Le 8 mai dernier, la jeunesse de la diaspora algérienne s’est donné rendez-vous sur les quais du canal de l’Ourq. Une file d’attente d’une centaine de mètres est venue se presser autour du Cabaret Sauvage pour assister à la première parisienne du groupe de raï émergent El Besta.
Sur scène, et dans un décor garni de références à la pop culture algérienne, Sofiane et ses compères ont assuré le spectacle durant plus de trois heures dans une ambiance tantôt mélancolique, tantôt festive, en pleine osmose avec un public déjà conquis. Ils seront rejoints par Cheba Fadela, Mehdi Askeur et Djamel Reffes. Des hommages à Cheb Hasni, Ahmed Zergui et Mohamed Maghni ont également eu lieu. Retour sur l’ascension fulgurante d’un groupe de raï pas comme les autres.
Dans le port de Salamandre
El Besta, c’est l’histoire d’itinéraires, de vécus, de parcours différents et pas toujours faciles, qui ont convergé et se sont rejoints autour d’un projet artistique visant à faire revivre, musicalement, une certaine époque du raï appréciée et révolue, et dans un sens plus large, à mettre en valeur le patrimoine culturel de l’Oranie. C’est par une douce soirée de novembre 2021 dans le petit port de la Salamandre, dans la ville de Mostaganem, cette corniche au large de laquelle est venue s’échouer, au siècle dernier, un vapeur qui lui donna son nom, que des airs émanant d’un accordéon rafistolé et d’une voix empreinte de nostalgie sont venus rompre la tranquillité ambiante. Entre les filets et les petits navires de pêche, on pouvait distinguer quatre silhouettes de jeunes Mostaganémois. Walid Cheikh, chef de publicité et très actif sur les réseaux sociaux, Mohamed Ayachi, réparateur de téléphonie mobile et passionné d’électronique ; la voix, elle, était plus familière, celle de Sofiane Merabet, enfant du quartier et travaillant au port. Depuis son jeune âge, il chante l’amour et ses peines sur les plages de sa «Salamane».
Enfin, on retrouve Laredj Kiss, l’aîné du groupe, enfant prodige de Mosta, fils du grand Berreh du raï Cheikh Zouaoui. Il a accompagné les plus grands chanteurs du style dès son jeune âge. Professeur de musique à 20 ans, il a délaissé la scène pour se consacrer aux musiques théâtrales expressives et à la formation au conservatoire. Ce soir-là, la magie opéra. «C’était une rencontre d’états d’âme», nous dira Laredj, et les extraits de cette réunion intimiste, partagés par Walid, commencèrent déjà à susciter l’intérêt. Trois mois plus tard, on retrouvait les mêmes acteurs, au même endroit, cette fois-ci entassés dans un sardinier, en présence d’un nouveau venu, Abdelhadi Benahmed, dit Dadi, percussionniste de talent et tout aussi autodidacte que ses acolytes. On assistait là à la première «besta».
Première scène, premier succès
Une atmosphère d’effervescence règne dans la petite salle de 120 places du théâtre La Fourmi, «le premier théâtre privé en Algérie», à Oran. Au lever de rideau, sous le regard bienveillant de Feriel et Mohamed Affane, gérants des lieux, le groupe El Besta allait enfin faire face à son public. Dans une scénographie ornée d’un tapis Bourabah, une plaque en carton calligraphiée «El Besta» en arabe et un fauteuil donnant tout son sens à l’étymologie du nom du groupe, on retrouvait notre quatuor de Mostaganem.
Cette fois-ci, les tâches et les rôles étaient bien définis. Walid, le fondateur du groupe, s’est également mué en manager, producteur et véritable homme à tout faire. Mohamed a logiquement pris le rôle d’ingénieur du son et coordinateur artistique. Dadi, en boîte à rythmes, jouait de la derbouka ou du guellal tout en s’accompagnant simultanément du tar, avec toujours un bendir à portée de main, «selon les besoins de la chanson».
