- Le président Saïed n’a pas suivi le modèle classique d’une transition en s’arrogeant, le 25 juillet 2021, des pouvoirs exceptionnels avec le soutien de la police et l’armée, ainsi que d’une large majorité du peuple, satisfaite du départ de l’ancien régime. Qu’en dites-vous ?
L’Etat d’exception est envisageable dans un système démocratique. Faut-il encore qu’il réponde à certaines conditions aussi précises que possible pour réduire la marge d’interprétation à leur égard. Entre autres, le caractère manifeste du péril, son caractère imminent (dans le sens immédiat, menaçant) et l’impossibilité tout aussi manifeste d’y faire face par les moyens ordinaires, qu’ils soient législatifs ou politiques.
Or, ce à quoi on a assisté le 25 juillet 2021 et qui s’est confirmé ensuite, c’est que le péril imminent était matérialisé – aux yeux de K. S.– par l’ARP avec ses dérives et ses spectacles affligeants qui ont participé (d’ailleurs K. S.y était aussi pour quelque chose) au blocage du fonctionnement institutionnel normal de l’Etat.
A supposer que ce constat d’un péril imminent soit partagé, n’y a-t-il pas d’autres possibilités pour le juguler ? Par exemple la dissolution de l’ARP et la convocation d’élections anticipées ?
- Et l’article 80 dans tout cela ?
L’article 80 ne définit pas la nature de l’Etat d’exception et se contente d’une formulation vague : «Le Président peut prendre des mesures qu’exige l’Etat d’exception.» Or, s’agissant de l’Assemblée législative, l’article 77 de la Constitution habilite le Président (§3) de dissoudre l’ARP «dans les cas prévus par la Constitution». Or, là aussi, les rédacteurs de la Constitution ont délibérément omis de formuler «les cas prévus» pour la dissolution de l’Assemblée législative.
On peut donc se poser la question pourquoi K. S.n’a pas fait appel à cet article quitte à lui donner une interprétation personnelle que l’absence de la Cour constitutionnelle lui permettait et que l’article 72 l’autorisait à le faire dans «le respect de la Constitution».
- Quelles seraient donc les véritables raisons du choix du président Saïed ?
Je ne pense pas que les raisons de son choix étaient essentiellement juridiques. On s’est rendu compte que ce qu’il ne considérait pas permis par la Constitution, à savoir la dissolution de l’ARP, l’est devenu huit mois après. Tout autant que la durée de l’Etat d’exception annoncé, conformément à la Constitution, au début à un mois, puis prolongé un mois supplémentaire puis indéfiniment. En outre, il est clairement indiqué par l’article 70, qu’«en cas de dissolution de l’ARP, le régime électoral est exclu du domaine des décrets-lois».
Les raisons me semblent plutôt d’ordre politique : des élections législatives anticipées peuvent aboutir à une assemblée qui lui sera de nouveau hostile, pas nécessairement avec la même majorité (le PDL est par exemple donné gagnant). D’où son «coup de force» qui s’est avéré être un pari gagnant qui lui a permis de jouir d’une sorte «d’état de grâce» pendant laquelle il s’est décidé – un peu à marche forcée – à mettre en place les fondements de son projet.
ASSURÉMENT L’EMPRISE QUE KAÏS SAÏED N’EST PAS CATHOLIQUE DU TOUT ! ELLE S’INSPIRE DU KHALIFA OMAR D’APRÈS SES DIRES. OU, PEUT-ÊTRE, DE LA LÉGENDE ROMAINE DE CINCINNATUS.
La satisfaction de larges couches de Tunisiens vient de leur déception à l’égard des politiques, de leur sentiment d’avoir été trompés et abusés par des vautours, d’avoir été sacrifiés par eux... Ce sentiment fondé sur un vécu a été alimenté aussi par les ennemis de la démocratie. Le coup de force apparaît comme un coup d’arrêt à une situation qui n’était pas considérée comme démocratique, mais «une farce sordide jouée par une bande de dingues, de délinquants et de proto-fascistes qui a mené le pays au désastre».
Combien de temps encore, l’énorme ressentiment populaire à l’égard des islamistes peut-il, à lui seul, maintenir à flot la cote de popularité de K.S. ? Face à la dégradation du climat politique, la profonde crise économique, financière, sociale, etc.
- Certains observateurs défendent les amendements du président Saïed sur le Conseil supérieur de la magistrature et l’ISIE. Quel est votre avis ?
Là encore le traitement est politique avant d’être juridique. En d’autres termes, en quoi l’Etat d’exception autorise-t-il le Président à vider les institutions de leur fonctionnement démocratique, quand bien même imparfait ou encore vicié ? En quoi ces mesures vont-elles contribuer à circonscrire le péril et à rétablir le fonctionnement normal de l’Etat ?
A l’évidence, l’objectif n’est pas tant de garantir plus d’indépendance aux instances que de s’assurer de la fidélité à la personne du président de la République et leur loyauté à servir sa feuille de route. Je ne minimise pas l’importance des mécanismes de nomination et de fonctionnement, bien au contraire, les institutions mises en place depuis 2011 ont souffert de l’esprit de «ghanima» (butin) et des combines «partitocratiques».
