Émigration irrégulière : Oran-Almeria récit d’une traversée

20/02/2022 mis à jour: 03:26
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En 2020, 231 jeunes se sont noyés en Méditerranée, selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras / Photo : D. R.

Le go fast s’ébranle, puis se lance tel un bolide en direction du pays de Cervantès. A bord, douze jeunes migrants, sans passeport ni visa. Pour seuls bagages, des rêves. Des chimères, peut-être.

7 décembre. Minuit quarante. Une des plages de la côte oranaise. Le ciel est noir, comme le cœur de Hakim et certainement ceux des onze autres jeunes, ses compagnons de circonstance. Noir de chagrin, d’indigence, de manques de perspectives dans un pays qui a, pourtant, tout pour retenir ses enfants...

Hakim, il a opté pour ce pseudo pour se qualifier de «sage» – 26 ans, plombier. Il avait tout ou presque pour vivre à Maghnia, une ville où, pense-t-il, tout le monde est suspect aux yeux de la justice : «Nous sommes voisins du Maroc et la drogue se vend comme des petits pains. Quand un narcotrafiquant est arrêté, une vingtaine de personnes sont arrêtées à leur tour. La raison? Le trafiquant peut ne pas t’apprécier ou tu l’aurais vexé un jour, ton numéro de téléphone peut figurer sur son répertoire et c’est le chef d’inculpation de complice ou de dealer, sans preuves, qui peut te valoir 10 ou 15 ans de taule.»

 Maghnia, 31 octobre. Cafétéria Sindbad. Hakim est excité. Il sait qu’il va embarquer dans moins d’une semaine. «Ça fait plus d’un mois que j’attends, j’ai payé une avance de 100 000 dinars (500 euros). Je ne dors plus, j’attends comme un fou ce coup de fil qui me libèrera », confia-t-il, le débit rapide, comme pour vouloir tout déballer et prendre congé de nous. Il a tenu parole, malgré quelques hésitations au début, pour nous raconter ce secret, en fait une partie; la deuxième nous sera relatée une fois de l’autre côté. 

Son secret : braver les lames de la Méditerranée… à bord du rapide, une embarcation mettant quatre heures des côtes d’Oran aux plages d’Almeria, en Andalousie. «J’ai pu me débrouiller une place grâce au bouche à oreille. Et pour être mis au parfum, il faut pointer quotidiennement au Sindbad. En fin de compte, c’est un ami qui a réussi la traversée, il y a trois mois, qui m’a recommandé, de Marseille, à un courtier d’ici»

D’Oran à Almeria, à bord du Rapide 

Sans le connaître,  Hakim remet la somme de 100 000 dinars à son contact et attend qu’il lui fasse appel. «Je devais remettre le reste, c’est-à-dire 750 000 dinars (3 750 euros) le jour du départ. C’est une fortune, c’est vrai, mais c’est pour une meilleure vie. Ce qui est douloureux, c’est l’attente. Une torture. A ce moment-là, je ne ressentais pas encore de la tristesse en quittant mes proches. Les émotions sont épisodiques, circonstancielles.» 

Sans avoir jamais lu Camus, encore moins son œuvre L’étranger, Hakim préférera sa mère à tout autre chose. Une maman mariée, en secondes noces, dans le Sud de la France, après le décès de son premier époux, père de Hakim.

«Je rejoindrai ma mère… à la nage, s’il le faut !», jurait-il, après trois tentatives d’obtenir légalement un visa du Consulat français à Oran. «A chaque fois, mon dossier était refusé sans véritable motif, puisque je fournissais toutes les pièces exigées, notamment le certificat d’accueil, plus 1 000 euros, une attestation de travail, mon affiliation à la sécurité sociale… en vain. La France ne voulant pas de moi légalement, j’ai décidé d’y pénétrer par effraction», justifie-t-il, le ton sarcastique.

Fortement déçu par les refus collectionnés du Consulat de France, mais nullement découragé, Hakim recourra au Tropico, une embarcation rapide. «J’ai payé 800 000 dinars (4000 euros), mais rien n’est cher pour un voyage qui m’éloignera d’un pays pour lequel je ne ressens plus grand-chose et qui me fera retrouver ma mère que je n’ai pas revue depuis cinq longues années», explique-t-il amèrement, tout en rappelant qu’il ne connaissait aucun des onze autres harraga.

«Je ne connais pas non plus le véritable intermédiaire qui, le jour J, m’avait appelé d’une cabine téléphonique pour m’informer que j’allais embarquer 24 heures plus tard. Je me souviens, j’avais rappelé mon premier contact, mais son téléphone était tout le temps éteint. J’avoue que j’avais douté, j’avais pensé qu’on m’avait arnaqué, mais tant qu’à faire, je devais aller jusqu’au bout.»

