On dit que les yeux sont les miroirs de l’âme, mais la voix est le reflet des émotions. Surtout dans le monde arabe, où les émotions tiennent le haut du pavé et régissent tous les actes de la vie des gens.
A ce propos, la grande diva Faïrouz qui a réussi à capter des millions d’admirateurs à travers le monde avait dit un jour en visant une catégorie de la nouvelle classe générationnelle de chanteurs : «Vous avez des voix fabriquées, qui ne communiquent rien du tout. Dans ce domaine, la sincérité ça passe, le mensonge n’est pas victorieux.»
Elle s’est surtout distinguée par son engagement pour les justes causes, par sa sincérité, sa voix cristalline et mélodieuse faisant le reste. Dure et douce, fragile et cabossée, fière et inquiète, elle s’est toujours dévoilée dans ses concerts, sans fards ni fioritures. Une femme vraie qui sent et vit vraiment ce qu’elle chante. Bref, une artiste accomplie qui n’a cessé de subjuguer ses fans tout au long de sa carrière hachée, qui a largement dépassé le demi-siècle.
Faïrouz, née Nouhad Haddad, qui a fêté ses 90 ans cette semaine, est considérée, à juste titre, comme la dernière légende vivante de la chanson arabe, depuis la mort de la diva égyptienne Oum Kalthoum qui a quitté ce bas monde en 1975. La relève s’est faite naturellement tant Faïrouz (qui veut dire turquoise en arabe) avait conquis un large public, en chantant l’amour, la liberté, son Liban natal et la Palestine blessée et trahie qui figure en bonne place dans son répertoire. Aînée de quatre enfants, elle voit le jour le 23 novembre 1934 au sein d’une famille catholique très modeste, fraîchement débarquée de la montagne. Elle passe une enfance tranquille et insouciante dans cet environnement naturel et champêtre, dont le grand désavantage est l’absence d’électricité, d’eau courante et de TSF. Un handicap de taille pour cette chanteuse en herbe qui se contentait d’écouter des chansons qui émanaient de la radio des voisins immédiats, qui passait à profusion, sur l’antenne, les succès des vedettes de l’époque Farid El Atrache et Ismahane. Faïrouz, bonne joueuse, reconnaît que ces deux-là l’avaient marquée et surtout inspirée. Son instituteur, remarquant ses talents vocaux, l’orienta vers le conservatoire. Le pied est mis à l’étrier !!
ISSUE D’UNE FAMILLE MODESTE ET CONSERVATRICE
Très vite, elle intègre la chorale de son école qui l’a sortie de l’ombre à travers ses nombreux passages à la Radio libanaise. C’est là qu’elle fait la connaissance de deux frères musiciens, Mansour et Assy Rahbani, ravis et éblouis par une telle pépite à l’état pur. Ils commencent à lui composer des chansons. C’est durant cette période que Nihad s’efface pour laisser place au nom de scène Faïrouz. En 1952, elle enregistre sa première chanson (i’tab réprimande). Ensemble, ils créent une musique originale, tout à la fois profondément enracinée dans les traditions arabes et puisant dans les instruments, les timbres et les techniques d’écriture des musiques savantes et populaires occidentales. Ils s’inspirent aussi des poètes de la Nahda libanaise, comme Khalil Gibran, Michael Nouaïma, Saïd Akl et mettent en musique leurs œuvres. On citera A’tini nay oua ghani (Donne-moi la flûte et chante). Ces paroles poétiques abordent les grands thèmes de l’amour, de la séparation, de l’attachement à la terre et de la liberté dans une patrie heureuse Yes’ad sabahak ya hilw (Bonjour mon beau). Faïrouz se marie avec Assy qui décédera le 21 juin 1986 d’un accident cérébral. Plus tard, elle confiera «que c’est lui qui décidait de tout, avec mon consentement évidemment». Avec son regretté mari et son frère Mansour, Faïrouz devient ainsi l’incarnation du Liban aux yeux des siens. Elle est le porte-voix de l’espoir, d’un retour au paradis perdu pour l’ensemble du monde arabe qui a subi, dans la douleur, la création de l’Etat d’Israël et la guerre de 1948 qui s’en est suivie.
Cette posture de la diva gagne en ampleur avec le sinistre virage que prennent les événements politiques au Liban et dans tout le Proche-Orient en 1967 lors de l’échec cuisant des Arabes face à l’entité sioniste, de l’exil forcé de milliers de Palestiniens et de l’éclatement de la guerre civile libanaise en 1975. La période trouble qui succéda à l’agression sioniste au Liban laissera des séquelles en fragilisant lourdement le pays du Cèdre, par ailleurs gangréné par une corruption sans nom. Dans cette ambiance délétère, la réussite de Faïrouz n’avait pas évolué. Pire, elle n’avait pas réussi à absorber les différends en réconciliant les frères ennemis. Elle observera une retraite imposée pleine de déboires, notamment avec son fils Ziad Rahbani qui l’avait pourtant accompagnée durant 17 ans, lui-même étant un musicien chevronné. Avec lui, elle avait réalisé un album de bonne facture intitulé (il y a de l’espoir) en 2010. Le point de discorde réside dans le fait que Ziad, dans une déclaration provocante en 2015, avait insinué que sa mère appréciait la politique du secrétaire général du Hezbollah, le defunt Hassan Nasrallah. Cet épisode avait été mal vécu par sa mère qui a fermement démenti l’information, se considérant au-dessus de la mêlée, représentant tous les Libanais, sans distinction, dans toutes leurs différences ethniques, politiques et confessionnelles.
