Si la guerre asymétrique suppose une inégalité des moyens militaires et par extension des moyens médiatiques, la résistance palestinienne a su compenser ce déséquilibre par un activisme digital qui lui a permis d’avoir une certaine visibilité et de faire entendre sa voix.
Depuis le début de la guerre contre Ghaza, les carnages se succèdent dans le minuscule territoire assiégé, et aucun secteur de l’enclave palestinienne n’est épargné. L’intensité des bombardements israéliens ajoutée aux restrictions imposées à la presse, ont fait que très peu d’envoyés spéciaux des médias internationaux et de «reporters de guerre» aient pu accéder à ce terrain dangereux.
Le gros de la tâche a donc échu à nos vaillants confrères palestiniens, spécialement ceux habitant à Ghaza. Dans cette «bataille» de l’information, ils ont fait preuve d’un courage inouï pour rendre compte et documenter quotidiennement les exactions israéliennes. Beaucoup parmi eux ont payé de leur vie leur pugnacité à accomplir leur mission.
D’après le Bureau gouvernemental des médias à Ghaza, 124 journalistes ont été tués par l’armée israélienne depuis le début de l’offensive sioniste. Une statistique digne d’une hécatombe ! Plusieurs organisations professionnelles ainsi que des médias, à l’instar d’Al Jazeera, ont régulièrement accusé Israël d’avoir ciblé délibérément les reporters afin de les empêcher de faire leur travail.
«Israël assassine des journalistes dans le but de déformer le récit palestinien et d’occulter la vérité», s’est indigné une nouvelle fois le Bureau gouvernemental des médias à Ghaza après la mort brutale de Nafez Abdel Jawad, journaliste de la télévision palestinienne tué dans la nuit de mercredi à jeudi dans un bombardement à Deir El Balah.
Les RS bousculent le paradigme Al Jazeera-CNN
Force est de le constater : malgré ces lourdes pertes infligées à la profession, on continue à témoigner obstinément de ce qui se passe dans la Bande de Ghaza et en Cisjordanie occupée. Et à la différence des conflits précédents comme lors des guerres du Golfe de 1991 et de 2003 contre l’Irak, ou la guerre du Liban de 2006, ou encore lors des campagnes meurtrières précédentes contre Ghaza, en 2008-2009 par exemple, les médias mainstream se trouvent massivement concurrencés par les réseaux sociaux par la magie des téléphones portables.
Du temps de la guerre du Golfe, la bataille médiatique entre les belligérants se réduisait pour aller vite au match Al Jazeera-CNN. Aujourd’hui, la donne a complètement changé avec l’irruption des RS. L’on assiste désormais à un véritable changement de paradigme. Ces nouveaux outils adossés aux nouvelles technologies ont permis l’émergence d’une armée de «journalistes citoyens» à Ghaza, disséminés aux quatre coins de l’enclave palestinienne, avec à la clé un maillage serré du territoire, et témoignant presque en temps réel des événements qui se déroulent dans leur secteur.
Et en dépit des coupures répétées d’internet et des télécommunications, Israël n’a pas réussi à imposer un black-out total sur Ghaza. Si la guerre asymétrique suppose une inégalité des moyens militaires et par extension des moyens médiatiques, la résistance palestinienne a su compenser cette «infériorité numérique», comme on dit dans le foot, par un activisme digital qui lui permet une certaine visibilité et l’autorise à faire entendre elle aussi son récit.
Hamas et les autres factions de la guérilla palestinienne arrivent à communiquer via le réseau Telegram. Abou Obeida, le porte-parole militaire des Brigades Al Qassam, fait des apparitions régulières, audio ou vidéo, répercutées par les médias traditionnels. La cellule de communication des Brigades Azzeddine Al Qassam produit constamment des contenus à l’usage des médias et du grand public estampillés «Al iâalam al askari» (la cellule d’information militaire).
Le bras armé de Hamas diffuse par ce biais des opérations militaires filmées par ses équipes et qui se trouvent largement relayées ensuite sur de nombreuses plateformes digitales. Ces contenus témoignent du soin accordé par la résistance palestinienne à ce «front numérique» et à la «bataille de l’information».
