Toute la planète connaît désormais Waël Al Dahdouh, le correspondant d’Al Jazeera qui s’est imposé comme le visage de Ghaza et l’emblème du martyre et du courage du peuple palestinien. Mais Ghaza peut compter sur d’autres journalistes tout aussi vaillants. Youssef Abou Saïd est l’un d’eux. Ce photoreporter de 26 ans vit une épreuve tragique : atteint d’un cancer, il entame sa chimio peu avant la guerre. Cela fait 100 jours qu’il est privé de soins. Et il continue à couvrir les massacres en s’exposant aux bombardements sionistes sans savoir combien de temps son corps pourra tenir.
Photographe freelance, il a subi trois guerres et a perdu de nombreuses personnes qui lui sont chères. Fils du chahid Yasser.» Voilà résumé en quelques mots le portrait de Youssef Abou Saïd, jeune photoreporter palestinien de 26 ans qui vit et travaille à Ghaza.
Cette courte (et poignante) bio, qui ouvre sa page officielle sur Facebook, condense ainsi les épreuves accumulées en si peu de temps par ce confrère courageux, dont la vie s’est trouvée bouleversée par la guerre féroce qui déchire sa patrie depuis plus de 100 jours. Une offensive d’une extrême brutalité qui est venue se greffer au blocus infernal qui lui est imposé depuis pratiquement sa naissance.
Cependant, il est un autre élément crucial que Youssef n’a pas mentionné : il lutte stoïquement contre un cancer qui lui a été diagnostiqué un mois avant le déclenchement de la guerre punitive contre la population de Ghaza. Une tumeur au niveau des glandes lymphatiques.
Et à peine a-t-il commencé son traitement qu’il est obligé de l’interrompre, n’ayant plus la possibilité de suivre ses séances de chimiothérapie, surtout que le seul hôpital, dit-il, qui prodiguait des soins aux cancéreux, en l’occurrence l’hôpital de l’Amitié turco-palestinienne à Ghaza, a été bombardé et se trouve depuis près de trois mois hors service.
«Le seul hôpital pour les cancéreux a été détruit»
Né à Ghaza en 1997, Youssef Abou Saïd a étudié à l’école Al Awda (littéralement «le retour»), puis au lycée Al Moutanabbi. Il a effectué ensuite ses études supérieures à l’université Al Azhar de Ghaza. Depuis 2021, il collabore à la plateforme numérique «Rawafed» affiliée au ministère palestinien de l’Education (rawafed.edu.ps). Dernier détail : il est «single» précise-t-il. Célibataire.
Et alors qu’il nourrissait le rêve de percer dans la profession et travailler pour des médias ayant pignon sur rue comme Waël Dahdouh, voilà que cette tuile lui tombe sur la tête. Puis la guerre dans la foulée qui achève de tout saccager.
Mardi dernier, Youssef a décidé de briser le silence autour de la maladie qui le ronge et qui ronge des milliers de cancéreux comme lui, dans la Bande de Ghaza, qui se retrouvent quasiment en situation de condamnés à mort après l’interruption de leur traitement. «J’avais l’habitude de documenter la souffrance des gens et d’écrire à ce sujet.
Aujourd’hui, c’est de ma propre histoire et ma propre souffrance qu’il est question», a posté Youssef sur ses comptes Instagram et Facebook. Dans une autre publication, il se fend de ce message qui résonne comme un SOS : «Je suis Youssef Abou Saïd, photographe de presse à Ghaza.
Je souffre du cancer et j’ai entamé une chimiothérapie un mois seulement avant le début de la guerre. Notre maison a été bombardée, mes rêves ont été détruits, et me voici à présent errant d’un endroit à un autre. Il ne reste plus rien. Je lutte contre la maladie sans aucun traitement.
Le seul hôpital qui s’occupait des cancéreux à Ghaza a été détruit. Je n’ai pas reçu de soins depuis plus de 90 jours. Chaque nuit, je ferme les yeux sans savoir si je vais être tué par la guerre ou bien par la maladie.»
Plusieurs médias ont été sensibles à son histoire, dont la chaîne Al Jazeera qui lui a consacré un sujet émouvant. Le site égyptien d’information cario24.com a diffusé également un long témoignage du journaliste. Dans le reportage d’Al Jazeera, Youssef est serein et parle d’une voix posée.
