Dans l’entretien accordé à El Watan, le Dr Salim Kebbab, vétérinaire passionné, évoque l’évolution des races bovines dans le pays et la nécessité de les préserver.
Propos recueillis par Nadir Iddir
Un reportage fouillé de l’agence APS annonce une «avancée importante» de l’élevage de la race ovine «Deghma» dans la wilaya de Naâma. Il y est annoncé que le Centre d’insémination artificielle et de l’amélioration génétique (CIAAG) déploie d’intenses efforts pour la préservation des caractéristiques génétiques de cette race. Qu’en pensez-vous ?
Excellentissime nouvelle ! Enfin, un plan «scientifique» de sauvetage de la race «Hamra» de la part des pouvoirs publics. C’est une bonne vision que de ressusciter la «Deghma» dans son berceau (l’axe Saida-Naâma-Bougtob-Mecheria), en attendant l’entrée en service de la banque de gènes pour la conservation des races ovines qui sont en déclin mais également de toutes les ressources zoogénétiques du pays. Nous devons donc avoir à l’esprit que la dimension de tels projets est également d’ordre socioculturel. Car, dans l’arrière-pays, principalement les régions steppiques à vocation pastorale, l’élevage ovin a de tout tempscontribuer à l’inclusion sociale et à la consolidation des liens entre les communautés (familles, arch’s..) et les territoires. Aussi, si la conservation des races a pour but primordial de garantir une «autonomie génétique» pour le pays, synonyme de consolidation de sa sécurité alimentaire, elle a autant d’importance dans le renforcement de l’identité et la souveraineté nationale. Une race est un riche patrimoine vivant. Peut-on parler du mouton «Mérinos» sans citer l’Espagne, de la vache normande et du bœuf «Charolais» sans évoquer la France ? Quant à la chèvre «maltaise», voire même le chien berger allemand, ce sont carrément des races «porte-étendards» qui font référence à leurs pays respectifs.
Pouvez-vous nous donner un topo de la situation des races ovines en Algérie ?
Compte tenu de l’immensité du territoire national (et de son histoire), l’Algérie possède une grande variété de races ovines et un patrimoine génétique d’une diversité exceptionnelle. Chaque région du pays est en fait le berceau d’une race ovine. Sauf que nous nous sommes stagnés à la dizaine de races qui ont été décrites depuis les années 1960 par le Pr Rabah Chellig, qui fut une encyclopédie de l’agro-écologie et une interface scientifique de l’agropastoralisme. Alors que la France, à titre d’exemple, pays où c’est pourtant le bovin qui prédomine, compte plus de 20 races ovines, tandis que le Royaume-Uni en compte plus de 40 races locales.
En fait, les races ovines, qui ont été jusque-là répertoriées, ont fait l’objet de plusieurs études et sont aujourd’hui identifiées, localisées et même caractérisées pour certaines. Selon des chercheurs, il existerait d’autres races, locales, qui sont confinées dans certaines régions du pays. Elles sont probablement en cours d’identification. Sachant que plusieurs experts alertent contre le danger pour un pays que de ne compter que sur une seule race, fut-elle hautement performante et productive. Et là, il faut dire que c’est bien le cas chez nous, avec la race «Ouled Djellal», et ses trois écotypes (Djellalia, Hodniaet Chellalia).
En effet, cette dernière qui est la race de la steppe par excellence, demeure la race ovine principale du pays. Elle fait l’ombre sur toutes les autres races. Selon plusieurs études empiriques, elle représente 70% de l’effectif du cheptel ovin national. Elle est suivie par la race «Rembi» qui est endémique du Sersou et de l’Ouarsenis (Tiaret, Sougeur, Tissemsilt) et dont l’ère s’étend jusqu’à Médéa au nord et El Bayadh au sud. Son taux actuel avoisinerait 15% de l’effectif ovin national. Le reste est réparti à hauteur de 10%, selon des estimations récentes, entre les races «hamra, «Tadmait» du sud de Djelfa, «D’men» de la vallée de la Saoura (Béchar et Béni Abbes) et la «Sidaho» ou «Targuia», une race à poil de l’extrême sud du pays. Quant aux autres races à effectif très réduit, à savoir la «Barbarine» dont le fief est Oued Souf et Oued Righ près de Touggourt, la «Berbère» du Djurdjura et de l’Atlas tellien, la «Tazagzawth» de la Vallée de la Soummam dite aussi «Bleue de Kabylie» et enfin le «mouflon de Djebel Ammour» du sud de Laghouat, les effectifs de chacune d’elles ne dépasseraient guère les 2%. En somme, la situation actuelle des races ovines en Algérie n’a pas trop changé depuis plusieurs décennies.
