L’engagement algérien de Jean-Paul Sartre est bien réel. Son soutien aux combattants du FLN-ALN était sans concession. Si l’engagement de son journal, les Temps modernes, a procédé le sien, l’entrée en scène de Sartre n’en fut pas moins très remarquée. En mars 1956, il publie un article intitulé : «Le colonialisme est un système». Suivront d’autres textes bien sentis et de tonitruantes interventions publiques.
Mais qui se souvient du parcours lumineux du philosophe et de son compagnonnage révolutionnaire ? Rares sont les intellectuels qui évoquent son soutien désintéressé au FLN et à ses courageux Porteurs de valises. Kamel Guerroua, journaliste et écrivain, évoque la vie de l’intellectuel français dans un essai percutant «Sartre et l’Algérie» (Ed. Tafat).
Rien n’est laissé au hasard dans ce texte excellemment bien écrit. Pour le jeune auteur, l’amnésie entretenue de ce côté-ci de la Méditerranée n’est guère justifiée. «Pourquoi ce point aveugle ? S’agit-il d’ostracisme ou de simple zapping mémoriel», s’est-il interrogé dans l’introduction de l’essai préfacé par l’excellent Salah Guemriche. Kamal Guerroua revient sur le parcours algérien de Sartre.
Pour lui, «l’escale algérienne des années 1950-1960 fut d’autant plus déterminante pour Sartre qu’elle l’avait aidé à forger la stature d’un intellectuel engagé à l’aura universelle, poussé à prendre les devants de la scène médiatico-politique, non seulement par conviction mais aussi par devoir éthique».
«La Guerre d’Algérie avait radicalement transformé le philosophe, en le rendant homme d’action et de terrain, homme de praxis existentialiste, homme d’un nouvel horizon philosophique : la violence révolutionnaire», tranche-t-il, affirmant que le Sartre «avait pris acte d’une chose : l’écrivain était, qu’il le veuille ou non, dans le coup», obligé de «résister, de prendre parti, de militer, de se battre avec le monde et la réalité qui s’imposait à lui, chargé de témoigner de son temps, d’inscrire son écriture et son combat dans le cours de l’histoire…» Rappelant que Sartre «fut, sans conteste, «le grand frère» des opprimés», il précise que les textes sartriens entre mars 1956 et avril 1962, publiés dans Situations V (Gallimard) «mettaient en commun une dose de révolte, de polémique et de courage, à l’aune du climat répressif qui régnait en Algérie». L’essayiste ne pouvait pas faire l’impasse sur la querelle entre Sartre et cet Algérien de naissance, Albert Camus.
«Dette algérienne»
Revenant sur leur complicité du début et leur séparation tonitruante, il écrit très justement : «Mais qui avait remporté la partie, en fin compte, dans cette bataille idéologique sur fond de guerre anticoloniale ? Ni l’un ni l’autre, estimait Roland Aronso. Les deux semblaient s’être enferrés dans leurs demi-vérités manichéennes, sans jamais prêter attention à l’autre. Sartre, qui n’avait jamais exclu l’examen des conditions matérielles et concrètes de tout acte politique, croyait au progrès, en se posant en intransigeant anticolonialiste, et Camus, marqué par l’esprit du midi-l’équilibre-et le réformisme, évitait de choisir, de crainte, paraît-il, de froisser les siens-Les pieds-noirs.»
Guerroua a brassé large dans son texte bien documenté. Il évoque, dans un chapitre détaillé, les Porteurs de valises, dont le plus connu d’entre eux, Francis Jeanson, était un très proche camarade. «Parler de Sartre sans que l’on n’évoque les célèbres Porteurs de valises serait comme un coup d’épée dans l’eau», met-il en avant. Sartre était de tous les combats.
Comme celui, essentiel, contre la torture.
«Il est évident que le réquisitoire anti-torture de Sartre (…) s’était accompagné d’un retour historique instructif sur le phénomène de la torture dont-de son propre aveu, Hitler n’était qu’un précurseur»».
L’essayiste ne pouvait omettre d’évoquer ce qu’il appelle «l’empreinte fanonienne» : «Sartre et Fanon, c’était presque la même veine combative : deux voix rebelles : hypersensibles à la condition des Indigènes et indéniablement engagées dans la voie de l’anticolonialisme le plus radical.» Guerroua considère in fine que Sartre «dérange» toujours, au-delà des frontières hexagonales.
En Algérie, le soutien de Sartre à Israël semble avoir agacé des intellectuels «séduits» par les positions anticolonialistes du philosophe.
Kamal Guerroua propose aux Algériens de faire leur autocritique. «(…) osons quelques questions sur notre oubli, nos oublis, nos ingratitudes à l’égard de notre mémoire collective. Parlons-en entre Algériens, en toute honnêteté, sans garde-fou, avec sincérité, avec sérénité ! La première des questions que je me pose, à moi-même, et que je voudrais poser aux miens : pourquoi a-t-on oublié Sartre ?», s’interroge-t-il, estimant qu’il est essentiel «d’établir le lien presque «ombilical» entre «l’homme de la rupture» et «la terre de la révolution permanente» qu’il n’avait pourtant jamais foulée de son vivant. Icône, repère et voix audacieuse dans le ciel gris de la Guerre d’Algérie, le philosophe demeure «la figure de proue par excellence de la lutte anticoloniale». «(…), il faut consentir à donner sa place à Sartre», suggère-t-il. Il s’agit, comme le note Salah Guemriche, d’une «dette algérienne».
Kamal Guerroua, Sartre et l’Algérie, Ed. Tafat. Prix, 1200 DA.