(La diva Faïrouz à ses tout débuts, avant son opération esthétique au nez, avec sa devancière, l’Égyptienne Oum Kalthoum)
UN MELTING-POT AVANTAGEUX
Au Liban, en effet, il est heureux de constater que ce brassage est fructueux, fruit d’une énorme solidarité affective, patriotique et culturelle. La preuve, ici, on ne dresse pas les églises contre les minarets, et les Libanais vivent globalement en bonne intelligence sans accrocs notables, malgré les vicissitudes et les adversités. Après l’orage, suscité par son fils, Faïrouz a expliqué «qu’elle n’est d’aucun bord, d’aucun parti, d’aucune coalition, car elle se considère comme l’incarnation de tout le pays rassemblé». «Je suis là pour semer la joie et pas la haine et les divisions. Le pays a vécu tant et tant de drames pour se permettre de telles élucubrations et radotages de mauvais aloi.»
Cette mise au point était plus que nécessaire. Elle a au moins permis d’éviter une disqualification certaine de la grande chanteuse en ternisant sa réputation à jamais. Toujours est-il que sauvée par le gong, son prénom bourdonne à nos oreilles, comme le rappel troublant d’une somme de douleurs, d’amours bléssés, de pays perdus, d’exil, d’injustices, de déchirement, de malheur. Faïrouz a aussi gavé ses admirateurs de chansons moins pesantes qui disent la légèreté et l’ironie des choses de la vie. Depuis longtemps, des millions de férus ne cessent de s’exclamer, en vantant son talent, son panache à les soulager, en mettant un peu de baume à leurs cœurs affectés. Sublime, sublimée, la belle Libanaise, la grande Faïrouz, la rare dans le milieu du show-biz et ses passions éphémères à forcer le respect, à imposer son image lisse et presque parfaite, jamais ridée ni fatiguée, qui est restée égale à elle-même. On peut se dire que pour en arriver là et tenir aussi longtemps, il a fallu du talent, du labeur, de la sueur et beaucoup d’intelligence. Elle ne s’en cache pas.
«Je ne suis pas arrivée au sommet comme ça, sur un simple claquement de doigts. Ce qui est sûr, ce n’est pas le regard des autres qui me pose problème, c’est de vivre perpétuellement avec ma propre image et de vivre passionnément et sincèrement mes chansons sur scène», commente-t-elle. Elle incarne parfaitement le drame arabe. «Je t’aime ô Liban, ma patrie, je t’aime. Avec ton Nord, ton Sud, ta vallée, je t’aime», dans l’une des plus célèbres chansons («Bhebbek ya lebnane»). Chantée notamment à l’Olympia en 1979, suscitant les larmes des spectateurs. Deux ans avant, elle avait dédié une autre chanson «La fleur des cités à Jérusalem» (El Qods), après la défaite des troupes arabes contre Israël. Mais sa réputation atteindra son zénith durant la guerre civile (1975-1990) qui ravagera son pays autrefois si prospère, si généreux, si accueillant. Elle avait pris une sage décision. Ne pas prendre position dans ce conflit fracticide et ne pas prendre le chemin de l’exil, comme le lui suggéraient bon nombre de ses proches. En donnant de l’espoir à ses frères palestiniens en lutte, à travers un superbe hymne Sa narji’ou yawmane (nous reviendrons un jour) en direction des milliers de réfugiés palestiniens.
«Quand vous regardez le Liban aujourd’hui, vous voyez qu’il ne ressemble aucunement au Liban que je chante», affirmait-elle avec regret et l’émotion à fleur de peau, dans une interview au New York Times en 1999, en allusion aux décennies de guerre et de destructions. «Si vous regardez mon visage lorsque je chante, vous verrez que je ne suis pas là. Je pense que l’art est comme la prière», confie-t-elle se disant «très croyante».
Sa posture immobile, son visage fermé, ses timides sourires vite réprimés et sa tenue sobre ont accentué sa stature quasi mystique auprès du public. Actuellement, des milliers de personnes fuient Baalbek, dans le nord-est du Liban, sous le feu des frappes sionistes qui visent aussi le site archéologique de la ville millénaire, classé au patrimoine universel.
Ce projet funeste inquiète les Libanais. C’est ici que Faïrouz a inauguré sa carrière musicale au début des années 1950, qui coïncidait avec son mariage.
Par Hamid Tahri
BIO EXPRESS
Sa famille chrétienne syriaque s’installe avec elle à Beyrouth dans le quartier Zqaq Elblat où elle grandit. Son père Wadi Haddad, charpentier, né à Mardin, à la frontière turco-syrienne, avait fui au Liban en raison des menaces de mort dues au génocide assyrien. Sa mère est femme au foyer. Faïrouz naît en 1934 et fera son apprentissage auprès des frères Rahbani Assy, qui deviendra son mari, et Mansour qui seront pour beaucoup dans son éclosion. Elle s’imposera comme une chanteuse incomparable au Festival international de la musique de Baalbek en 1957. Elle a fêté son 90e anniversaire cette semaine.