Quelles sont leurs caractéristiques ?
Les races ovines algériennes dites locales sont autochtones. Elles ont une multitude de caractéristiques, tant phénotypiques et morphométriques que génotypiques, avec également une diversité de critères liés à l’environnement. Elles sont aussi réputées pour être très rustiques et résistantes aux maladies. Plusieurs études ont en effet prouvé que les moutons d’Algérie possèdent une immunité naturelle qui leur permet de résister au charbon bactéridien, qui est une maladie infectieuse très redoutable.
Par ailleurs, le mouton étant un animal millénaire, la majorité de nos races ovines s’est adaptée aux conditions d’élevage liées à l’environnement (climat, nature des sols…). La «hamra» est désignée comme race écologique, eu égard à sa faculté extraordinaire de brouter uniquement le feuillage du couvert floristique de la steppe, épargnant les racines des plantes pour la régénération végétale. La «Barbarine» s’est adaptée au fil des âges aux grandes dunes du sud-est du pays (l’erg) grâce à sa queue très grasse qui lui permet de déblayer le sable. Alors que la «Sidaho» s’adapte bien au massif du Hoggar et aux pierrailles du Tassili, grâce à ses fines pattes. Pour les races du nord, à l’image de la Berbère et de la Tazagzawth, elles sont réputées par la haute qualité de leur laine. Ceci, en plus d’un autre atout, qui est celui de valoriser les pâturages pauvres des montagnes.
Par ailleurs, on retrouve des caractères hypertéliques chez certains sujets hybrides, comme la présence d’énormes cornes spiralées chez les moutons croisés avec le mouflon de Djebel Ammour. Mais, les caractéristiques à valeur économique sont, bien évidemment les plus recherchées. La principale étant la qualité organoleptique supérieure que présente la viande de nos races ovines, avec la Hamra en tête, pour ses fines côtelettes et la rondeur de ses gigots. Une conformation qui est d’ailleurs souvent citée dans les études. Elle est suivie sur le plan gustatif par la «Ouled Djellal» bien entendu, viennent par la suite la Tadmait et la Rembi. En revanche, cette dernière, lourde et à productivité pondérale, les déclasse en termes de gabarit et du poids de la carcasse. Par ailleurs, une caractéristique que détient une autre race, la «D’men» en l’occurrence, est la prolificité et la précocité sexuelle.
Cette dernière est parmi les rares races ovines au monde qui peut donner jusqu’à 04 agneaux en une seule mise bas, soit 08 agneaux/an. Elle pourrait être valorisée génétiquement par des croisements avec les races aux qualités gustatives et/ou pondérales meilleures. Soit, une authentique aubaine sur le plan économique et gastronomique à la fois.
En outre, il est important de signaler que la recherche effrénée de la productivité et de la prolificité des ovins affaibli leurs caractères de résistance et peut même altérer leur patrimoine génétique acquis durant des siècles. Cela rend les troupeaux plus sensibles aux maladies et augmente aussi l’automédication par certains éleveurs, avec toutes les conséquences que cela pourraient induire sur la santé publique, en l’absence de la consultation vétérinaire.
Justement, certaines races ont malheureusement disparu. Pour quelles raisons ?
Le problème de disparition des races animales ne touche pas uniquement l’Algérie. La FAO estime que plus de 1000 races animales sont en voie de disparition de la surface de la terre. Selon un organisme français dédié à l’élevage, les pays du Sud qui privilégient les races des pays occidentaux subiront les principales pertes.
Tout au moins, plusieurs facteurs concourent à la disparition d’une race. Nous pouvons citer trois raisons principales qui exacerbent l’éclipse d’une race. La première est relative au fait qu’elle soit économiquement non rentable en d’autres termes liée à sa valeur marchande. Les races à haute performance pondérale sont, en fait, les plus recherchées par nos éleveurs, au détriment des races à faible gabarit, bien que pour certaines, elles ont des qualités bien supérieures.
