Entre imprésibilité et imprévisibilité Trump et la «stratégie du fou» (1re partie)

25/02/2025 mis à jour: 04:17
1779
Photo : D. R.

Par Hocine Abdenor Timesguida (*)
Consultant

Depuis son investiture le 20 janvier dernier, le président américain Donald Trump a multiplié les menaces et les déclarations hostiles à l’encontre de nombreux pays, alliés comme adversaires. Mêlant menaces d’imposition de droits de douane et d’annexion de territoires souverains, ces déclarations s’inscrivent dans ce que l’on appelle communément la «stratégie du fou».

Théorisée durant la guerre froide et les tensions nucléaires entre les Etats-Unis et l’ex-URSS, cette stratégie a été popularisée à la fin des années 1960 sous la présidence de Richard Nixon avant d’être reprise par Donald Trump. Cette contribution retrace les origines philosophiques et le contexte de la théorisation de cette stratégie dans les années 1950, examine sa mise en œuvre par les présidents Nixon et Trump et, enfin, évalue ses effets et sa  pertinence.

En 2003, paraissait un article dans la prestigieuse revue International Security où le politologue Scott D. Sagan et l’historien Jeremi Suri revenaient sur un épisode longtemps gardé secret de la politique étrangère américaine sous la présidence de Richard Nixon (1969-1974) (1). Titré The Madman Nuclear Alert. Secrecy, Safety and Signaling in October 1969, l’article rapporte qu’en 1969, Richard Nixon, qui venait d’être investi à la tête des Etats-Unis, était particulièrement préoccupé par l’enlisement de son pays dans la guerre du Vietnam dont il voulait sortir mais selon des conditions que les Vietnamiens considéraient comme inacceptables.

Pour tenter de faire fléchir la position vietnamienne, Nixon décida de porter la pression sur l’Union soviétique pour lui faire croire que les Etats-Unis étaient sur le point de prendre une initiative complètement irrationnelle, relevant de la folie, et ainsi contraindre son dirigeant Leonid Brejnev à intercéder auprès des Vietnamiens. 

A la fin du mois d’octobre 1969, Nixon ordonna une opération secrète baptisée Giant Lance. Des bombardiers B-52 chargés d’armes atomiques décollèrent de leurs bases en Californie et de l’Etat de Washington en direction de l’Union soviétique, puis se mirent à voler en boucle au-dessus de la région polaire. Nixon espérait que les services de renseignements soviétiques interpréteraient cette action comme une menace immédiate et une décision insensée et folle d’attaque nucléaire.

Cette théorie du fou (Madman Theory) ou encore stratégie du fou poursuivie par Nixon a été explicitée quelques années plus tard par Harry R. Hadelman, son chef de cabinet à l’époque des faits. Dans ses mémoires, Harry R. Haldeman raconte qu’en 1968, alors qu’il discutait de la meilleure manière de contraindre le Nord Vietnam à se rendre, Nixon lui confia : «J’appelle ça la théorie du fou, Bob.

Je veux que les Nord-Vietnamiens croient que j’ai atteint le point où je peux faire n’importe quoi pour arrêter la guerre. Nous leur ferons simplement comprendre que ‘‘pour l’amour de Dieu, vous savez que Nixon est obsédé par le communisme. Nous ne pouvons pas le retenir quand il est en colère – et il a le doigt sur le bouton nucléaire’’ – et Ho Chi Minh lui-même sera à Paris dans deux jours pour implorer la paix». (2)

Quelques mois à peine après son investiture, Nixon et son conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger, s’étaient donné comme mission de mettre en pratique cette théorie, instruisant le conseiller à la Maison Blanche, Leonard Garment, alors en visite à Moscou, de confier aux responsables soviétiques que Nixon avait une «personnalité décousue», qu’il était capable de «cruauté barbare» et «plus qu’un peu paranoïaque» et qu’il était enfin «prévisiblement imprévisible». (3)

L’histoire ne manquant pas d’ironie, le 9 août 1974, alors qu’il embarquait pour la dernière fois à bord de l’hélicoptère Marine One et ensuite Air Force One pour son retour définitif en Californie, et alors que son mandat n’était pas encore achevé, Nixon avait été dépouillé à son insu de l’un des outils les plus emblématiques de la présidence, à savoir la mallette renfermant les plans et les codes nucléaires, plus communément appelée le «football nucléaire». (Nuclear Football).

