La guerre contre Ghaza : Un nouvel ordre mondial en devenir ? (1ere partie)

26/12/2024 mis à jour: 14:46
4973
Photo : D. R.

Par Amir Nour

«Pour les Romains, je n’ai fixé aucune limite de temps et d’espace ; je leur ai accordé un empire sans fin.»

(Publius Vergilius Maro)

«Si les Nations unies admettent une fois que les différends internationaux peuvent être réglés par la force, alors nous aurons détruit le fondement de l’organisation et notre meilleur espoir d’établir un ordre mondial.»

(Dwight D. Eisenhower)

Au commencement était la Westphalie

Dans mon livre écrit dans le sillage immédiat de la guerre contre Ghaza en 2014, j’avais postulé que : 
 

- «La fin de la guerre froide a eu pour effet de mettre en évidence deux réalités internationales majeures : la consécration de la position des Etats-Unis d’Amérique en tant que puissance mondiale dominante, en raison de leur poids militaire, politique, économique et technologique ; et le déplacement du centre de gravité économique et commercial mondial du Vieux Continent vers la région du Pacifique en conséquence, notamment, du développement prodigieux réalisé par le dragon chinois. Et malgré leur déclin relatif causé par la crise économique et financière de 2007/2008, les Etats-Unis, étant précisément une nation à la fois atlantique et indo-pacifique, continueront à jouer un rôle de premier plan au cours du XXIe siècle ;

- Les vicissitudes du «printemps arabe», les manœuvres politico-militaires en mer de Chine orientale et méridionale et les développements de la crise ukrainienne, loin de constituer des épiphénomènes d’une actualité mouvementée, sont en fait les manifestations les plus parlantes d’un bouleversement géostratégique, dans un monde globalisé entrant dans une phase de reconfiguration accélérée. Evidemment, cette évolution, qui prend peu à peu la forme d’un monde multipolaire, n’est pas du goût de ceux qui sont favorables à la perpétuation de la domination occidentale sur le monde, plus que jamais symbolisée par la puissance du leader américain.

- L’histoire du XXIe siècle, et plus particulièrement de sa première moitié, semble s’articuler autour de deux luttes contradictoires. La première consistera en des tentatives émanant de puissances secondaires de former des coalitions pour contenir l’hégémonisme des Etats-Unis. La seconde comprendra des actions préventives de la part de ce pays visant à empêcher la formation de telles coalitions qui pourraient mettre en danger ses intérêts stratégiques dans le monde.

- Quels qu’en fussent leurs commanditaires et leurs véritables motifs, les attentats du 11 septembre 2001 ont fourni aux Etats-Unis l’occasion de mettre en œuvre leur stratégie de domination d’un monde musulman considéré – malgré son état actuel d’asthénie – comme un adversaire potentiel qu’il faut continuellement affaiblir, tout en exploitant ses importantes ressources naturelles, notamment énergétiques.

Depuis les invasions de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003, un nouveau «Sykes-Picot» semble prendre forme dans la région. Mais alors que les accords secrets franco-britanniques de 1916 visaient à «faciliter la création d’un Etat ou d’une confédération d’Etats arabes», le processus en cours vise à démanteler les Etats existants. Cette stratégie de «désintégration massive» permettrait aux Etats-Unis d’atteindre un triple objectif : garantir la préservation de leurs intérêts stratégiques dans la région ; renforcer la position de leur allié israélien, assurant ainsi sa survie en tant qu’Etat juif ; et la réorientation de l’essentiel des efforts et des ressources des Etats-Unis vers la région la plus importante du monde : la région du Pacifique.»

Depuis lors, et fondamentalement, la vision géostratégique des Etats-Unis n’a pas changé d’un iota, comme en témoigne clairement la stratégie de sécurité nationale de l’administration Biden-Harris d’octobre 2022. En effet, le document indique que «la stratégie est enracinée dans nos intérêts nationaux : protéger la sécurité du peuple américain, élargir les opportunités économiques et réaliser et défendre les valeurs démocratiques au cœur du mode de vie américain.

Dans la poursuite de ces objectifs, nous allons : investir dans les sources et les outils sous-jacents de la puissance et de l’influence américaines ; construire la coalition de nations la plus forte possible pour renforcer notre influence collective afin de façonner l’environnement stratégique mondial et de résoudre des défis communs et moderniser et renforcer notre armée afin qu’elle soit équipée pour l’ère de la concurrence stratégique». Il souligne que «les défis stratégiques les plus pressants auxquels nous sommes confrontés dans notre quête d’un monde libre, ouvert, prospère et sûr proviennent de puissances qui superposent une gouvernance autoritaire à une politique étrangère révisionniste.

