Entre chaos festif et craintes d’une Syrie sous tutelle : Après l’euphorie, l’incertitude

10/12/2024 mis à jour: 11:36
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Photo : D. R.

Après l’émotion, un voile d’inquiétude. Car, comme souvent, la question est de savoir qui mettre à la place du dictateur supprimé, et comment trouver une «recette constitutionnelle» qui contente tout le monde, avec un calendrier, une feuille de route, un agenda clair l En parlant d’agenda, l’histoire des «printemps arabes» a démontré combien ce mot d’agenda peut être plein d’équivoque. Car, souvent, il fait penser à des factions servant un «agenda étranger». C’est d’ailleurs l’un des gros tests sur lesquels sont attendus Hayat Tahrir Al Sham et ses alliés : comment éviter que la Syrie soit mise sous «tutelle».

aque autocrate dans le monde arabe : en Irak, en Tunisie, en Egypte, en Libye… Des scènes de liesse et de chaos euphorique, où les citoyens donnent libre cours à leurs élans extatiques. Défilés populaires, scènes de fraternisation, destruction des idoles du passé en déboulonnant les stèles et dégommant les posters, le tout ponctué d’actes de pillage et de vandalisme en s’en prenant à des édifices symboliques et autres lieux de pouvoir de l’ère tyrannique. Après l’émotion, un voile d’inquiétude. Car, comme souvent, la question est de savoir qui mettre à la place du dictateur supprimé, et comment trouver une «recette constitutionnelle» qui contente tout le monde, avec un calendrier, une feuille de route, un agenda clair.

En parlant d’agenda, l’histoire des «printemps arabes» a démontré combien ce mot d’agenda peut être plein d’équivoque. Car, souvent, il fait penser à des factions servant un «agenda étranger». C’est d’ailleurs l’un des gros tests sur lesquels sont attendus Hayat Tahrir Al Sham et ses alliés de l’opposition qui ont signé cette «révolution du 8-Décembre» : comment éviter que la Syrie soit mise sous «tutelle». Comprendre : «sous tutelle occidentale», laissant les Etats-Unis, Israël, la France ou encore la Turquie, décider de son avenir institutionnel et politique.

Moscou prédit «une période d’instabilité»

En attendant que la décantation dessine la carte de la «nouvelle Syrie», le slogan affiché par les Syriens durant ces deux jours de folie semble être «carpe diem» au sens de «profitons de l’instant et tâchons de savourer ce moment historique». Ce lundi, c’est encore l’ivresse de la libération qui a dominé l’actualité provenant du Levant. Les manifestations de joie emplissent les rues du «Sham» et en exil. L’exultation était d’autant plus intense que la guerre civile qui a déchiré la Syrie a duré près de 14 ans. Et voilà qu’en 12 jours seulement, le régime a craqué et avec lui une dynastie qui a fait main basse sur le pays pendant plus d’un demi-siècle. Une longévité qui a laissé de nombreux Syriens incrédules en apprenant la nouvelle de la fuite d’Al Assad.

Le Président déchu a quitté précipitamment Damas dans la nuit de samedi à dimanche à bord d’un avion privé depuis l’aéroport international de Damas vers une destination inconnue. Jusqu’à dimanche soir, aucune nouvelle n’a filtré sur le point de chute du dictateur. Puis deux agences de presse russes ont révélé qu’il se trouvait à Moscou, où sa femme et ses enfants l’avaient devancé quelques jours plus tôt.

Cela dit, le Kremlin n’a toujours pas donné confirmation d’avoir officiellement accueilli Bachar Al Assad et sa famille et de leur avoir accordé l’asile politique. «Je n’ai rien à vous dire sur les allées et venues du président Assad», a rétorqué séchement, hier aux journalistes, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, cité par l’AFP. «Il n’y a pas de réunion dans l’agenda officiel du Président (Poutine)» avec son encombrant hôte syrien, a-t-il fait savoir. «Je n’ai rien à vous dire de plus.» «Le monde entier a été surpris par ce qui s’est passé (en Syrie)» et « nous ne faisons pas exception», glisse Peskov.

