Depuis son accession à la présidence de la République, on a toujours prêté à Recep Tayyip Erdogan l’intention de ressusciter un jour le califat ottoman. De ce fait, il n’a jamais été tendre avec ceux qui peuvent lui barrer le chemin. Fidèle à sa réputation, il a commencé à utiliser une arme que lui est chère : la répression.
Sans crier gare, les services de sécurité ont déclenché il y a une semaine une terrible opération de police qui a ciblé en premier lieu le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, arrêté dès le lever du jour ainsi que plusieurs dizaines de ses partisans. Cela s’est déroulé vendredi dernier, deux jours avant une réunion de l’opposition destinée à nommer son futur candidat à l’élection présidentielle, prévue en 2028.
Le maire est connu pour être un redoutable battant, 5 ans auparavant, il avait gagné la mairie avec un large score. Cela a déplu à Erdogan qui a crié à la fraude et a obligé l’administration à refaire les élections. Le jeune Imamoglu, 35 ans à l’époque, remporte une nouvelle fois le scrutin. Devant l’évidence, Erdogan finit par lui concéder la victoire.
Or, à l’élection présidentielle prévue en 2028, le maire d’Istanbul est donné grand favori. Une perspective insupportable pour le Président, lui qui, sans l’avoir déclaré, se préparerait pour un troisième mandat. Et pour cela, il doit procéder à la révision de la Constitution qui limite les mandats à deux. Mais cela n’est pas un obstacle pour lui. Il procédera à une révision de la Loi fondamentale et le tour est joué.
Malheureusement, la chance et les sondages donnent clairement l’avantage au jeune maire. Il lui reste une solution pour empêcher l'irréparable : sortir la grande artillerie et piétiner la légalité, une pratique courante et pas choquante en terre d'islam. Pour cela, on arrête l'adversaire le plus dangereux, en l'occurrence Ekrem Imamoglu, on l'accuse de «terrorisme» et de «détournement de fonds» de la mairie d'Istanbul, et le tour est joué.
Mais cela ne se passe pas comme ça. Le peuple turc a connu les coups d'Etat militaires et les pouvoirs autocratiques. Il a lutté, apparemment, pour goûter à la liberté et à la démocratie, ce qu'il n'accepte pas qu'on lui vole. La mairie d'Istanbul diffuse les arrestations de partisans dans les rues, des images que la télévision d'Etat cache aux citoyens.
De sa cellule, Imamoglu annonce qu'il ne baissera pas les armes et appelle le peuple à manifester pour défendre ses acquis. La région commence à paniquer. Dix journalistes sont arrêtés à leurs domiciles. L'armée et la police tirent sur les manifestants avec des balles en caoutchouc. Mais la révolte gronde et s'étend comme une tache d'huile.
Les étudiants entrent dans la danse avec leurs visages camouflés pour ne pas être reconnus par la police. «Nous nous battons pour défendre une démocratie plus libre et nous incitons les adultes à nous soutenir», disent-ils publiquement. La colère s'étend dans 55 provinces sur les 80 que compte le pays. La répression devient de plus en plus dure. Même les hommes politiques n'échappent pas aux arrestations.
Les manifestations sont interdites jusqu'au 1er avril prochain. Mais rien n'y fait. Cette rébellion à laquelle l’on ne s’attendait pas car on pensait que la Turquie allait enfin évoluer dans une période d’apaisement et de calme. La décision prise par Ocalan de proclamer un cessez-le-feu unilatéral depuis sa cellule, où il purge une peine de prison à perpétuité depuis 23 ans, a permis tous les espoirs, d’autant que la rébellion kurde ne cherche pas à renverser l’ordre établi, mais la reconnaissance des droits d’un peuple réparti entre 5 pays.
Pourtant Erdogan est connu pour être un redoutable politique. A la tête d’un pays qui abrite la seconde armée de l’OTAN, il est en mesure de saisir toute opportunité qui se présente pour agir dans l’intérêt de la Turquie. Il a su jouer les équilibristes dans la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine.
Il a su, par exemple, convaincre les Russes de laisser le blé ukrainien quittait l’Ukraine sans entraves pour venir en aide aux pays du tiers-monde. Il est devenu très populaire, lorsque à la tête de la mairie d’Istanbul, il a transformé cette métropole en grand centre économique mondial avec ses infrastructures, ses ports sur le Bosphore, son métro, une ville très ouverte sur le monde.
En Turquie, on dit que celui qui devient maire d’Istanbul accédera à la présidence de la République. C’est pour cette raison qu’Erdogan voit d’un mauvais œil la candidature du maire de cette ville. Il a même réussi à introduire une clause à la loi électorale qui annule la candidature de tout citoyen qui ne posséderait pas un diplôme universitaire.
C’est ce qui vient d’arriver à Imamoglu. Sur le plan économique, les voyants sont au rouge. La livre turque est en chute libre depuis plusieurs années. Ce qui est à l’origine de beaucoup de défections au sein du parti présidentiel l'AKP. C’est ce qui explique aussi le slogan sans cesse marteler par les manifestants : «Droit, loi, justice».
Affaibli, le Président est tenté de gouverner de façon autoritaire, ce qui l’incite à réprimer des manifestations dont l’ampleur n’a pas été vue depuis 2013. Mais il a aussi de grands succès diplomatiques à son actif. Il est devenu de ce fait le garant de la stabilité et de la circulation en mer Noire.
Malheureusement, les cartes peuvent être brouillées par un Donald Trump qui fourre son nez partout et qui veut régenter les relations internationales. Or, Washington tient à la stabilité de la Turquie. Et Erdogan est un garant de cette stabilité. Mais une grande bataille de leadership est engagée dans le bassin oriental de la Méditerranée.