Nous rivaliserons efficacement avec la République populaire de Chine, qui est le seul concurrent ayant à la fois l’intention et, de plus en plus, la capacité de remodeler l’ordre international, tout en endiguant une Russie dangereuse».

En ce qui concerne la région du Moyen-Orient, les Etats-Unis envisagent «un Moyen-Orient plus intégré qui renforce nos alliés et partenaires» et fait progresser «la paix et la prospérité régionales, tout en réduisant les demandes de ressources que la région impose aux Etats-Unis à long terme». 

Ce qui a essentiellement changé, par contre, c’est le monde même que les Etats-Unis se sont efforcés de dominer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et, davantage encore, après l’effondrement de l’Union soviétique qui, comme l’histoire le retiendra, n’aura été qu’un «gel» temporaire de la guerre froide. 
En effet, le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022 et, dans une plus large mesure, l’épisode en cours de la guerre contre Ghaza et ses dangereuses ramifications régionales – dont la moindre n’est pas la surprenante et brutale chute du régime des Al Assad en Syrie – ont rapproché Israël, l’Ukraine et l’Occident, et, par là même, les ont éloignés du reste du monde, tout en accélérant la transition vers un ordre mondial multipolaire.

A ce stade, il est à la fois justifié et utile de souligner, avec John Ikenberry une fois de plus, que «l’Etat le plus puissant du monde a commencé à saboter l’ordre qu’il a créé. Une puissance hostile et révisionniste est effectivement entrée en scène, mais elle siège dans le Bureau ovale, le cœur battant du monde libre».
Le dictionnaire de l’Académie française définit l’ordre comme «un arrangement, une disposition régulière des choses les unes par rapport aux autres ; une relation nécessaire qui régule l’organisation d’un tout en ses parties». Au fond, les notions d’ordre et de désordre s’inscrivent dans un discours pratique, éthique, politique, voire mythique et religieux. 

Dans le domaine des relations internationales, l’ordre est généralement compris comme l’ensemble des règles et des institutions qui régissent les relations entre les principaux acteurs de l’environnement international. Un tel ordre se distingue du chaos, ou des relations aléatoires, par un certain degré de stabilité en termes de structure et d’organisation. 

L’une des meilleures études jamais réalisées sur ce sujet est probablement celle publiée par la Rand Corporation en 2016 sous le titre «Comprendre l’ordre international actuel». Son objectif principal était de comprendre le fonctionnement de l’ordre international existant, d’évaluer les défis et les menaces actuels qui pèsent sur lui et, en conséquence, de recommander aux décideurs américains des politiques futures jugées saines. Le rapport indique qu’à l’époque moderne, les fondements de l’ordre international ont été construits sur les principes fondamentaux du système westphalien, qui reflétaient des conceptions assez conservatrices de l’ordre tout en s’appuyant sur une politique pure d’équilibre des pouvoirs afin de défendre l’égalité souveraine et l’inviolabilité territoriale des Etats.

Ce système westphalien a conduit au développement de la norme d’intégrité territoriale, considérée à ce jour comme une norme cardinale contre l’agression caractérisée envers les voisins dans le but de s’emparer de leurs terres, de leurs ressources ou de leurs citoyens, autrefois une pratique courante dans la politique mondiale. Ainsi défini dans ses principaux éléments, ce système a prévalu, surtout depuis le Concert européen, également connu sous le nom de système du Congrès de Vienne qui, de 1815 à 1914, a établi toute une série de principes, de règles et de pratiques ayant grandement contribué, après les guerres napoléoniennes, à maintenir un équilibre entre les puissances européennes et à prémunir le Vieux Continent contre un nouveau conflit généralisé. Il a tenu bon jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale.

A la fin des horribles hostilités de la Grande Guerre, le président US Woodrow Wilson a passé plusieurs mois de l’année 1919 en Europe, travaillant en étroite collaboration avec le Premier ministre britannique David Lloyd George, le Premier ministre français Georges Clemenceau et d’autres dirigeants pour construire un ordre d’après-guerre plus pacifique. Ensemble, ils ont donné vie à la Société des nations (SDN). 

