Philippe R. Didier est expert senior en finances publiques en France. Il intervient auprès du ministère algérien des Finances depuis 2017 en vue de l’accompagner dans la mise en place de la nouvelle architecture de la réforme budgétaire.
Rencontré la semaine dernière à Alger, lors du Séminaire jumelage Cours des comptes sur «Les perspectives des réformes budgétaires et comptables dans le cadre de la mise en œuvre de la LOLF», l’expert analyse et décortique les multiples facettes des réformes entreprises et montre à quel point ce travail est nécessaire en vue d’injecter une meilleure dose de transparence dans la gestion des ressources publiques. Des résultats aussi. De la responsabilité, forcément, conformément à la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) de 2018. Autant de paramètres donc, dont il perçoit à terme «une profonde transformation de l’Etat». Il nous explique, ce faisant, les objectifs de cette nouvelle démarche et les avantages à en tirer. Dont l’un en tout cas est que plutôt que d’arborer les moyens, il faudrait juger sur pièce.
Entretien réalisé par Ali Benyahia
-Vous avez accompagné le ministère des Finances dans la cadre de la mise en œuvre du long processus de réforme budgétaire. Pouvez-vous nous expliquer la démarche et le sens de votre expertise ?
On a accompagné le ministère des Finances dans la préparation de l’ensemble des textes nécessaires à la mise en œuvre de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances, ndlr). On interagit dans l’évaluation de l’ensemble des décrets, arrêtés et circulaires, dont la production est à peu près maintenant achevée. Je parle de l’ensemble des textes budgétaires. Nous ne sommes pas intervenus sur les textes comptables, qui constituent un volet qui reste à mener à bien. Par ailleurs, nous avons élaboré un plan de formation et mené à bien la formation des formateurs. Un total de 17 000 agents ont été formés. Nous avons contribué à la préparation du plan de formation et des supports. Et nous avons accompagné le travail des services algériens pour la mise en harmonie des systèmes d’information et des textes réglementaires.
-La loi organique des lois de finances est fondamentale pour la mise en œuvre de la réforme budgétaire. Quels sont, selon vous, les points forts et les points faibles de la mise en place de cette LOLF, qui entre ainsi dans sa deuxième année de mise en œuvre avec le PLF-2024 ?
Elle s’applique progressivement. Tout n’est pas entré en œuvre, une partie est encore à mettre en œuvre, enfin, tout le volet qui reste important pour boucler le cycle : les opérations de fin d’exercice et la certification par la Cour des comptes. La LOLF amène en Algérie ce qui est né ailleurs, dans les pays anglo-saxons, puis les pays scandinaves, avant de se généraliser progressivement dans le monde. La budgétisation, ce n’est pas tellement de mettre des crédits. C’est de savoir ce qu’on veut faire. Est-ce qu’on a une stratégie d’action ? On se donne une ligne de conduite qui est claire et on s’oblige à mesurer les résultats obtenus dans l’intérêt du citoyen, qui est aussi l’usager du service, et du contribuable, qui paie ces services. Cette démarche nouvelle est contenue dans son principe dans la LOLF. Ensuite, elle va être déployée progressivement.
Bien entendu, cela ne se fait pas en une fois. Cette nouvelle démarche de budgétisation orientée vers les résultats est le vecteur d’une profonde transformation de l’Etat, qui s’oblige à redéfinir de manière systématique, organisée et avec des indicateurs qui mesurent ce qu’on peut faire et ce qu’on fait.
-Quels sont les nouveaux outils mis en place dans cette réforme et quels en sont les défis ?
Le défi, c’est déjà la nouvelle architecture budgétaire dont on a parlé, organisée autour de programmes qui correspondent chacun à un champ d’action clairement défini. Et l’un des maître-mots de cette réforme, c’est la responsabilisation. Il y a des responsables au niveau national, mais aussi à chaque niveau opérationnel territorial. Donc, il y a une responsabilisation et des moyens sont donnés pour exercer cette responsabilité. C’est-à-dire chaque responsable peut à son niveau redistribuer de manière marginale, mais aussi qu’on espère pertinente, les moyens pour aboutir au mieux aux résultats qui lui sont assignés. Responsabilité veut dire capacité de faire et obligation de rendre compte. Les deux bien entendu. C’est quand même un des outils majeurs de cette nouvelle organisation. Or sans les défis, les risques, on n’arrivera pas au bout de cette logique. C’est une évaluation qui sera faite dans quelques années.
Dans les anciennes lois de finances, on présentait les budgets sous forme de budget de fonctionnement et d’équipement. On pouvait ainsi, estime-t-on, mesurer par exemple l’effort fourni par le gouvernement en matière d’investissement lorsqu’on évalue le budget d’équipement. Le budget de fonctionnement étant lui plutôt réservé à la distribution des salaires et aux transferts sociaux, dont l’impact est moindre sur la création de la valeur ajoutée.
-Ce n’est plus le cas désormais. Doit-on considérer le budget d’investissement comme la seule référence dans ce registre ?
