Ils étaient des dizaines de milliers à se presser hier vers l’esplanade du Caroubier et la Promenade des Sablettes pour assister au défilé militaire. Il y avait une formidable communion entre la marée populaire et les hommes de l’ANP qui paradaient. A plusieurs reprises, la foule scandait avec ferveur : «Djeïch-Chaâb, khawa-khawa !»
Mardi 5 juillet 2022. 8h10. Alger s’éveille doucement sous un ciel brumeux. Les rues de la capitale sont désertes après une nuit animée, marquée par les festivités de l’indépendance qui ont enflammé plusieurs places au rythme des chants patriotiques. Nous sommes à la Place Audin. Nous nous rendons au défilé.
La place est vide. Des dessertes ont été annoncées pour qui veut se rendre aux lieux du défilé. Mais pas de bus affrétés à cet effet depuis la station Audin. On nous oriente vers celle du 1er Mai. Chemin faisant, de tendres images nous interpellent de bon matin.
Des gestes simples qui témoignent néanmoins d’une touchante ferveur patriotique en ce jour tellement symbolique. Ce jour béni du 60e anniversaire de l’indépendance. Comme de croiser ce jeune papa conduisant une poussette avec un bébé à bord, et arborant un petit drapeau accroché à la poussette. Ou cet homme revêtant un maillot de l’équipe nationale floqué de l’emblème DZ. Ou encore ce gamin qui s’affiche fièrement avec un drapeau noué autour du cou.
A la place du 1er Mai, il y a déjà une petite foule qui attend le bus du défilé. Une dame s’enquiert du transport adéquat auprès de deux agents de l’Etusa. «Il n’y a pas de bus, la route est fermée. Prenez le métro jusqu’à Ruisseau, puis le tramway et descendez à Kharrouba. Suivez la foule», lui explique gentiment l’un d’eux. Nous suivons à notre tour son conseil et nous engouffrons dans la bouche de métro qui s’est emplie déjà de monde. Plusieurs parmi les passagers ont fait le déplacement en famille, accompagnés parfois d’enfants en bas âge, pour assister à la parade. Détail important : en ce jour glorieux, le transport est gratuit, que ce soit pour le métro ou le tram.
Processions de marcheurs
8h40. Nous voici à Ruisseau. Au sortir de la bouche de métro, un monsieur lance à l’adresse de policiers qui scrutent les voyageurs : «Allah iawankoum ou rana maâkoum !» (Que Dieu vous vienne en aide et on est avec vous). Nous gagnons dare dare les quais.
Deux tramways à destination de Dergana-Centre sont sur le départ. Une bonne partie des passagers a la même destination que nous : le défilé. De fait, beaucoup d’entre eux descendront à la station Caroubier, point de chute de tous les visiteurs non «badgés», tandis que les officiels, eux, prendront place à la tribune aménagée à Djamaâ El Djazaïr, la Grande Mosquée d’Alger.
C’est à partir de là que le président Tebboune et le chef d’état-major de l’ANP, Saïd Changriha, donneront le coup d’envoi du défilé. Nous descendons à Cinq-Maisons, dans la commune de Mohammadia, et longeons la cité les Dunes avec l’espoir de gagner le grand pont qui débouche sur Ardis.
C’est la position idéale, avons-nous songé, pour observer la parade militaire. Une image attire notre attention en traversant l’impressionnante barre d’immeubles : des drapeaux sont accrochés à plusieurs fenêtres, dessinant une étonnante fresque vert-blanc-rouge.
A notre déception, au bout de la cité, des barrières sont dressées par les forces de l’ordre pour empêcher les badauds d’accéder au grand pont que nous convoitions. Et tous les autres accès alentour sont aussi fermement barricadés. «Presse ? Vous avez une autorisation ?» nous demande un agent de police un peu plus bas, près du pont d’El Harrach, nous empêchant de couper par une route débouchant sur la Grande Mosquée d’Alger, avant de nous inviter à nous rendre au site de Caroubier, le seul ouvert à la population.
Tout autour, c’est le même chaos observé ces derniers jours, avec la circulation automobile qui bouchonne. Sous un soleil de plomb, des processions de citoyens, dont des familles entières, des parents accompagnées d’enfants un peu sonnés, marchent en direction de Kharrouba et des Sablettes pour être au cœur de l’événement.
Spectacle aérien
10h20. Sur le pont enjambant Oued El Harrach sont massés des badauds enjoués armés de leur téléphone portable et immortalisant une performance aérienne illuminant le ciel d’Alger. Une formation de six avions de chasse exécutant une parfaite chorégraphie laissent dans leur sillage une traînée de couleurs blanc, vert, rouge sous le regard ébloui des passants.