Hélas, la SDN a reçu un coup aussi précoce que sévère lorsque le Sénat américain a rejeté l’adhésion des Etats-Unis à celle-ci, refusant ainsi de participer à un système juridique international qui, selon lui, empiéterait sur la souveraineté du pays. L’incapacité de la SDN à apporter une réponse efficace au nationalisme et au militarisme en Europe et en Asie dans les années 1930 a endommagé davantage encore sa crédibilité pour ensuite précipiter sa disparition. 

Néanmoins, cet élan novateur de construction de l’ordre a laissé une empreinte indélébile sur les affaires mondiales et s’apparentait à une répétition générale de l’architecture internationale, qui sera décidée plus tard par des plénipotentiaires internationaux réunis à San Francisco en 1945, sous la forme de l’Organisation des Nations unies.

En somme, même s’il a pris des formes différentes dans la pratique, l’ordre westphalien a constitué un trait permanent des relations entre les grandes puissances pendant toutes les périodes précitées, permettant ainsi, dans toute la mesure du possible, la prédominance de relations structurées destinées à renoncer à la conquête territoriale et à freiner tout désordre mondial susceptible de générer des guerres ou des violences à grande échelle en leur sein.

Le rapport de la Rand indique que, depuis 1945, les Etats-Unis, qui ont été les plus grands bénéficiaires de la paix rétablie, ont défendu leurs intérêts globaux par la création et le maintien d’institutions économiques internationales, d’organisations de sécurité bilatérales et régionales et de normes politiques libérales. Ces mécanismes d’ordre sont communément appelés «l’ordre international». Cela étant, ces dernières années, des puissances montantes ont commencé à remettre en question la durabilité et la légitimité de certains aspects de cet ordre, ce qui est clairement considéré par les Etats-Unis comme un défi majeur pour leur leadership planétaire et leurs intérêts stratégiques vitaux. 

Deux ans avant la publication de cette étude, Henry Kissinger, le vétéran de la diplomatie US crédité d’avoir officiellement introduit la «realpolitik» (politique étrangère réaliste basée sur le calcul des forces et de l’intérêt national) à la Maison-Blanche, avait examiné de manière exhaustive le thème de l’ordre mondial dans un livre qui a fait date. 

D’emblée, Kissinger y affirme qu’aucun «ordre mondial» véritablement mondial n’a jamais existé. L’ordre tel qu’il est défini par notre époque a été conçu en Europe occidentale il y a quatre siècles, à l’occasion d’une conférence de paix qui s’est tenue en Westphalie, «sans l’implication ni même la connaissance de la plupart des autres continents ou civilisations».

Force est de constater aussi que les négociateurs de cette paix de Westphalie n’ont pas pensé à jeter les bases d’un système applicable au monde entier. Comment auraient-ils pu penser cela alors qu’à l’époque, comme toujours auparavant, chaque autre civilisation ou région géographique, se voyant comme le centre du monde et considérant ses principes et ses valeurs comme universellement pertinents, définissait sa propre conception de l’ordre ? En l’absence de possibilités d’interaction prolongée et de tout cadre permettant de mesurer la puissance respective des différentes régions, Kissinger a observé, à juste titre, que chacune de ces régions considérait son propre ordre comme unique et définissait les autres comme des «barbares», qui étaient «gouvernés d’une manière incompréhensible pour le système établi et sans rapport avec ses desseins, sauf comme une menace».

Par la suite, grâce à l’expansion coloniale occidentale, le système westphalien s’est répandu dans le monde entier et a imposé la structure d’un ordre international basé sur l’Etat, tout en se gardant, bien sûr, d’appliquer les concepts de souveraineté aux colonies et aux peuples colonisés.

Ce sont ces mêmes principes et d’autres idées westphaliennes qui ont été mis en avant lorsque ces peuples commencèrent à réclamer leur indépendance. L’Etat souverain, l’indépendance nationale, l’intérêt national, la non-ingérence dans les affaires intérieures et le respect du droit international et des droits de l’homme se sont ainsi imposés comme des arguments efficaces contre les colonisateurs lors des luttes armées ou politiques, à la fois pour regagner l’indépendance et, par la suite, pour protéger les Etats nouvellement constitués dans les années 1950 et 1960 en particulier.

