériens qui voulaient participer à cette liesse et revendiquer leur droit à l’indépendance. 

Pour ce droit, où 150 000 Algériens se sont vaillamment battus dans les rangs des alliés aux côtés de l’armée du général de Gaulle et ont versé leur sang dans les champs de bataille. L’Africain noir ou combattant blanc pouvait servir à la France de chair à canon. Le 8 Mai 1945, le jour même où la France est libérée, elle réaffirme dans le sang sa domination coloniale : c’est le génocide constantinois. Un jour de deuil et non de fête de la capitulation de l’Allemagne nazie. Un siècle après les «enfumades» du Dahra, des nationalistes sont autorisés à défiler dans les rues à condition de ne brandir que des drapeaux français. 

Les émeutes et la répression vont se dérouler du 8 au 22 mai 1945, soit durant quinze jours : l’armée, la police, la gendarmerie françaises, les milices armées ont pu faire entre 1000 et 3000 musulmans tués par jour. C’est avec des slogans de paix et de liberté pour les paisibles manifestants indigènes : «Indépendance», «Libérez Messali Hadj» ... Des scouts défilent à l’avant, des écoliers, des étudiants et des militants qui suivent tout en contrôlant et évitant tout débordement de la masse paysanne. Un drapeau à l’emblème national de l’ENA (Etoile Nord-Africaine) est hissé par un jeune scout musulman de 22 ans, Sâal Bouzid, il est froidement abattu d’une balle dans la tête par les militaires français. Ce fut le premier martyr de ces massacres. La situation dégénère en émeute et affrontements sanglants, provoquant l’intervention et le renfort de l’armée, qui réprime les manifestants et commet une des plus sanglantes pages noires de l’histoire du colonialisme français. 

Le bilan est lourd. C’est la victoire des alliés contre le nazisme d’Hitler, mais c’est aussi le massacre de milliers d’Algériens à Sétif, Guelma, Kherrata, Oued Marsa, Ras El Ma et les villages avoisinants, suite aux manifestations pacifistes des indépendantistes et anticolonialistes. Cette impitoyable boucherie est un complot de l’armée coloniale, surtout des Pétainistes et des colons, dont les intérêts et les avantages étaient en péril. 

Des villages incendiés, des douars avec des familles entières brûlées vives. Des camions de la mort, transportant des milliers de musulmans, furent déchargés depuis les bennes au fond des gorges de Kherrata. Un massacre organisé et planifié par les autorités française. Des hélicoptères «Bananes» achevaient les blessés. Par cette véritable boucherie, l’armée française voulait redorer son blason terni après avoir essuyé de grands revers de la part de l’armée nazie et ainsi restaurer son image d’une grande puissance coloniale. Un jour de fête pour la France et un jour de massacre pour les musulmans indigènes. 

La France ne voulait pas perdre son empire, décidé à réagir violemment et c’est l’Algérie qui en paie le prix. Cette répression violente suite à des manifestations pacifiques fut menée par le président Charles de Gaulle du GPRF (Gouvernement provisoire de la République française) à la Libération à Paris, avec comme gouverneur général Yves Chataigneau désigné comme l’homme de la répression de Sétif. Le 11 mai 1945, le général de Gaulle, sourd aux revendications nationalistes, ordonne l’intervention de l’armée, dans un télégramme sans ambiguïté : «Veuillez prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer tous les agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs.» 

Le message est clair, la répression violente dirigée par le général Duval est terrible, 10 000 militaires sont déployés, les automitrailleuses visent les autochtones… Près de 3000 Français européens rejoignent les milices et se lancent dans des expéditions punitives. Dans toute l’Algérie, des prisonniers sont sortis de leurs cellules pour être fusillés sans jugement, les cadavres sont jetés dans des puits ou brûlés dans des fours à chaux pour rendre le décompte impossible. Les milices armées font la loi, ce sont des massacres, pendant 40 jours, des personnes tuées individuellement. 

Le général Pierre Weiss, commandant la Ve région aérienne, donne l’ordre le 13 mai 1945 de bombarder tous les rassemblements des musulmans sur les routes et à proximité des villages. C’est une véritable chasse à toutes les personnes musulmanes. Un cimetière est ouvert spécialement à Guelma. La répression sanglante touche toute l’Algérie durant tout le mois de mai 1945. Les Français européens d’Algérie s’organisent en milices. Les colons sont armés, commence donc la chasse aux indigènes, même des écoliers sont tués froidement. 