C’est le cas de la «Hamra» qui a été délaissée par nos éleveurs à cause de son seul et unique point faible, à savoir sa petite taille. Faute de sensibilisation, des éleveurs et de vulgarisation auprès du public, les caractéristiques et les qualités de la «Hamra» ne sont pas valorisés à sa juste valeur. Quant à la seconde raison, elle est liée à l’environnement de l’animal et à la nature en général, comme par exemple le problème de la consanguinité au sein des troupeaux, les maladies et les épizooties, la dégradation de l’écosystème ainsi que l’habitat qui ne répond pas aux normes. En outre, l’absence d’une stratégie de conservation contribue pour sa part dans le déclin d’une race. Ces facteurs sont aggravés par le phénomène d’abattage massif et anarchique des femelles génitrices et hautement fertiles. Un crime qui a pris de l’ampleur ces dernières années et qui, à mon avis, ne peut advenir de la part des éleveurs authentiques. C’est même utopique : a-t-on vu un industriel casser ses propres machines de production ? Il viendrait plutôt d’une nouvelle catégorie de personnes, des non-professionnels à la recherche du gain facile, quitte à enfreindre toutes les lois.
Que suggérez-vous pour préserver celles qui existent toujours?
Des actions doivent être menées tant sur l’animal que sur son environnement. Concernant l’animal, il faudra veiller tout d’abord sur sa bonne santé. Cela passe par la lutte contre les épizooties et la prolifération des pathogènes, les parasitoses en premier lieu qui impactent lourdement notre cheptel ovin. A cet effet, des moyens techniques innovants doivent être mis à la disposition des vétérinaires pour éradiquer les fléaux sanitaires, sans oublier que la préservation des races est aussi et surtout l’affaire des ingénieurs agronomes zootechniciens et bien évidemment des biologistes généticiens.En second lieu, l’institution des banques de gènes, de sperme et d’embryons contribue fondamentalement dans les processus de préservation et de conservation des races. Quant à l’échelle du laboratoire, il faut une parfaite connaissance du matériel et des caractéristiques génétiques de chaque race. Pour cela, on doit impérativement passer par l’étape primaire, qui est celle de l’identification de tout notre cheptel pour arriver en fin de compte aux différents objectifs (sécurité alimentaire, économique…).
En ce qui concerne l’environnement de l’animal, il faudra travailler en premier lieu sur l’amélioration de l’alimentation et du mode alimentaire, à travers l’intégration dans les élevages des tableaux de rationnement et de programmes de nutrition animale. Sans oublier les conditions d’élevage qui doivent être adaptées, aussi bien au sein des bâtiments et des bergeries que sur les lieux de pacage. En outre, les modes d’élevage actuels doivent être modernisés.
Des experts préconisent de développer l’élevage intensif à caractère industriel, tout en maintenant le mode extensif, qui préserve les aspects du terroir et du label. Les productions de l’intensif seront, quant à elles, orientées vers l’exploitation bouchère de masse.
Par ailleurs, des actions techniques de conservation doivent également être menées au niveau de l’exploitation, en commençant par la mise à jour de l’inventaire national (du cheptel et des exploitations). Car chaque mouton et chaque brebis a son importance dans l’estimation de la pureté raciale, mais aussi lors de la phase de repérage des meilleures femelles reproductrices, pour les transplantations embryonnaires, et celle du choix des mâles géniteurs (f’hel), pour soit, des saillies directes, ou bien pour plus tard, par la mise à la disposition des éleveurs du sperme récolté.
Ce qui nécessite bien sûr une bonne maitrise de l’insémination artificielle et l’adhérence des éleveurs à cette technique. Sur un autre plan, avec l’émergence de l’élevage 2.0 et la démultiplication des fermes intelligentes dans les pays avancés, il serait judicieux d’instaurer, dès à présent des programmes de formation en TIC au profit de la communauté qui regroupe les éleveurs, herbagers et maquignons.
De même, il est temps d’intégrer des systèmes de communication innovants dans le domaine de l’élevage ; connaissant le conservatisme des éleveurs d’ovins et tenant compte du fait que le niveau d’instruction de cette communauté s’est nettement amélioré. En d’autres termes, adopter des moyens qui allient les traditions sociales des éleveurs en matière de communication (téléphone arabe, berrah, souk…) et les nouveaux moyens des TIC qui se sont démocratisés au sein de la nouvelle génération d’éleveurs. Ceci dans le souci d’un suivi technique performant des exploitations, mais également de la mise en réseau des éleveurs pour une dynamique collective envers la «race» chérie !