Au terme de sa réflexion mêlant analyse historique et prospective géopolitique, Kissinger tire des conclusions clairvoyantes concernant l’ordre international existant et pose des questions essentielles sur son avenir. La pertinence universelle du système westphalien, a-t-il dit, découlait de sa nature procédurale, c’est-à-dire neutre sur le plan des valeurs, qui rendait ses règles accessibles à n’importe quel pays, alors que sa faiblesse avait été le revers de sa force : conçu par des Etats épuisés par l’effusion de sang qu’ils s’infligeaient les uns aux autres, il n’offrait aucun sens de l’orientation ; il a proposé des méthodes d’attribution et de préservation du pouvoir, sans indiquer toutefois comment générer de la légitimité.

Plus fondamentalement, l’homme d’Etat américain a fait valoir que dans la construction d’un ordre mondial, une question clé concerne inévitablement la substance de ses principes unificateurs qui représentent une distinction cardinale entre les approches occidentales et non occidentales de l’ordre.

A juste titre, il a souligné que depuis la Renaissance, l’Occident a largement adopté l’idée que le monde réel est extérieur à l’observateur, que la connaissance consiste à enregistrer et à classer les données avec la plus grande précision possible, et que le succès d’une politique étrangère dépend de l’évaluation des réalités et des tendances existantes. Par conséquent, la «paix de Westphalie» incarnait un jugement de la réalité, et plus particulièrement des réalités de pouvoir et de territoire, sous la forme d’un concept d’ordre laïc supplantant les exigences de la religion.

En revanche, d’autres grandes civilisations contemporaines concevaient la réalité comme interne à l’observateur et définie par des convictions psychologiques, philosophiques ou religieuses. Kissinger était donc d’avis que tôt ou tard, tout ordre international doit faire face aux conséquences de deux tendances qui compromettent sa cohésion : soit une redéfinition de la légitimité, soit un changement significatif dans l’équilibre des pouvoirs.

Dans pareilles circonstances, des bouleversements pourraient surgir, dont l’essence est que «bien qu’ils soient généralement sous-tendus par la force, leur poussée dominante est psychologique. Ceux qui sont attaqués sont mis au défi de défendre non seulement leur territoire, mais aussi les hypothèses fondamentales de leur mode de vie et de leur droit moral d’exister et d’agir d’une manière qui, jusqu’au moment du défi, avait été considérée comme indiscutable».

A l’instar de beaucoup de ses pairs, Kissinger a estimé que les développements en cours dans le monde sont lourds de menaces et de risques, qu’ils pourraient conduire à une forte montée des tensions, et que le chaos guette «côte à côte avec une interdépendance sans précédent : dans la propagation des armes de destruction massive, la désintégration des Etats, l’impact des déprédations environnementales, la persistance des pratiques génocidaires et la propagation des nouvelles technologies menaçant de provoquer des conflits au-delà du contrôle ou de la compréhension humaine».

De ce fait, pensait-il, notre époque est engagée dans une recherche obstinée, parfois presque désespérée, d’une conception de l’ordre mondial, non sans exprimer son inquiétude, qui prend l’apparence d’un avertissement : «A notre époque, une reconstruction du système international est le défi ultime pour le gouvernement. Et en cas d’échec, la sanction ne sera pas tant une guerre majeure entre Etats (bien que dans certaines régions cela ne soit pas exclu) qu’une évolution vers des sphères d’influence identifiées à des structures nationales et à des formes de gouvernance particulières, par exemple le modèle westphalien contre la version islamiste radicale», avec le risque qu’«à ses confins, chaque sphère soit tentée de tester sa puissance contre d’autres entités de l’ordre jugées illégitimes».

Visions du monde et ordres mondiaux : l’ «individuel et profane» contre le «collectif et sacré»
Toutes les civilisations tentent de s’équilibrer entre l’individuel et le collectif, entre le temporel et le spirituel, et entre l’ici-bas et l’au-delà. C’est le glissement entre l’importance relative accordée à l’un au détriment des autres qui donne aux différentes civilisations leur identité et leur coloration distinctives ; et les disjonctions critiques dans l’histoire de l’humanité se produisent lorsque le paradigme individuel est renversé ou incliné vers le collectif, ou vice versa.

Dans les sociétés occidentales modernes, en particulier au sein de l’Anglosphère, il est indiscutable que depuis la Renaissance, qui a été à l’origine du mouvement et de la pensée des Lumières, il y a eu un glissement progressif et probablement décisif et irréversible du collectif et du sacré vers l’individuel et le profane.

