Gilles Thevenon, politologue, Professeur à HEIP Lyon Politics : «Certains hommes politiques français ont un rapport maladif avec l’Algérie»

03/03/2025 mis à jour: 05:33
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Photo : D. R.

Sans anesthésie. C’est le titre de la dernière production intellectuelle du politologue et professeur à HEIP Lyon Politics, Gilles Thevenon. Il s’agit d’un roman publié aux Edition Le Livre et la plume, en 2024. Un livre pas du tout comme les autres.

Partant d’une histoire d’une doctorante franco-italienne, l’auteur nous met d’emblée au cœur du contentieux historique entre l’Algérie et la France, et la polémique actuelle nourrit par les surenchères des acteurs de la droite et de l’extrême-droite en France. Le premier personnage du roman, Mara, une doctorante en histoire, ne savait pas qu’elle allait se compliquer la vie, en choisissant, comme projet de thèse, l’usage du napalm par l’armée coloniale française en Algérie.

Une arme interdite que les militaires français désignaient par l’appellation moins choquante de «Bidons spéciaux (BS)», dont les effets étaient dévastateurs sur les enfants, les femmes, les vieux et des civils algériens ciblés dans les zones montagneuses. Outre la difficulté de la recherche, en raison de l’absence de travaux d’historiens et du silence des pilotes de l’air de l’armée coloniale française, qui ont mené les opérations pendant la guerre d’Algérie, la chercheuse bute aussi sur l’hostilité des partisans de l’Algérie française au sein même du milieu universitaire.

Des professeurs n’ont pas hésité à l’intimider, tout simplement, parce qu’elle a évoqué un sujet tabou que les partisans de la colonisation de l’Algérie ne veulent pas évoquer. L’Auteur a bien voulu nous expliquer le choix de cette histoire pour aborder un volet de l’histoire algéro-française. Il nous livre aussi son analyse de l’actualité marquée par l’exacerbation de la crise entre Alger et Paris.

  • Votre dernier roman Sans Anesthésie revient sur deux sujets importants en rapport avec l’histoire franco-algérienne. Il évoque notamment l’usage, par l’armée coloniale française, des fameux «Bidon spéciaux» qui renvoient au napalm, comme il souligne la sensibilité du débat autour du sujet en France. D’abord, pourquoi le choix de ce titre ?

C’est une image, car la principale protagoniste du roman, Mara, une jeune femme franco-italienne, va devoir supporter deux chocs auxquels elle n’était guère préparée. Par ailleurs, c’est par ses recherches de thèse qu’elle est amenée à se pencher sur ce que peu d’historiens, hormis notamment Benjamin Stora, ont étudié : l’usage des «BS», les sinistres «bidons spéciaux», c’est-à-dire le napalm.

  • Malgré les quelques travaux des historiens, l’utilisation du napalm par l’armée française en Algérie reste un tabou en France, comme, d’ailleurs, la question des essais nucléaires au Sud algérien. Qu’est-ce qui justifie cette attitude ?

En effet, seules quelques études ont été menées sur le sujet. Il n’y a pas de tabou, mais les «bidons spéciaux» sont rarement évoqués tout comme d’ailleurs les conséquences des premiers essais nucléaires français.

  • Les relations entre l’Algérie et la France se sont gravement dégradées ces dernières semaines. Cette nouvelle crise est-elle uniquement la conséquence du contentieux historique non encore soldé entre les deux pays ?

Il y a en effet un contentieux qui n’a pas été soldé. Je ne veux pas tomber dans le «wokisme», mais la vérité historique se doit d’être dite non pas pour ressasser, mais pour tourner la page et aller de l’avant sans oublier.

L’élément déclencheur de la crise actuelle est la reconnaissance de la «marocanité» du Sahara occidental par le président de la République, position qui est en opposition avec tout ce que dit l’Algérie depuis 1975. Cela a relancé un cycle de querelles auxquelles il conviendrait de mettre un terme rapidement par la diplomatie et le dialogue.

  • De côté algérien, on estime que la tension actuelle est le fait de l’extrême droite française. Qu’en pensez-vous ?

Il y a en l’état actuel des choses une sorte de spasme anti-algérien qui parcourt l’extrême droite et une partie de la droite. Il semble que certains médias français et que des hommes politiques ont un rapport maladif avec l’Algérie devenant le bouc émissaire de tous les maux. Des propos politiciens très loin des exigences diplomatiques.

Les problèmes bilatéraux doivent être traités sérieusement autour d’une table et non pas devant les micros avec des propos de matamore. La méthode de l’ultimatum n’est pas de mise, comme le soulignent des voix, comme celle de Dominique de Villepin ou celle de Jean Pierre Chevènement.

  • Vous avez produit des ouvrages sur la vie politique française depuis l’avènement de la Ve République. Comment expliquez-vous la montée spectaculaire de l’extrême droite en France et en Europe ?

La percée de l’extrême droite remonte à 1984. Le Front national était sorti de sa marginalité et avait atteint 10% des voix aux élections européennes. Il s’alimentait alors de la xénophobie, de la question de l’immigration et attirait les voix des nostalgiques de l’Algérie française.

41 ans se sont écoulés. Ce vieux fonds demeure, mais l’actuel RN s’alimente aussi, à mon sens, d’autres facteurs. Les thèses de Christophe Guilly sur la France périphérique méritent d’être citées : il y a «la France des métropoles», vitrine de la mondialisation ouverte, aisée, moins dépendante de la voiture.

Et de l’autre côté, celle des petites villes et des espaces ruraux, la France des «oubliés», des plans sociaux, des classes moyennes paupérisées, une France où les services publics s’en vont et où s’alimente une colère contre les gouvernants. Le vote RN me paraît un choix désormais essentiellement fondé sur la question sociale et l’identité française.

  • La rupture entre l’Algérie et la France est-elle imaginable en cas de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir ?

Que se passera-t-il en 2027 ou avant, en cas de présidentielle anticipée ? Nul ne le sait. Il est possible, en cas de victoire de l’extrême droite que certains poussent à la crise et à la rupture en cédant à leur tropisme anti-algérien. Mais il y a aussi le réalisme politique. Il y a ce que l’on dit «avant» et ce que l’on acte quand on est aux affaires. On ne peut échapper au voisinage et à l’existence de liens humains. Quoiqu’il en soit, à mon sens, la voie de la diplomatie et d’une entente méditerranéenne est nécessaire et doit être recherchée aujourd’hui comme demain.
  
 

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