Le fait de leur substituer de nouveaux mécanismes dit «rectificatifs» justifie-t-il les moyens et la méthode utilisés : absence de transparence, zéro concertation, absence de recours, mise devant le fait accompli, etc. dans un domaine où la Tunisie a acquis des compétences reconnues internationalement, notamment par la société civile ? Et puis, pour aller dans quelle direction ?
Servir quel projet, celui de la poursuite et de l’approfondissement démocratique ou celui de la validation et de la légitimation de l’état de fait ? Quand on a accepté l’aventure de l’ISIE en 2011, on était motivé et porté par le projet démocratique. Je doute que ce soit le cas aujourd’hui.
- Hormis son mode de contrôle du pouvoir, pas très catholique, que reprochez-vous au mode d’emploi du président Saïed ?
Assurément l’emprise que Kaïs Saïed n’est pas catholique du tout ! Elle s’inspire du khalifa Omar, d’après ses dires. Ou, peut-être, de la légende romaine de Cincinnatus.
L’histoire raconte que ce dernier a répondu à l’appel de ses citoyens, alors qu’il se trouvait dans les champs, il assuma l’autorité absolue du dictateur pendant seize jours, écrasa l’ennemi puis renonça vertueusement au pouvoir pour retourner à sa charrue. Avant le 25 juillet, il fallait trouver une issue pour sortir de l’impasse dans laquelle l’Etat s’est enfermé. Mais cette dite sortie est en train de nous mener de nouveau vers l’impasse.
Dans ce sens, la question de l’adhésion d’une partie de l’opinion au coup de force de K. S.peut être appréhendée comme un révélateur du désarroi démocratique des Tunisiens face aux bouleversements brusques des règles du jeu politique et de la mise en crise de nos vieux schémas de pensée et d’action.
- Comment vous évaluez l’attitude du président Saïed ?
K. S. se pose en justicier : il ne rate aucune occasion pour fustiger les partis et le gouvernement (le procès en règle de la démocratie représentative).Il se pose en «monsieur propre» : en avant toute contre la corruption.
Il se pose en «homme du peuple» (sorties, visite surprise, etc.) : musulman, conservateur, nationaliste et populiste : «Le peuple veut.» Il se pose enfin en sauveur : le coup de force du 25 juillet est vu comme un coup d’éclat ; soulagement, euphorie et inquiétudes (incertitudes). Son projet est de «renverser le système» (renverser la pyramide) et de le remplacer par un autre fonctionnant de «bas en haut». A priori, cela semble être une idée séduisante.
Mais comment la mettre en pratique ? C’est là qu’on trouve les véritables intentions de Kaïs Saïed : un régime présidentiel fort pour ne pas dire personnel et autoritaire tirant sa légitimité du suffrage direct et sera servi par des institutions soumises ou du moins subordonnées à cette volonté quasi-«divine». En ce sens, Kaïs Saïed se rapproche plus du khalifa Omar, qui a régné longtemps, que de Cincinnatus !
- Ne voulez-vous pas faire partie de la prochaine ISIE ?
Comment, dans un tel chambardement, peuvent s’organiser sereinement des étapes aussi essentielles que l’impérative mise à jour du registre électoral, l’encadrement de la campagne électorale, l’accès équitable aux médias et alors que le chef de l’Etat, s’érigeant en justicier, multiplie les discours vengeurs ?
Pour exemple, sa violente diatribe, le 27 avril 2022 devant un parterre de familles des victimes de la révolution et du terrorisme, qui exhorte à refuser le dialogue et la réconciliation à «ceux qui ont brandi les armes contre l’Etat et à ceux qui n’acceptent pas la volonté du peuple» !
Dans ces conditions, il ne me semble pas fondé de m’associer à une entreprise dont je crois qu’elle risque d’être à l’opposé de ce à quoi j’ai toujours milité, la démocratisation de notre pays.
Bio express
C’est l’un des vieux routiers de la lutte pour la démocratie en Tunisie, sous les régimes de Bourguiba et Ben Ali. Longtemps exilé en France où il a milité et dirigé plusieurs associations, dont le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme.
De retour en Tunisie après la chute de Ben Ali en 2011, il est élu par la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, comme président de l’Instance supérieure indépendante des élections, qui a veillé à l’organisation des élections du 23 octobre 2011. Jendoubi a quitté l’ISIE en 2013. Il a été chargé des droits de l’homme dans les deux gouvernements de Habib Essid, de janvier 2015 jusqu’à juillet 2016.
De décembre 2017 jusqu’à octobre 2021, Jendoubi a été à la tête d’un groupe d’experts internationaux et régionaux, désignés par l’ONU, pour enquêter sur les violations des droits de l’homme au Yémen. Fort de toute cette expérience, il a accepté de répondre aux questions d’El Watan.