Comme on peut l’observer, les sorties médiatiques des dirigeants politiques et militaires du mouvement Hamas ne se limitent pas à rendre compte des combats décrits à partir de leur point de vue, mais aussi à expliciter leurs positions politiques sur le conflit, notamment, à propos des négociations en cours en exposant les revendications du mouvement.
«Hacktivisme»
Ce soin apporté à ce «front numérique» ne date pas de l’opération «Toufane Al Aqsa». Dans un article daté de juillet 2017 sous le titre «Résistance palestinienne à l’heure du numérique», Le Monde Diplomatique prenait acte de l’intérêt qu’a représenté très tôt pour les factions palestiniennes d’investir dans cette guérilla électronique.
«Dernièrement (en 2017, ndlr), l’armée israélienne révélait que les téléphones de plusieurs de ses soldats avaient été piratés par le Hamas afin de recueillir des informations confidentielles. Une cellule du mouvement a réussi à piéger les militaires en dialoguant avec eux sur Facebook sous de faux profils féminins, les invitant à télécharger des applications qui installaient dans leurs appareils des virus permettant de les espionner», révèle cet article.
Et l’auteur du papier de faire remarquer : «Cette cyberattaque a mis en lumière l’ingéniosité dont font preuve les groupes palestiniens spécialisés dans la guérilla électronique, basés principalement à Ghaza.» L’article du «Diplo» évoque dans la foulée un ouvrage consacré précisément à ce qu’il appelle «l’hacktivisme» (de hacker) et à cette question de la guérilla palestinienne sur le Web : «Pionnier dans le champ des études sur l’‘‘hacktivisme’’ en Palestine, l’ouvrage d’Erik Skare, Digital Jihad, en retrace la genèse, les objectifs et les évolutions.
L’auteur, qui a pu s’entretenir longuement avec des militants et des pirates informatiques, entend montrer que la lutte numérique ‘‘est indissociable du mouvement de résistance [contre] l’occupation militaire et technologique’’ israélienne.
Skare s’intéresse notamment aux groupes ghazaouis qui se sont illustrés à plusieurs reprises en attaquant les cyberinfrastructures d’Israël ou de ses alliés occidentaux, tels le Ghaza Hacker Team (GHT) ou le KDMS Team. Très actif, le GHT s’est fait connaître du grand public il y a cinq ans après avoir multiplié les actions de piratage contre des milliers de sites israéliens, dont celui de la police et de certains ministères.
Il s’est donné pour but d’‘‘infliger des dommages économiques’’ à l’ennemi, de ‘‘perturber la vie quotidienne des Israéliens’’ et de leur faire subir une ‘‘guerre des nerfs’’ en les inondant notamment d’images montrant les atrocités commises par l’armée israélienne à Ghaza.»
Motaz Azaiza, un média à lui tout seul
Les réseaux sociaux se sont ainsi imposés comme le canal idoine à la fois pour informer de façon plus ou moins factuelle sur ce qui se passe sur le terrain et de multiplier les plaidoyers en faveur de la cause palestinienne.
Les récits développés en l’occurrence s’évertuent notamment à battre en brèche le storytelling israélien qui justifie ses boucheries en plaidant la légitime défense et en rejetant l’entière responsabilité de la guerre et ses atrocités sur les combattants arabes sans jamais remettre en cause ses 75 ans de spoliation des droits du peuple palestinien.
Sur le volet purement «factuel», il existe de nombreux comptes, sur Instagram, sur le réseau X, sur Facebook, sur TikTok, sur Telegram…qui permettent de s’informer de la situation à Ghaza. Certains détenteurs de ces comptes se sont même érigés en médias à part entière et leurs propriétaires sont devenus de véritables influenceurs suivis par des milliers voire des millions de followers.
C’est le cas de Motaz Azaiza, un brillant photoreporter de 24 ans, originaire de Deir El Balah, au centre de la Bande de Ghaza, qui, pendant plus de 100 jours, a documenté quotidiennement les atrocités israéliennes. Motaz était avec Waël Dahdouh le visage de Ghaza sous les bombes.