Il paraît bien amaigri par rapport à d’autres photos d’avant le «tsunami» qui a soufflé sur sa vie. Revêtant un gilet bleu ciel estampillé «Press», il porte des lunettes de soleil qu’il n’enlève jamais. On le suit sur le terrain, en reportage dans un camp de déplacés photographiant des ados.
Des petites filles prennent la pose devant son objectif en souriant et levant le V de la victoire avec leurs doigts frêles. «Je ne sais pas quel va être mon sort, est-ce que je vais être tué par un avion de guerre ou bien vais-je mourir du cancer ?» soupire-t-il. «Après le diagnostic de la maladie, j’ai accepté mon sort sereinement.
Pour moi, c’était la volonté de Dieu et je m’y soumettais», se remémore-t-il. Décidé à se battre, il entame sans plus tarder sa chimio. «Dès les premières séances, j’ai senti une amélioration de mon état de santé. Mais quand la guerre s’est déclenchée, je n’avais plus mes doses. L’hôpital était hors service. Au fil des jours, mon état dépérissait.»
«Il n’y a plus de vie à Ghaza»
Dans le témoignage audio diffusé par le site cairo24.com¸Youssef évoque avec beaucoup de pudeur ses angoisses intimes et les idées noires qui le taraudent. «La souffrance qu’on endure comme malade du cancer à Ghaza est une souffrance lancinante du fait de l’absence de structures sanitaires qui s’occupent des cancéreux», souligne-t-il, avant de faire remarquer : «Le système immunitaire des personnes atteintes d’un cancer est très affaibli.
Nous souffrons le martyre du fait que nous sommes trimballés d’un endroit à un autre. Nous sommes tout le temps déplacés en quête d’un refuge sûr. Il y a une très grande promiscuité dans les abris. Nous végétons dans des lieux insalubres. L’eau que nous buvons est impropre à la consommation.
Nous manquons cruellement de nourriture. Nous sommes confrontés à une situation de malnutrition aiguë. Chaque citoyen à Ghaza n’a droit qu’à un seul repas par jour. Et les malades sont soumis au même régime. Ils sont mal nourris. Tout ça fait qu’ils sont davantage affaiblis.
Mais le malade du cancer a presque honte d’évoquer son cas. Il doit prendre son mal en patience et se garder de se plaindre.» Le contexte fait qu’effectivement, devant les atrocités que subit chaque jour la population de Ghaza, la vie se trouve menacée dans tous ses compartiments.
La mort fauche sauvagement les vivants. «Il y a donc une situation beaucoup plus grave que la maladie. Cependant, pour le malade du cancer, c’est une double épreuve : il subit les affres de la guerre et la perte de ses proches, et il subit le mal qui le ronge et les douleurs qui l’accompagnent.
Et en l’absence d’antidouleurs, c’est atroce.» Un peu plus loin, il s’insurge : «Ce qui me chagrine, c’est de savoir qu’il existe un traitement dans n’importe quel coin du monde sauf à Ghaza. Les patients de Ghaza en sont privés juste parce qu’ils sont de cette poche géographique. C’est injuste !»
Malgré l’ampleur de la tragédie, Youssef Abou Saïd affronte son malheur avec dignité : «Nous avons une mission à accomplir et une cause à défendre, et nous continuerons à faire notre travail malgré la maladie et malgré la guerre», insiste-t-il.
«Il y a le sentiment du devoir qui prend le dessus : devoir envers la cause, devoir envers notre patrie et aussi envers le métier de journaliste lui-même et l’obligation de couvrir les événements et de rendre compte des crimes de l’occupation. Tout cela m’oblige à continuer malgré les risques encourus et les assassinats ciblés qui visent les journalistes.
On parle de près de 115 chouhada, des journalistes assassinés par l’occupant.» Et de marteler : «Nous sommes au 103e jour de la guerre.
On ne peut pas supporter plus que ça. Le système de santé s’est complètement effondré, les infrastructures scolaires sont détruites, le tissu économique est anéanti. Il n’y a plus de vie à Ghaza aujourd’hui. Nous souhaitons que la guerre se termine au plus vite et qu’on se relève, se remette sur pied.»