Cela étant, dans l’image de soi des sociétés occidentales ou occidentalisées, l’individu est anobli et doté du pouvoir et des outils pour déterminer, seul, le cours de son développement et de son épanouissement personnel ainsi que ceux de la société, à travers l’idiome – qui est alors érigé en dogme absolu – des droits et de la pratique d’une démocratie fondée sur les lois et les règles. La primauté de l’individu sur les droits collectifs a ainsi peu à peu préparé le terrain pour le démantèlement de l’Etat-providence de l’après-guerre, rendant de ce fait de plus en plus floue la frontière entre le public et le privé et ouvrant la voie à un individualisme débridé.

Dans les paragraphes qui suivent, je tenterai d’expliquer pourquoi et comment la domination mondiale de 500 ans de la «civilisation occidentale» touche à sa fin – un destin d’abord et de manière plus significative incarné et signalé par l’auto-immolation de l’Occident pendant le bain de sang des deux guerres civiles occidentales, également appelées Guerres mondiales, qu’il a déclenchées en l’espace de seulement 30 ans, causant la mort de 100 millions de personnes. 

Une bonne façon de le faire est d’examiner les écrits de sept auteurs qui ont eu une profonde influence sur la pensée de l’homme occidental, et de sept autres auteurs qui ont prédit et mis en garde contre un crépuscule imminent de cette prédominance occidentale. En effet, ce que nous considérons comme le fondement éthique, social, économique et idéologique de la pensée occidentale a, de loin, été défini dans sept références marquantes mises en avant depuis le début de la Renaissance européenne et le siècle des Lumières :

- Dans son livre de 1513 Le Prince, l’Italien Nicolas Machiavel a décrit des méthodes – y compris la tromperie délibérée, l’hypocrisie et le parjure – qu’un prince aspirant à acquérir le trône peut utiliser, ou auxquelles un prince au pouvoir peut recourir pour maintenir son règne. 

- Le pasteur anglais Thomas Robert Malthus a affirmé dans son Essai sur le principe de population de 1798 que la population a tendance à croître plus rapidement que l’approvisionnement alimentaire ; il a également postulé que la planète serait incapable de supporter plus d’un milliard d’habitants, et a donc plaidé pour une limitation du nombre de pauvres comme meilleur moyen de contrôle. 

- Le livre fondateur de Charles Darwin L’origine des espèces de 1859 a promu une théorie de l’évolution par sélection naturelle à travers la notion de «survie du plus apte», remettant ainsi profondément en question les idées de l’époque victorienne sur le rôle des humains dans l’univers. 

- En 1864, le philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer a transféré la théorie de Darwin du domaine de la nature à celui de la société. Il croyait que le plus fort ou le plus apte dominerait ou devrait dominer les pauvres et les faibles qui finiraient par disparaître. Cela signifie que certaines races – en particulier les protestants européens – individus et nations ont le droit de dominer les autres en raison de leur «supériorité» dans l’ordre naturel. 

- Le Capital de l’Allemand Karl Marx de 1867 est le texte théorique fondamental de la philosophie, de l’économie et de la politique matérialistes. La croyance en certains de ses enseignements a conduit au communisme et a causé des millions de morts dans l’espoir (ou l’utopie) de créer une société égalitaire. 

- Dans son livre le plus célèbre Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), le philosophe allemand Friedrich Nietzsche développe des idées telles que l’éternel retour du même, la mort de Dieu et la prophétie de l’«Übermensch» (Surhomme), c’est-à-dire l’homme supérieur idéal de l’avenir, qui pourrait s’élever au-dessus de la morale chrétienne conventionnelle pour créer et imposer ses propres valeurs.

- Enfin, les théories de l’Autrichien Sigmund Freud, bien que sujettes à de nombreuses critiques, ont eu une influence considérable. Son livre le plus connu La civilisation et ses mécontentements (1930) analyse ce qu’il considère comme les tensions fondamentales entre la civilisation et l’individu. La friction primaire, affirme-t-il, provient du fait que la quête immuable de liberté instinctive de l’individu (notamment les désirs sexuels) est en contradiction avec ce qui est le mieux pour la société (la civilisation) dans son ensemble ; c’est pourquoi des lois sont créées pour interdire le meurtre, le viol et l’adultère, et mettre en œuvre des punitions sévères si elles sont enfreintes. Il en résulte un sentiment permanent de mécontentement parmi les citoyens de cette civilisation.