La décision avait été prise à l’initiative du secrétaire à la Défense James Schlesinger qui révèlera plus tard qu’il avait également ordonné, lors des derniers jours de la présidence Nixon, à tous les commandants militaires de n’exécuter aucun ordre de déclencher le feu nucléaire émanant de Nixon sans avoir été consulté au préalable, redoutant qu’un Nixon devenu dépressif et souvent sous l’emprise de l’alcool ne déclenche l’Armageddon. (4)

Quelque 50 ans plus tard, voilà que la stratégie du fou a été dépoussiérée et mise en œuvre par le président Trump dans le but de faire fléchir ou de soumettre ses alliés comme de ses adversaires et les contraindre à concessions politiques et commerciales en faisant croire qu’il est imprévisible, incontrôlable et irrationnel. On crédite le philosophe politique florentin Nicolas Machiavel d’avoir été le premier à évoquer le potentiel d’une stratégie politique fondée sur la folie avec sa formule selon laquelle «il y a de sagesse à feindre pour un temps la folie».(5)

Dans sa formulation moderne, c’est toutefois dans les années 1950 que cette théorie a été élaborée en réponse aux tensions nées de la Guerre froide et du risque que posait le développement des armes nucléaires pour la sécurité des Etats-Unis. La théorie du fou part du principe que des menaces considérées comme invraisemblables sont plus crédibles si elles émanent d’une personne considérée comme imprévisible et potentiellement instable.

Un tel postulat prend encore plus de sens dans un contexte où les parties sont des puissances nucléaires car la logique même de la dissuasion nucléaire repose sur le principe selon lequel un décideur rationnel n’utilisera pas son arsenal nucléaire au risque d’une destruction mutuelle assurée (Mutually Assured Destruction ou MAD.

Cela signifie que dès lors qu’un acteur étatique agit de manière irrationnelle, fait preuve d‘imprévisibilité et ne réfléchit pas aux conséquences de ses décisions, son comportement suscitera un sentiment de peur chez ses adversaires qui doivent s’attendre au pire. La stratégie du fou ouvre la possibilité que la personne responsable du feu nucléaire pourrait ne pas être rationnelle. De ce point de vue, cette stratégie prend à rebrousse-poil les paradigmes dominants en Relations internationales qui postulent que les individus sont des acteurs rationnels qui agissent selon les coûts et bénéfices associés à leurs décisions.

Inspirée de la théorie des jeux (Game Theory) développé par le mathématicien américano-hongrois John von Neumann (6) qui cherchait à déterminer la manière dont les individus effectuent leurs choix face à un enjeu donné, cette théorie a été par la suite reprise par divers chercheurs et think tanks américains qui s’interrogeaient sur la stratégie à adopter dans le contexte de la guerre froide et de la menace nucléaire.

Aussi bien les Etats-Unis que l’URSS savaient qu’une guerre nucléaire se traduirait par leur destruction mutuelle, de même qu’une guerre conventionnelle pouvait, par une logique d’escalade, devenir un conflit nucléaire. Les deux gouvernements pouvaient donc raisonnablement conclure que les menaces proférées par l’un ou l’autre camp pouvaient être ignorées. Dans une conférence prononcée en 1959, le stratège militaire de la RAND, Daniel Ellsberg évoquait une telle possibilité, estimant qu’un dirigeant fou suffisamment convaincant pouvait présenter de grands risques et une menace crédible. (7)

En 1962, le mathématicien et stratège militaire américain Herman Kahn pousse plus loin cette théorisation, écrivant dans son essai Thinking About the Unthinkable qu’il pourrait «être efficace de paraître un peu fou en incitant un adversaire à se retirer» (8), tandis que l’économiste et théoricien nucléaire Thomas Schelling estimait que «l’un des paradoxes de la dissuasion est qu’il n’est pas toujours utile d’être, ou d’être considéré, comme pleinement rationnel, calme et maître de soi». (9)

En 2017, quelques mois après son investiture, au cours d’une conversation avec des membres de son cabinet en rapport avec la négociation d’un accord commercial avec la Corée du Sud, le président Donald Trump a instruit son représentant au commerce, Robert Lighthizer, en ces termes : «Vous avez 30 jours. Et si vous n’obtenez pas de concessions, alors je me retire.» Lighthizer répondit : «Ok, nous dirons aux Coréens qu’ils ont 30 jours».

Trump le corrigea aussitôt : «Non, non, non... Ce n’est pas comme ça qu’on négocie. Ne leur dites pas qu’ils ont 30 jours. Dites-leur que cet homme est tellement fou qu’il pourrait se retirer à tout moment… Dites-leur que s’ils ne font pas de concessions maintenant, ce fou va se retirer de l’accord». (10) C’était là l’une des premières instances où le président nouvellement investi recourait ouvertement à cette stratégie dans le cadre d’une négociation internationale.