Le fossé se creuse entre les deux communautés. Haine et suspicion. Les colons dansent, pleurent de joie. L’humiliation est totale pour les autochtones. Officiellement, d’après la commission d’enquête du général de gendarmerie Paul Tubert : 102 morts européens identifiés, essentiellement dans la région de Sétif et 1165 morts algériens. Ce rapport est rendu public en… 2005. Il ne laisse planer aucun doute sur les responsabilités : la raison d’Etat. Les archives civiles et françaises et britanniques font état de différents nombres compris entre 6000 et 15000 morts. 

Pour les autorités algériennes, c’est plus de 45 000 morts. Nous ne connaîtrons jamais le chiffre exact. Kateb Yacine, lycéen à Sétif, rapporte : «…à Guelma ma mère a perdu la mémoire, là se cimente mon nationalisme» puis : «L’Allemagne a perdu, jour de grande espérance… ; la répression était aveugle ; c’était un grand massacre, coups de feu, cris, corps qui tombent, on voyait des cadavres partout, dans toutes les rues…» Larbi Ben M’hidi, un des responsables du PPA (Parti du Peuple Algérien) sera emprisonné pour son militantisme à Biskra le 8 mai 1945 accusé d’être le «meneur des jeunes révoltés». 

La France ne reconnaîtra sa responsabilité dans ce massacre que soixante ans après ce 8 Mai 1945. Les blessures de Sétif sont toujours béantes à force de trop de non-dits. Il faut ouvrir les archives sur ce véritable génocide. On ne connaîtra jamais les pertes engendrées et les souffrances endurées par les populations de ces petits villages situés en dehors de Sétif et dans certaines villes d’Algérie. Je suis sidéré que pratiquement tous les 8 mai, aucune chaîne française publique ne mentionne ce détail tragique de l’histoire du colonialisme français en Algérie. La France s’emploie à couvrir d’un voile pudique les événements du Constantinois. Depuis, le temps est passé, les injustices et les mensonges, la violence et ce drame du colonialisme sont cimentés dans les esprits des descendants et des orphelins de ce 8 Mai 1945 pour plusieurs générations. 

La Ve République est née des arômes des corps brûlés des enfumades et le gazage des grottes, puis un siècle après le massacre occulté du 8 mai 1945 et de la guerre d’Algérie, il faudrait attendre le 27 février 2005 pour que, lors d’une visite à Sétif, l’ambassadeur de France à Alger, Son Excellence Hubert Colin de Verdière, qualifie les «massacres du 8 Mai 1945 de tragédie inexcusable». C’est la première reconnaissance officielle de sa responsabilité par la République française. Les massacres du 8 Mai 1945 constituent le prélude sanglant de la guerre d’Algérie (1954-1962). 

Le temps s’écoule, on commence à regarder et à éteindre la version officielle de ce massacre occulté de la part de certains historiens français. On assiste de l’autre rive de la Méditerranée à une nouvelle génération d’historiens de la guerre d’Algérie, apôtre de ce vent mauvais nauséabond de révisionnisme historique d’une droite toujours à l’affût de réécrire l’histoire. Il est impossible de célébrer la victoire contre le nazisme par l’occultation de ce crime d’Etat, de ce qui s’est passé en Algérie ce même 8 Mai 1945. En ce jour de commémoration de la fin du nazisme, pas un mot ne sera dit sur ce génocide constantinois de la France coloniale. 

Aujourd’hui seront rappelés la barbarie nazie et les crimes de Vichy. Aujourd’hui seront oubliés les crimes coloniaux, la fête aux tintements des médailles et de célébrations du jour de la victoire de la capitulation allemande le 8 ma, jour férié en France. Cet épisode meurtrier de l’histoire coloniale reste un grand oublié voulu des commémorations en France. Pour l’Algérie, le 8 mai 2020, le président Abdelmadjid Tebboune a décidé d’instaurer une «Journée nationale de la mémoire», en souvenir des crimes du 8 Mai 1945 perpétrés par les forces de l’ordre français dans le Constantinois, qualifiés de «crimes commis contre l’humanité et contre les valeurs civilisationnelles, car fondés sur la purification ethnique ayant pour objectif de remplacer les populations autochtones par des apports de populations étrangères». Il fustige en outre «les manœuvres des courants et lobbys racistes de l’autre rive de la Méditerranée, et dont la mentalité d’antan a été enterrée irrévocablement par la volonté du peuple (algérien). 

Ce 8 Mai 1945 signe l’accouchement métaphorique au forceps d’une Algérie nationaliste après le viol mariage de l’invasion de 1830 et du divorce sanglant de 1962 pour accéder à l’indépendance. Non à l’oubli. Gloire à nos martyrs. 

Omar Flici , Gynécologue-obstétricien.
 

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