Sans l’ombre d’un doute, l’état d’esprit, la vision du monde et le comportement de l’homme occidental ont été considérablement influencés par les présuppositions des «sept péchés capitaux» incarnés dans cette littérature. Cela a conduit à des calamités pour le monde, telles que le matérialisme, l’individualisme, le scientisme, la recherche effrénée du profit, le nationalisme, la suprématie raciale, la volonté excessive de puissance, les guerres, la colonisation, l’impérialisme et, ultimement, au nihilisme, à la décadence civilisationnelle et au déclin du monde occidental.

Consécutivement à ce processus irréversible, en particulier au lendemain du naufrage moral et du coût humain et matériel colossal de la Grande Guerre, d’éminents penseurs et philosophes ont commencé à exprimer leur inquiétude face à la mort prochaine de l’Occident. Parmi ceux-ci, il y a principalement sept auteurs dont les livres soutiennent que s’il est vrai que l’Occident est en déclin, il est encore temps de l’atténuer ou même de l’inverser et de le préserver pour la postérité.

Ces livres sont : Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1926) ; La civilisation à l’épreuve d’Arnold Toynbee (1958) ; L’ordre et l’histoire d’Eric Voegelin (1956-1987) ; La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama (1992) ; Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial de Samuel Huntington (1996) ; Civilisation : L’Ouest et le Reste de Niall Ferguson (2012) et Décadence : Vie et mort du judéo-christianisme de Michel Onfray. Le livre d’Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident, récemment publié, mérite tout autant d’être ajouté à cette collection sélective.

Une autre caractéristique commune, déclarée ou implicite, dans ces livres est la croyance que la «civilisation chrétienne occidentale» doit être défendue à nouveau, à la fois contre la décadence interne et les menaces surgissant de l’extérieur, principalement l’islam, ou pire encore, une alliance des civilisations «islamique» et «sinique (chinoise)».

Cette peur de l’islam n’est aucunement nouvelle ; elle est profondément enracinée dans la psyché occidentale. Aujourd’hui, cependant, elle est exacerbée à un point tel que le débat sur la résurgence de l’islam est devenu, le plus souvent, inextricablement lié au discours sur le déclin de la civilisation occidentale.

Déjà en 1940, alors qu’il n’était pas encore question de la soi-disant menace islamiste ou islamique, et encore moins d’un «choc des civilisations» qui sévit dans notre monde actuel, le colonel français Charles de Gaulle – bien qu’en pleine lutte contre la Wehrmacht de l’Allemagne nazie – a donné la réponse suivante à son aumônier qui l’interrogeait sur la situation sur le champ de bataille et les rumeurs d’un armistice : «Monsieur l’Aumônier, cette guerre n’est qu’un épisode d’un affrontement de peuples et de civilisations.

Ce sera long. Et quand surgira l’affrontement avec la Chine, ce très grand peuple (…), que serons-nous et que ferons-nous ? Mais j’ai confiance. Le dernier mot sera à la civilisation la plus élevée et la plus désintéressée, la nôtre, la civilisation chrétienne (…). Mais le danger le plus grand et le plus immédiat peut venir de la transversale musulmane, qui va de Tanger aux Indes. Si elle passait sous obédience communiste russe, ou ce qui serait pire, chinoise, nous sommes foutus. Et croyez-moi monsieur l’Aumônier, il n’y aura plus de bataille de Poitiers possible.»

Le même refrain a été répété par nul autre que Samuel Huntington dans son livre non moins célèbre, écrit en réponse au best-seller très controversé de son ancien élève Francis Fukuyama en 1992 et dans lequel, suite à l’effondrement du communisme qui a conduit à une métamorphose de la politique mondiale, Fukuyama a abordé une question qui a depuis des temps immémoriaux occupé l’esprit de grands philosophes et penseurs : y a-t-il une direction à l’histoire de l’humanité ? Et si elle est directionnelle, vers quel but se déplace-t-elle ?

Fukuyama estime qu’un consensus remarquable concernant la légitimité de la «démocratie libérale» en tant que système de gouvernement a émergé dans le monde entier ; la démocratie libérale peut ainsi constituer le «point final de l’évolution idéologique de l’humanité» et la «forme finale de gouvernement» et en tant que telle constituerait la «fin de l’histoire».