Sur son compte X (anciennement Twitter), il se définit en ces termes : «A genocide survivor, Trying to tell more» («Survivant d’un génocide. Essaie d’en dire plus.»). En très peu de temps, Motaz Azaiza a vu son compte Instagram exploser pour enregistrer des millions d’abonnés. A l’heure actuelle, il affiche exactement plus de 19 millions d’abonnés !
Motaz lui-même a été terriblement endeuillé. Le 12 octobre, une bonne partie de sa famille périt dans un bombardement au camp de Deir El Balah. «Ma famille est en lambeaux» poste-t-il, anéanti. Loin de se laisser abattre, il puise dans son deuil l’énergie qui l’aide à tenir le coup en mettant ses talents de photographe au service de sa cause. Son style se distingue par son côté imaginatif et plein de tendresse.
Comme lorsqu’il poste une courte vidéo où il apparaît sur un site complètement ravagé et tenant dans sa main un ours en peluche géant qui a dû appartenir à un enfant arraché à la vie par une frappe sauvage.
Le sujet attire plus de 1,5 million de vues. Le 23 janvier, après 107 jours d’endurance, Motaz décide de quitter l’enfer de Ghaza et s’installe à Doha. «C’est la dernière fois que vous me voyez avec ce gilet [de presse] lourd et malodorant, Avec un peu de chance, je reviendrai bientôt et j’aiderai à reconstruire Ghaza», déclare-t-il dans une vidéo, en anglais.
Son premier geste fut de rendre visite à son idole Waël Al Dahdouh qui avait été évacué quelques jours auparavant vers la capitale qatarie pour subir une intervention chirurgicale lourde.
Contre la censure des contenus palestiniens
Mais il n’y a pas que Motaz Azaiza à Ghaza, même si aucun autre influenceur ne peut se targuer d’avoir son audience. Le site «Agence Media Palestine», une plateforme militante de soutien à la cause palestinienne basée à Paris, avait rendu publique, en décembre dernier, une liste de nombreux «comptes Instagram de Ghazaoui-e-s que vous pouvez suivre pour vous informer».
La liste comprenait 23 comptes. Ces précieuses sources ne sont pas toujours des journalistes. Ce sont des Ghazaouis aux profils divers qui, par la force des choses, se sont convertis en reporters qui se sont dévoués à témoigner de l’horreur. Parmi ces profils, la jeune cinéaste Bisan Owda qui publie régulièrement des vidéos documentant les souffrances de son peuple.
Récemment, elle a posté une image d’elle en tenue de basketball en compagnie de jeunes basketteuses tout sourire à Ghaza. La photo est accompagnée de cette légende émouvante : «A quelle vitesse tout a changé. Du bonheur aux bombardements quotidiens. C’était nous en juillet 2022. Nous méritons d’être libres et heureux. On dirait que le monde est contre nous. Le gouvernement israélien a annoncé une invasion terrestre de Rafah. Où devrions-nous aller encore ??»
Il convient de citer, pour finir, ces plateformes qui militent pour les «droits numériques» des Palestiniens. Ces plateformes se sont spécialement dédiées à un travail de monitoring, autrement dit de veille, signalant les contenus anti-palestiniens haineux au discours raciste. Ces sites s’attachent également à contrer la désinformation et les fake news à l’endroit de ce qui se passe en Palestine.
Ils dénoncent en outre la censure qui frappe certains contenus palestiniens de la part de Facebook, Instagram et WhatsApp. Parmi ces plateformes, «Sada Social» (sada.social/ar) et «7amleh.org».
Dans une récente publication, Sada («écho» en arabe) a dénoncé le laxisme de TikTok qui a permis la diffusion d’images et de propos violents postés par des soldats israéliens. «TikTok coopère avec un régime accusé au niveau international de génocide», déplore Sada Social avant de faire état de contenus vidéo montrant des soldats sionistes «en train de faire la fête en faisant exploser des maisons et des bâtiments».