Le porte-parole du Kremlin n’a pas manqué d’évoquer les bases russes qui se trouvent en Syrie, estimant «nécessaire» de négocier avec les nouvelles autorités syriennes un éventuel maintien de la base navale russe de Tartous et de l’aérodrome militaire de Hmeimim. «C’est l’objet de discussions avec ceux qui seront au pouvoir en Syrie», a indiqué Dmitri Peskov en ajoutant que la Russie, grand allié d’Al Assad, faisait «tout ce qui est possible et tout ce qui est nécessaire pour entrer en contact avec ceux qui peuvent se charger d’assurer la sécurité (de ses bases militaires)».

Moscou s’attend à une «période très difficile, liée à l’instabilité dans ce pays», a encore déclaré le porte-parole du Kremlin. A la demande de la Russie, le Conseil de sécurité de l’ONU devait tenir une réunion d’urgence hier après-midi consacrée à la Syrie. Pour le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, «l’avenir de la Syrie est une question que les Syriens doivent déterminer eux-mêmes», rapporte l’APS. «Nous restons déterminés à aider les Syriens à construire un pays où la réconciliation, la justice, la liberté et la prospérité seront des réalités partagées par tous.

C’est la voie vers une paix durable en Syrie», a-t-il insisté. De son côté, l’Union européenne a appelé à une «transition pacifique et ordonnée». «Il est impératif que toutes les parties prenantes s’engagent dans un dialogue inclusif, dirigé et contrôlé par les Syriens, sur toutes les questions clés afin de garantir une transition ordonnée, pacifique», a préconisé la cheffe de la diplomatie européenne Kaja Kallas, dans un communiqué.

«Il est essentiel de préserver l’intégrité territoriale de la Syrie et de respecter sa souveraineté, son indépendance, ses institutions étatiques et de rejeter toute forme d’extrémisme», a souligné Mme Kallas. D’après l’AFP, «les Européens s’inquiètent d’un scénario ‘‘à la libyenne’’ en Syrie, qui verrait le retour du chaos et de la guerre civile, provoquant une nouvelle crise migratoire».

910 morts, dont 138 civils, en 12 jours de combats

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), l’offensive fulgurante lancée le 27 novembre à partir des provinces du Nord a fait au moins 910 personnes, dont 138 civils, en une douzaine de jours de combats. D’aucuns estiment que ce bilan reste « raisonnable » pour une insurrection armée, quand on connaît la brutalité du pouvoir syrien sous Bachar.

Selon certains témoignages d’officiers syriens qui circulent sur les réseaux sociaux, l’armée syrienne aurait reçu comme instruction de « laisser faire » et de ne pas s’opposer à l’avancée des milices armées dirigées par Hayat Tahrir Al Sham, ce qui expliquerait à la fois le bilan des pertes humaines relativement bas pour une opération de cette ampleur, et surtout la facilité avec laquelle les forces rebelles parvenaient à conquérir les villes syriennes les unes après les autres en un temps aussi court. «Cette victoire est un triomphe (...) pour toute la communauté musulmane. (…) La Syrie a été purifiée», a déclaré, dimanche, le héros de la nouvelle révolution syrienne, Abou Mohammad Al Joulani, depuis la somptueuse et mythique mosquée des Omeyyades, Al Jamaâ Al Amaoui, à Damas.

L’une des scènes les plus émouvantes ayant accompagné l’effondrement du régime syrien : celles des milliers de détenus politiques libérés des prisons, et celles des familles dont des proches ont été victimes de disparitions forcées, et qu’elles espèrent retrouver dans l’horrible pénitencier de Saydnaya que les Syriens surnomment «l’abattoir».

Tout au long des deux derniers jours qui ont changé le visage de la Syrie, on voyait des miliciens armés faisant sauter les portes de fer du pénitencier, puis fouillant de fond en comble les geôles du sinistre mouroir, aidés par des éléments des «Casques blancs», la Défense civile syrienne, dans l’espoir d’y trouver des détenus enfermés dans ses cachots souterrains.

Le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), Rami Abdel Rahmane, a indiqué hier via la page Facebook de l’Observatoire : «Il y a encore des milliers de personnes dont le sort est inconnu qui se trouvaient dans les centres de détention. Ce qu’il faut maintenant, c’est libérer les gens enfermés dans les prisons secrètes.» «Le nombre de détenus que nous connaissons est supérieur à 100 000», a-t-il révélé.

«HTS a changé de visage»

Dans une déclaration à Al Arabia, Rami Abdel Rahmane a assuré à propos de l’organisation Hayat Tahrir Al Sham dont tout le monde se méfie : «Depuis le 27 novembre, l’Observatoire syrien des droits de l’homme n’a pas documenté de violations commises par le HTS à l’encontre des minorités kurde, chrétienne, alaouite, chiite ou ismaélienne.»