L’autre grande question qui s’ensuit devient alors : la liberté et l’égalité politiques et économiques qui caractérisent l’état des choses à la prétendue «fin de l’histoire» peuvent-elles donner lieu à une société stable dans laquelle l’homme peut être considéré comme étant enfin pleinement satisfait ? Ou bien la condition spirituelle de ce «dernier homme» de l’histoire, «privé de débouchés pour sa quête de maîtrise», le conduira-t-elle inévitablement à se plonger lui-même et le monde avec dans le chaos et l’effusion de sang inhérents à l’histoire ?

S’agissant de Samuel Huntington, il est important, tout d’abord, de préciser avec le professeur d’histoire de la prestigieuse université de Columbia Richard Bulliet que l’expression «choc des civilisations» n’a pas été inventée par Huntington ; elle a très probablement été utilisée pour la première fois par Basil Mathews dans son livre de 1926.

Cela étant, en maniant la phraséologie du «choc des civilisations» à un moment propice, le professeur de Harvard a significativement, astucieusement mais malicieusement provoqué une modification du discours de confrontation au Moyen-Orient qui jusque-là avait été dominé par la rhétorique nationaliste et de la guerre froide depuis l’époque de Gamal Abdel Nasser dans les années 1950 et 1960. Bulliet a fait observer à juste titre que cette nouvelle formulation «a pris des proportions presque cosmiques : la religion islamique, ou plus précisément la communauté musulmane mondiale qui professe cette religion, contre la culture occidentale contemporaine, avec ses nuances humanistes chrétiennes, juives et laïques».

Huntington a également écrit : «L’islam et la Chine incarnent de grandes traditions culturelles très différentes et, à leurs yeux, infiniment supérieures à celles de l’Occident. Le pouvoir et l’affirmation de l’un et de l’autre par rapport à l’Occident augmentent, et les conflits entre leurs valeurs et leurs intérêts et ceux de l’Occident se multiplient et s’intensifient (...). A la base des divergences sur des questions spécifiques se trouve la question fondamentale du rôle que ces civilisations joueront par rapport à l’Occident dans le façonnage de l’avenir du monde.

Les institutions mondiales, la répartition du pouvoir, la politique et l’économie des nations au XXIe siècle refléteront-elles principalement les valeurs et les intérêts occidentaux ou seront-elles modelées principalement par ceux de l’islam et de la Chine ? (…) Les sociétés islamique et chinoise qui voient l’Occident comme leur antagoniste ont donc des raisons de coopérer l’une avec l’autre contre l’Occident.»

Plus récemment, dans son dernier ouvrage, l’historien et sinologue français Emmanuel Lincot retrace les enjeux géopolitiques des relations sino-musulmanes. Il estime qu’à l’aube du nouveau siècle, la Chine et le monde musulman ont l’intention de mettre fin à un monde dominé par l’Occident, à travers la perspective terrifiante d’une alliance multiforme entre eux. Une telle alliance engloberait évidemment la revitalisation de la mythique et autrefois plus grande route commerciale de l’histoire – la Route de la soie – qui a lié et mutuellement enrichi les deux civilisations pendant des siècles, avant d’être éclipsée par le commerce maritime dominé par l’Occident.

L’initiative chinoise «La nouvelle route de la soie», qui vise à développer à la fois des corridors terrestres et maritimes, est le principal moyen d’atteindre un tel objectif stratégique.
En y regardant de plus près, on peut affirmer que tout au long de la période coloniale occidentale, de la guerre froide et jusqu’après «Les Trente Glorieuses», l’Occident était quelque peu indifférent, voire condescendant à l’endroit de l’islam en tant que religion.

La peur exacerbée de l’islam a suivi la disparition de la social-démocratie en Occident, surtout depuis les événements de «Mai 68» et le déclin des mouvements progressistes et socio-centriques dans le tiers-monde. La révolution iranienne de 1979, elle-même engendrée par ce développement historique, et les attentats du 11 septembre 2001 ont radicalement changé la situation géostratégique aux yeux des pays occidentaux. L’islam est de plus en plus au centre de leurs préoccupations aujourd’hui et une islamophobie rampante s’en est naturellement et périlleusement ensuivie.

Comme l’a si bien dit Ali Allawi dans un livre perspicace, la religion, les cultures, la civilisation, les nations et les peuples de l’islam sont devenus l’objet d’un examen méticuleux par un large éventail d’analystes, «des plus réfléchis aux plus incendiaires, des plus illustres aux plus obscurs, des plus sympathiques aux plus fanatiques».