On continue à suivre les investissements bien sûr. Peut-être encore mieux que précédemment puisqu’on introduit, on renforce l’importance de la phase d’engagement. On voit mieux les choses à chacune des étapes successives de la maturation du projet en investissement, de sa progression, de l’engagement. Il y a plutôt, semble-t-il, une amélioration du suivi des investissements comme des autres outils. Je voudrais – et c’est une opinion purement personnelle qui me tient à cœur – développer en répondant à votre question. Il faut éviter une focalisation exagérée sur l’investissement. Un exemple.
Dans le secteur de l’éducation, l’investissement physique, c’est la réalisation des bâtiments et des écoles. Mais, il y a un investissement immatériel qui n’est pas considéré comme un investissement mais qui est tout aussi important. Il s’agit de l’amélioration de la formation des enseignants. Dans les règles, cela n’est pas considéré comme un investissement, pourtant il est tout aussi important pour la qualité de l’éducation à apporter aux jeunes. En gros, c’est de considérer que l’investissement est un morceau d’un tout et que ce tout, c’est le programme de formation. L’objectif, ce n’est pas de construire des écoles, mais de scolariser correctement les jeunes et leur donner la formation nécessaire à chacun des niveaux.
-Pour être concret, dans le projet de loi de finances 2024, de même d’ailleurs que dans celui de 2023, on trouve un nouveau type de dotation nommée «budgets non assignés», autrement dit des budgets non affectés, dont le montant s’élève à pas moins de 12,5% du budget total du PLF-2024. Ces derniers sont gérés par le ministère des Finances et, au besoin, des crédits seront affectés par décret aux différents ministères. Ne pensez-vous pas qu’il y a là une part d’aléatoire trop importante ?
Tous les pays ont l’équivalent... Ce n’est pas une spécificité algérienne. Les proportions varient. Il y a des pays où c’est encore plus important et d’autres où cela l'est beaucoup moins… dans ces dotations qui seront réparties. Il y a une partie qui représente des réserves pour faire face aux augmentations des rémunérations de la Fonction publique, qui seront ensuite réparties auprès de chacune des administrations qui assume la paye des fonctionnaires. Il y a également une nécessaire réserve qui sert à faire face aux cas de force majeure, des aléas climatiques et des événements exceptionnels, imprévisibles. Quelle est la bonne proportion ? C’est une affaire d’opportunité qui appartient au gouvernement. Et au Parlement.
-Cela ne risque-t-il donc pas de se mettre en contradiction avec les gages de transparence qu’offre la nouvelle procédure, d’autant que ces crédits, qui seront distribués le cas échéant par décret, échappent d’une certaine manière au contrôle parlementaire ?
J’entends bien ce que vous dites. C’est vrai quand la loi de finances est présentée et adoptée. En principe, cela ne l’est plus quand il y a la présentation de l’exécution des lois de finances. Puisque tout a été réparti, on doit rendre compte de la totalité des crédits. D’où l’importance que je signalais de bien voir le cycle dans sa totalité. Les ministères seront amenés à présenter des rapports sur le rendement. La loi de règlement – qui est une loi dont l’importance varie en croissant considérablement –, c’est l’instrument pour vérifier si finalement la prévision a été fiable, correcte, et bien apprécier ce qui s’est réalisé complètement.
C’est un des enjeux de cette journée d’aujourd’hui, puisque la Cour des comptes aura un rôle capital pour l’évaluation de ce qui s’est passé à la fin de l’année. Donc j’entends bien votre question, elle est tout à fait pertinente, mais la réponse sera apportée quand tout le dispositif aura été mis en œuvre et quand on aura tout l’appareil des rapports ministériels de rendement accompagnant la loi de règlement et des rapports de la Cour des comptes à la fois budgétaire et comptable. C’est à ce moment-là qu’on verra si effectivement le calibrage par rapport aux données spécifiques de l’Algérie des crédits non assignés est pertinent ou s’il doit être révisé à la hausse ou à la baisse. Tout l’outillage de la loi de règlement permet normalement de suivre complètement l’utilisation de crédits non assignés en début d’année.
-Pouvez-vous nous expliquer l’importance du jumelage avec la Cour des comptes, et les objectifs qui sont
assignés ?
J’interviens auprès du ministère des Finances, direction générale du budget. Compte tenu de ce que l’on disait de l’importance du cycle budgétaire dans sa totalité, et notamment des opérations de clôture, de restitution, de compte-rendu qui vont enrichir l’examen après, on a toujours porté une grande attention aux travaux du jumelage de la Cour des comptes. Même si ce n’est pas notre champ de compétence directe, on attend beaucoup de la réussite de ce jumelage. Parce qu’encore une fois, une gestion axée sur le résultat veut dire qu’on compare sérieusement les résultats aux prévissions. On n’est pas dans un cycle incantatoire, où on dit on va atteindre tel taux de scolarisation pour une classe d’âge. Mais est-ce qu’on l’a bien atteint ? Est-ce qu’on a des indicateurs pertinents, auditables, indépendants permettant de dire qu’on est bien arrivés à scolariser en termes démographique telle portion de la population, et est-ce qu’on a bien atteint des objectifs en termes de résultats, de maîtrise des connaissances…
Ce qui se passe au terme du cycle budgétaire, c’est ce qui permet de valider le sérieux des prévisions budgétaires et de tout le travail de budgétisation et de l’exécution budgétaire. Donc oui, pour nous, c’est extrêmement important, ce travail qui est fait sur la validation finale des travaux budgétaires.