Laredj, armé d’un sourire aux lèvres et d’un accordéon autour du cou, venait insuffler ses sonorités raï. Sofiane, quant à lui, adaptait parfaitement sa voix aux mélodies de sa guitare ou de son accordéon, tout en gardant une liberté de ton et d’improvisation. Entonnant les grands titres des années 1980 de Cheb Abdelhak, Cheb Hamid, Cheb Hasni mais surtout Cheb Khaled, le succès est immédiat. Enchaînant une deuxième soirée sur la même scène, cette fois-ci accompagné d’un bassiste apportant une touche universelle. L’intimité de ces premiers concerts, filmée en plans larges et rapprochés par Walid, qui entre-temps avait réalisé un court métrage primé «Rai Rayi», et posté sur Youtube, engendra un engouement immédiat autour du groupe, autant de la part d’anciens nostalgiques que de jeunes avides de découverte.
Le groupe paraît plus aguerri, confiant et surtout complice.
L’identité El Besta
Il faut dire qu’entre la première rencontre et le concert de début juillet 2022, le groupe s’est lancé dans une quête originale et originelle. «Recréer les authentiques bestat d’autrefois dans leur environnement, avec leur gastronomie et leurs loisirs», nous dit Walid. C’est dans des endroits aussi atypiques que le «Cap Ivi» ou «La maison du phare» de l’îlot d’Arzew, au gré des rencontres et des récits que le groupe a forgé son identité.
À contre-courant de ce qui se fait actuellement dans un raï où les cadences programmées de synthétiseur et les voix robotisées dominent, El Besta se porte garant d’une approche acoustique, donnant une place importante à l’accordéon et aux déclamations vocales nuancées de mélancolie, à l’instar des chanteurs de blues. Inspirés par les paroles et les riffs d’Ahmed Zergui, les mélopées et les improvisations vocales de Khaled, tout autant que par les compositions de Mohamed El Qasbadji ou d’Ahmed Wahby, ils se définissent comme étant «universels, contemporains, avec une touche moderne».
Reprenant les succès de l’époque, ils s’imposent une rigueur dans leurs arrangements en intégrant des medleys et en apportant leur touche personnelle à chaque chanson. «C’est le raï qu’on aime, avec lequel on a grandi. El Besta, on la vit d’abord nous-mêmes, c’est la magie, l’alchimie entre nous. On la ressent pour pouvoir la transmettre à notre public. Chacun de nous apporte son vécu, sa contribution. On travaille collectivement», nous diront les membres du groupe.
En à peine deux ans, le groupe s’est imposé sur le devant de la scène en participant à divers festivals nationaux et internationaux. Outre leurs qualités artistiques, ils comblent aussi un vide. En chantant l’amour, les chagrins et les plaisirs de la vie, ils offrent aux jeunes générations l’occasion de revivre une époque où en Algérie, liberté et beauté artistique se conjuguaient harmonieusement.
Présent durant les répétitions, Mohamed Maghni, figure emblématique du raï, nous dira : «El Besta, j’aime le concept, j’aime la sincérité… C’est différent, c’est live, c’est acoustique, c’est vraiment les sources du raï.» Le groupe compte continuer sur sa lancée en enregistrant des morceaux originaux bien rangés dans les tiroirs de Sofiane depuis des années, organiser une tournée à l’international et sortir un film documentaire retraçant leur parcours. En attendant, ils préfèrent prendre du recul pour mieux se ressourcer sur les quais de la Salamandre, là où lors des grandes chaleurs d’été, la diva Cheikha Rimitti venait chercher la fraîcheur et improvisait «Salamane wa berd el hal», là où tout a commencé, là où la magie opère toujours.
Par Ammar Bourghoud
Auteur d’articles sur la musique algérienne
Note :
La contribution a été réalisée lors d’une rencontre avec les membres et amis du groupe El Besta le 6 mai 2024 à Noisy-Le-Sec en
Ile-de-France.