En vérité, pendant des siècles, la civilisation de l’islam a souvent été ébranlée par de puissants courants opposés. Les croisades, l’invasion mongole, la colonisation occidentale, l’impérialisme, et aujourd’hui l’intense mouvement de mondialisation en ont été les plus frappants. L’islam a tout aussi souvent plié sous leurs coups, mais n’a jamais rompu, loin s’en faut ; sa contribution à la civilisation universelle et à la construction de l’«ancien» et du «nouveau» monde est indéniable.

La chronique de ce rôle, notablement durant la période de puissance et de gloire de l’Empire ottoman, a fait l’objet d’un livre remarquable écrit par Alan Mikhail, professeur d’histoire et président du département d’histoire de l’Université américaine Yale. Dans l’introduction de son récit présentant une image nouvelle et holistique des cinq derniers siècles et démontrant le rôle constitutif de l’islam dans la formation de certains des aspects les plus fondamentaux de l’histoire de l’Europe, des Amériques et des Etats-Unis, il déclare : «Si nous ne plaçons pas l’islam au centre de notre compréhension de l’histoire mondiale, nous ne comprendrons jamais pourquoi les Tueurs des Maures (Matamoros) sont commémorés à la frontière entre le Texas et le Mexique ou, plus généralement, pourquoi nous avons aveuglément et sans cesse raconté des histoires qui passent à côté de caractéristiques majeures de notre passé commun.»

Richard Bulliet, deux décennies avant Mikhaïl, avait fait une observation similaire en affirmant que «le passé et l’avenir de l’Occident ne peuvent être pleinement compris sans apprécier la relation jumelée que celui-ci a eue avec l’islam au cours de quatorze siècles. Il en va de même pour le monde islamique».

Il est allé jusqu’à parler d’une «civilisation islamo-chrétienne», une expression qui n’avait jamais été utilisée auparavant, et a enchaîné en faisant une autre remarque tout aussi cruciale : «La question à laquelle sont confrontés les Etats-Unis est de savoir si la tragédie du 11 septembre doit être une occasion de se livrer à l’islamophobie incarnée par des slogans comme ‘‘choc des civilisations’’ ou une occasion d’affirmer le principe d’inclusion qui représente le meilleur de la tradition américaine (...). Le ‘‘choc des civilisations’’ doit être retiré du discours public avant que les gens qui aiment à l’utiliser ne commencent à y croire réellement.»

(A Suivre) A. N.

Notes

1. Publius Vergilius Maro, plus connu sous le nom de Virgile, est un poète romain de l’époque augustéenne. Il a composé trois des poèmes les plus célèbres de la littérature latine dont l’épique Énéide. L’épigraphe ci-dessus, où Jupiter s’adresse aux Romains, est tirée du premier livre : Énéide I, 278-9.
2. “L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau Sykes-Picot”
3. RAND Corporation, « Understanding the Current International Order », 2016. Cette étude a été parrainée par les services du Secrétaire à la Défense des États-Unis.
4. Henry Kissinger, “World Order”, Penguin Press, New York, 2014.
5. Cité dans l’ouvrage de Marc Ferro intitulé « De Gaulle expliqué aujourd’hui », Éditions du Seuil, Paris, 2010.
6. Richard Bulliet, “The Case for Islamo-Christian Civilization”, Columbia University Press, New York, 2004.
7. Basil Mathews, “Young Islam on Trek: A Study in the Clash of Civilizations”, Friendship Press, New York, 1926. Mathews était un missionnaire protestant américain et secrétaire au sein de l’Alliance mondiale des YMCA.
8. Emmanuel Lincot, “Chine et Terres d’islam : un millénaire de géopolitique” P.U.F, 2021.
9. Ali A. Allawi, “The Crisis of Islamic Civilization”, Yale University Press, 2009.
10. Alan Mikhail, “God’s Shadow: The Ottoman Sultan who shaped the modern world”, W.W. Norton & Company, New York, 2020.
11. Matamoros est le nom d’une ville située dans l’État mexicain de Tamaulipas, à la frontière avec le Texas U.S. Il fut inventé par des Espagnols catholiques pour qui il était du devoir de tout soldat chrétien d’être « un tueur des Maures ».

Copyright 2025 . All Rights Reserved.