Ils seront bientôt suivis par d’autres appareils militaires de différents types. L’APS détaille : «Une formation aérienne de 6 avions d’entraînement avancé L-39 a décoré le ciel de la capitale aux couleurs nationales, suivie d’une formation aérienne d’un avion d’instruction avancée de transport C-90, accompagné de deux avions d’instruction de base et avancée NIMR L-39.
Un escadron de 8 avions d’instruction avancée et appui-feu YAK-130, une formation aérienne de 3 avions de transport tactique C-130, un escadron de 3 avions de transport BE-350 et un avion de transport tactique IL 76-MD ont survolé la tribune officielle installée au niveau de Djamaâ El Djazaïr, sous les applaudissements des invités de l’Algérie. Les pilotes des forces aériennes ont exécuté une opération de ravitaillement en vol par un avion ravitailleur IL-78, accompagné de 2 SU 30-MKI».
Une foule de plus en plus épaisse afflue de partout. Des flots de voyageurs sont déversés par le tramway à la station La Glacière, et tout ce beau monde converge vers l’immense parking attenant à l’hippodrome du Caroubier, tandis que d’autres processions empruntent la passerelle qui se prolonge jusqu’à la Promenade des Sablettes.
Un policier en civil fouille sommairement notre sac avant de nous autoriser à pénétrer dans l’esplanade. Une impressionnante marée humaine est massée sur la grande place, et l’on entend d’emblée des hourrah adressés à des pilotes de chars en parade.
Difficile d’apercevoir les blindés en question tant la foule est dense. Impossible de s’approcher jusqu’aux abords de la chaussée pour mieux apprécier le spectacle. Nous devons nous contenter de bribes d’images : des carrés de chars qui défilent, des camions porte-missiles, des hélicoptères qui prennent leur envol, des escouades de motards de la Gendarmerie nationale…
100 formations militaires ont participé au défilé
Un communiqué du MDN fournit des précisions utiles à propos des unités qui ont participé à la parade. Le ministère de la Défense indique qu’au lancement du défilé, les premiers à parader étaient les «carrés de la Formation musicale et de la Cavalerie, relevant de la Garde républicaine, suivis des carrés des Moudjahidine, des Cadets de la Nation, des Commandements de Forces, des Ecoles militaires, ainsi que les carrés de la Direction nationale de la Sûreté nationale, de la Direction générale des Douanes, et de la Direction générale de la Protection civile».
Ces unités ont ensuite laissé place «aux formations de véhicules de combat, à leurs têtes les différents types de chars, les véhicules lance-roquettes, divers systèmes d’artillerie contre aéronefs et des systèmes de missiles de défense antiaérien, à l’instar des systèmes ‘‘BUK-M3’’ et ‘‘S-300’’, les divers systèmes de radar, des véhicules blindés légers, des véhicules de reconnaissance et d’assaut». «Les formations des différents engins du génie de combat dédiés à l’ouverture des route et la pose de ponts et divers véhicules de soutien multiforme, y compris technique et sanitaire, ont ensuite pris le relais, devançant la formation des motocycles relevant de la Gendarmerie nationale».
L’un des moments forts du défilé fut l’apparition, dans le ciel, vers la fin de la cérémonie, d’une nuée de parachutistes qui n’ont pas manqué d’impressionner le public. «Des exhibitions de sauts en parachute exécutées par les équipes nationales militaires, masculine et féminine, ont également empreint cette parade militaire», a fait savoir le MDN à propos de ce «numéro».
A noter également la participation des «forces navales constituées de divers bâtiments de guerre et navires polyvalents, à l’image des sous-marins, de bateaux de Commandement et de projection des Forces, de soutien et de support de frégates, de corvettes, de dragueurs de mines, de navires d’instruction et de navires de recherche et de sauvetage». Le MDN précise qu’au total, pas moins de 100 formations ont pris part à ce défilé.
«Djeïch-Chaâb, khawa-khawa»
Côté public, l’affluence se poursuivait sans discontinuer tout au long de la matinée de ce mardi. Les spectateurs étaient de tous les âges et quasiment de toutes les wilayas. Malgré la chaleur accablante, malgré les éprouvants déplacements à pied et autres désagréments, la magie, on peut le dire, a opéré. On pouvait ainsi entendre à chaque engin qui défile fuser des youyous stridents, des cris de joie. A plusieurs reprises, la foule proclamait : «Djeïch-Chaâb khawa-khawa !» (Armée-peuple, nous sommes des frères). Un gamin devant nous lance un émouvant : «Tayhia El Djazaïr !». Des jeunes exaltés entonnent à la vue d’un escadron d’hélicoptères : «One two three, Viva l’Algérie !». Et à perte de vue, en plus des drapeaux omniprésents, on voit partout des smartphones. Une forêt de bras connectés, ne ratant aucune miette de l’événement.