A l’en croire, l’organisation dirigée par Abou Mohammad Al Joulani «a changé de visage et est devenue un élément essentiel de la révolution syrienne». Et de faire remarquer : «Le peuple syrien s’est révolté contre le dictateur Bachar Al Assad et avant lui Hafez Al Assad, parce qu’il aspire à la démocratie. Par le biais d’élections, un Président devrait être élu pour la Syrie, et il n’y a aucune objection à l’égard d’Ahmad Al Sharaa (le vrai nom de Mohammad Al Joulani, ndlr) ou de qui que ce soit d’autre. La Direction des opérations militaires (HTS, ndlr) n’a commis aucune violation sur l’ensemble des territoires syriens. Les violations qui ont été documentées ont été commises par les shabiha (les milices pro-pouvoir) et les restes du régime de Bashar al Assad.»

Dans l’urgence des transformations accélérées induites par la révolution du 8-Décembre, d’aucuns s’interrogent : que va-t-il advenir de la Syrie ? La coalition saura-t-elle réussir l’examen de la «transition» après l’épreuve de la destitution du «monarque» baathiste ? L’opposition armée se devait de rassurer et c’est ce que tente de faire ce leader quelque peu timide et réservé, qu’on dit transfuge d’Al Qaïda, et que personne n’a vu venir, Mohammad Al Joulani.

Il a exhorté ses hommes à avoir le triomphe modeste, à ne pas pavoiser en effrayant leurs concitoyens en abusant de la mitraille, et à ne pas toucher aux institutions publiques. Il a conforté le Premier ministre Mohammad Al Jalali dans ses fonctions jusqu’à la formation du nouveau gouvernement. Autre geste rassurant : la Banque centrale de Syrie a diffusé un communiqué où elle a indiqué qu’elle «poursuit son travail» le plus normalement du monde. «Et nous assurons nos concitoyens traitant avec toutes les banques en activité que leurs dépôts et fonds placés auprès de celles-ci sont en sécurité», s’est-elle engagée.

À Alep, une nouvelle administration dirigée par les rebelles

A Alep, ce sont les factions rebelles qui dirigent la ville, et ce, depuis qu’elle est passée sous le contrôle de l’opposition le 30 novembre. «Alep est depuis une semaine administrée par les groupes rebelles qui s’emploient à restaurer les services de base, pain, eau, télécoms, transposant le modèle de ‘‘gouvernement de salut’’ instauré dans leur fief d’Idleb depuis 2017», rapporte l’AFP.

Et de préciser : «Une fois les troupes gouvernementales parties, des nuées d’employés ont commencé à nettoyer Alep et à évacuer les débris des combats, alors que d’autres remettaient en état les réseaux électriques et de distribution d’eau. Du pain a été distribué à travers la ville par des volontaires et des vigiles déployés la nuit pour maintenir l’ordre.» L’AFP ajoute que «le gouvernement de salut qui administre les zones sous contrôle du HTS a ordonné à ses agents de se rendre à Alep pour assurer ‘‘la continuité des services destinés à la population’’».

C’est ce qu’a indiqué son directeur des relations publiques, Abderrahmane Mohammed. Fondé en 2017, «ce gouvernement, doté de départements spécialisés et de services de justice et de sécurité, administre Idleb et d’autres zones environnantes». «Les groupes rebelles dressent sur leurs sites internet la liste des services proposés à la population et expliquent comment les contacter», explique encore l’AFP.

On apprend par ailleurs que «le département chargé de l’approvisionnement, avec l’aide d’ONG locales, distribue quotidiennement 450 tonnes de farine aux 160 boulangeries de la ville qui produisent 250 000 sacs de pain par jour», affirme Abderrahmane Mohammed.

Le département de l’électricité a formé de son côté «une équipe technique pour relancer la centrale thermique afin qu’elle tourne à plein régime dans les prochains jours», assure-t-il. «L’eau potable est distribuée dans divers quartiers de la ville et les relais de télécommunication, désactivés par le régime, ont été réparés.» Et pour la sécurité publique, «plusieurs postes de police ont été rouverts et des patrouilles nocturnes mises sur pied pour préserver les biens des particuliers».
 

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