Les nombreuses décisions annoncées par Trump et qui touchent aussi bien aux questions internationales que nationales participent manifestement de la stratégie dite «Flood the Zone, ou inonder la zone», qui consiste à submerger les médias et le public d’informations (mais aussi de désinformation) de manière à polluer le débat public à empêcher toute focalisation sur une information donnée en faisant en sorte qu’une information chasse aussitôt l’autre, et in fine semer la confusion chez le citoyen qui devient amorphe et passif. (11)

Depuis son investiture en janvier dernier, Trump a décidé d’aller encore plus loin dans sa stratégie, usant d’intimidation et de menaces et jouant sur les rapports de forces. Il a tour à tour menacé d’annexer le Canada et d’en faire le 51e Etat américain en plus de l’imposition de droits de douane de 25% à 50%, d’annexer le Groenland, d’occuper Ghaza après en avoir déporté ses 2.2 millions d’habitants pour en faire une station balnéaire huppée et, enfin, de prendre le contrôle du Canal de Panama.

S’agissant en particulier de la question palestinienne, les déclarations de Trump résonnent comme un écho au célèbre dialogue mélien rapporté en 431 avant J. C. par Thucydide dans Histoire de la guerre du Péloponnèse dans lequel il raconte l’impuissance de l’éthique face à la force.

En 416 avant J.C. les Athéniens veulent prendre la petite île de Mélos et exigent que les Méliens se soumettent sous peine de voir leur cité rasée, ses adultes massacrés et ses femmes et enfants réduits à l’esclavage. Les Méliens plaident leur volonté de neutralité dans la guerre qui oppose Athènes à Sparte et en appellent à la mansuétude des Athéniens qui répliquent avec cynisme que ni le droit, ni la morale, ni encore les sentiments n’ont leur place dans une guerre opposant des puissances inégales : «Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder». (12)

Pour autant, cette stratégie est-elle réellement effective ? Faut-il y voir un engagement affirmé de son auteur à mettre en œuvre les menaces proférées ou bien celles-ci participent-elles d’une tentative d’intimidation pour contraindre le pays visé à fléchir sa position et faire des concessions unilatérales ? La réponse est plus que mitigée. Le bilan de la mise en œuvre de cette stratégie par Trump, durant son premier mandat comme sous son mandat actuel, est bien en-deça des résultats anticipés. Les seuls effets tangibles sont la généralisation du chaos et du désordre sur la scène internationale, du raidissement de plusieurs pays, en plus du climat de consternation crée auprès de ses alliés européens. H. A. T.

(*) Etudes doctorales à l’Ecole d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Consultant en éducation internationale


1. Scott D. Sagan & Jeremi Suri, « The Madman Nuclear Alert. Secrecy, Safety and Signaling in October 1969». International Security. Vol. 27, No. 4, 2003, pp. 150-183.
2. Harry R. Haldeman, The Ends of Power. New York: Times Books, 1978, p. 83.
3. Roseanne McManus, «The Limits of the Madman Theory. How Trump’s Unpredictability Could Hurt His Foreign Policy». Foreign Affairs, 24 janvier 2025.
4. Garrett M. Graff, «The Madman and the Bomb». Politico Magazine, 11 août 2017  
5. Nicolas Machiavel. Discours sur la première décade de Tite-Live. Paris : Bibliothèque Berger-Levrault, Coll. Stratégies, 1980 (1531).
6. John von Neumann and Oskar Morgenstern. Theory of Games and Economic Behavior. Princeton, NJ: Princeton University Press, 2007 (1944).  
7. Daniel Ellsberg, «The Political Uses of Madness». Lecture, Lowell Institute of the Boston Public Library. Boston, MA, 26 mars 1959. Accessible à  : < https://ia800102.us.archive.org/20/items/ThePoliticalUsesOfMadness/ELS005-001.pdf.>
Cité dans Jonathan Stevenson, «The Madness Behind Trump’s ‘Madman’ Strategy». The New York Times,‎ 26 octobre 2017. 
8. Hermann Kahn, Thinking About the Unthinkable. New York : Horizon Press, 1962  
9. Thomas C. Schelling, The Strategy of Conflict. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1960.
10. Jonathan Swan, «Scoop: Trump Urges Staff to Portray Him as ‘Crazy Guy’». Axios, 
1er octobre 2017. Accessible à :
< https://www.axios.com/2017/12/15/scoop-trump-urges-staff-to-portray-him-as-crazy-guy-1513305888 >
11. L’expression «Flood the zone», c’est-à-dire «Inonder la zone», est empruntée au monde sportif, plus précisément le football américain, ou elle fait référence à une stratégie qui consiste pour une équipe d’envoyer une rangée de receveurs d’un côté du terrain de jeu pour tenter de contraindre l’adversaire à engager massivement ses défenseurs du même côté. Dans le monde des médias et de la politique, on crédite Steve Bannon, ancien conseiller de Trump, d’avoir popularisé cette expression déclarant : «Les démocrates n’ont aucune importance. La véritable opposition, ce sont les médias. Et la meilleure façon de les contrer, c’est d’inonder la zone avec de la merde». 
12. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse. Paris : Les Belles Lettres éditions, 2019, Livre V.

Copyright 2025 . All Rights Reserved.