Karim, 48 ans, commerçant de son état, a fait le déplacement depuis la ville de Koléa pour assister au défilé. Il est venu avec son épouse et leurs trois enfants. «C’est important que mes enfants voient ça. Moi, le seul défilé que j’ai eu l’occasion de voir, c’était le dernier, celui de 1989», dit-il. Karim minimise les désagréments du trajet : «On a pris le train puis le tram pour venir. C’est un peu fatigant, surtout avec la canicule. Mais maâliche, ils supporteront. Le jeu en vaut la chandelle».
Sur ce 60e anniversaire de l’indépendance, il nous dira après une courte réflexion : «ça représente tout ! La liberté, c’est quelque chose d’inestimable. Et pour nos enfants, on espère une Algérie plus prospère. Notre génération a été marquée par la période des années 1990 qui a gâché notre jeunesse, on souhaite qu’ils connaîtront un meilleur sort que nous, comme nous, nous avons été mieux lotis que nos parents. Eux, ils ont connu les affres de la colonisation, et nous, nous avons connu la période noire des années 1990. Hamdoullah, on s’en est sortis, et on souhaite le meilleur pour nos enfants.»
«Je suis venu spécialement de Tlemcen pour ça»
Boubekeur et Zine El Abidine, respectivement 25 et 23 ans, sont originaires du Sud du pays, le premier de Ouargla et le second d’Adrar. Les deux sont fraîchement diplômés, Boubekeur en électrotechnique et Zine El Abidine en économie. Et tous les deux sont au chômage. «On est venus pour le défilé. En ce moment, on loge à Réghaïa. Mais on n’arrive pas à voir grand-chose. J’ai vu le défilé aérien, c’est tout», regrette le jeune économiste.
Méditant ce 60e anniversaire de l’indépendance, Zine El Abidine estime qu’il «manque encore beaucoup de choses à réaliser». Boubekeur complète : «Nous sommes toujours en voie de développement». «La Révolution algérienne est grandiose. Mais aujourd’hui, il faut continuer. Il faut accorder la priorité à la jeunesse, lui procurer du travail surtout», insiste l’électrotechnicien.
Et de faire remarquer : «A Ouargla, il y a du travail, mais bel maârifa. Il faut du piston pour accéder à un poste à Hassi Messaoud. Ils nous mettent beaucoup de bâtons dans les roues. L’Etat doit s’occuper davantage des populations du Sud qui restent marginalisées. Quand tu vois ce qu’il y a ici (à Alger, ndlr) et notre situation là-bas, il n’y a pas de comparaison possible».
Hanane, 40 ans, est, quant à elle, originaire de Mostaganem. Elle a fini par accéder à la demande de son fils aîné, confie-t-elle, qui «a tenu à voir le défilé de l’indépendance». Du coup, ils sont venus tous en famille, y compris le petit dernier qui n’a que deux ans.
La jeune maman regrette que l’on n’ait pas pensé à emménager des gradins pour mieux profiter du spectacle. «C’est dommage qu’il n’y ait pas de tribunes, s’il le faut même payantes. Pour le reste, c’est beau, c’est magnifique». Si elle devait formuler un vœu en ce jour particulier, quel serait son souhait, demandons-nous à Hanane. «Que l’Algérie soit toujours au plus haut, qu’elle retrouve sa puissance d’avant, que nos enfants connaissent une Algérie nouvelle, et qu’on puisse vivre en paix et en sécurité», rétorque-t-elle.
Djalil, 28 ans, prenait en photo des gamins posant avec un large drapeau quand nous l’avons apostrophé. «Moi, je viens d’arriver. J’ai pris la route depuis Tlemcen spécialement pour le défilé», affirme-t-il. Il explique : «Nous, les jeunes, on n’a pas eu l’occasion de vivre un truc pareil. On n’a connu que les défilés après la victoire de l’équipe nationale». «Je ne voulais pas rater ça, et je ne suis pas déçu. C’est quelque chose de très fort, c’est beau, ça honore le pays», exulte-t-il.
Quand nous lui demandons ce qu’il fait dans la vie, le jeune homme hésite un peu avant de nous confier : «Ana kima houma» («Je suis comme eux») en désignant les hommes de l’ANP qui paradaient.
Il confirme : «Oui, je suis moi aussi un militaire». «On espère pour notre pays qu’il aille toujours de l’avant. Que les gens s’aiment, et surtout qu’il y ait lahna, la paix», insiste Djalil, avant d’ajouter : «On aimerait voir notre Algérie mieux que ça. Puissent nos enfants vivre mieux que nous. On n’a pas connu la liesse de 1962, mais on a cette chance d’assister aux célébrations de ce soixantième anniversaire de l’indépendance. Moi, mon grand-père est moudjahid. Il n’est plus de ce monde. J’essaie de suivre sa voie. Je me suis engagé dans l’armée par conviction. Nos aînés nous ont offert l’indépendance, et maintenant, à nous d’en prendre soin.»