C’était un mercredi tôt le matin, Hakim est réveillé par un appel. «Sans salamalek, mon expéditeur m’a informé que je devais monter à Oran et me diriger vers un quartier qu’il m’avait indiqué. Un véhicule viendrait me récupérer.» Arrivé à Oran avec pour seul bagage, un sac à dos, il est conduit dans une fourgonnette vers une localité côtière avec cinq autres candidats à l’émigration. «Des jeunes de l’Est du pays que je ne connaissais pas.»

Une bouteille d’eau, une boîte de thon et une banane  

«On nous a emmenés dans le garage d’une villa où six autres jeunes y étaient déjà. On nous remet à chacun une bouteille d’eau, une boîte de thon, une baguette de pain et une banane», témoigne-t-il. «C’est là, à quelques mètres de la plage que je commençais à me remémorer beaucoup de choses, c’est comme si j’étais dégrisé après plusieurs semaines d’ivresse. J’avais des appréhensions parce que, malgré les garanties données quant au voyage rassurant, comme toute aventure, il y avait des  s», confesse-t-il simplement, tout en précisant que dans son sac, il avait des dattes et une bouteille d’eau.  

Le jour même, les médias algériens passaient en boucle des images sur le naufrage d’une embarcation où 11 harraga avaient péri. Hakim et ses compagnons n’étaient pas tenus au courant, mais qu’est-ce que cela aurait changé dans leur décision de prendre la mer ? 

En 2020, 231 jeunes se sont noyés en Méditerranée, selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras. Beaucoup sont toujours portés disparus, mais selon la police ibérique, 11 200 migrants, partis des côtes algériennes ont réussi à atteindre les côtes espagnoles. Un chiffre encourageant pour les candidats, encore plus nombreux et déterminés qui font leur mot d’ordre ce proverbe : «Qui ne tente rien, n’a rien».

Tranquillement, le glisseur avalait les lames, malgré une légère houle. Regardant l’horizon avec un sentiment mêlé de bonheur et d’inquiétude, Hakim s’essuyait le visage toutes les secondes.  «On recevait toute l’eau de la mer, à cause de la vitesse du bateau. Cela me revigorait, me donnait plus d’énergie. Je regardais mes autres compagnons, ils avaient tous la même attitude ; regarder au loin sans mot dire. J’avoue que j’ai vomi une fois», se rappelle-t-il.

Au loin, l’espoir de voir se lever de la mer, ces montagnes salvatrices, l’Europe. L’espoir, un mirage encore… Le Rapide croisait des navires de marchandises et faillit même renverser une felouque transportant une vingtaine de harraga.  «La felouque semblait être en panne, elle n’était pas éclairée. J’ai faiblement vu des mains s’agiter et entendu des cris. Ils demandaient sûrement des secours, mais notre commandant ne semblait pas trop vouloir s’en apercevoir», raconte-t-il, quelque peu triste.

De loin, un phare tournoyait dans le ciel. «Notre bateau ralentit. On longea un chalutier, puis le «commandant» nous rassura : ‘‘On est arrivé’’. «La première fois où il nous avait adressé la parole, c’était au départ, pour nous installer et ordonner d’un ton ferme de ne pas discuter pendant la traversée», se souvient-il.

Arrivés sur la côte, un matin du 7 décembre, au pied de ce qui ressemblait à une montagne, Hakim et ses compagnons de circonstance devaient remonter une pente, traverser une route pour se trouver dans la ville d’Almeria.  «Comme en transe, on a sauté du bateau, avec une forte envie de crier. Je me rappelle avoir pris dans mes bras tous mes compagnons du voyage. Ensuite, sans trop tarder, j’ai grimpé la montée comme un véritable escaladeur pour redescendre et me retrouver à cinquante mètres de l’asphalte.»

Destination Marseille

Hakim  s’empressa de passer de l’autre côté de la route et ouvrit, en tremblant, son WhatsApp. Deux jours avant son départ, Sami, un Franco-Algérien, lui avait transmis un message : «À votre arrivée, le port commercial sera à votre gauche. Traverse la route et monte en direction de la ville. A la première lueur du jour, tu demanderas la mosquée, le café du Marocain est juste en contrebas. Ne t’inquiète pas, dans ce quartier, il y a plus d’Arabes que d’Espagnols. Si tu ne trouves pas, cherche un endroit où il y a le wifi pour me contacter.»

Sami avait pour mission de ramener Hakim à Marseille dans son véhicule immatriculé dans les Bouches-du-Rhône. «C’est un cousin, accompagné de son épouse française, qui étaient venus me chercher. Ma mère avait payé tous les frais d’essence et du péage de l’autoroute. Tout était réfléchi pour que le passage de la Jonquera à Perpignan se fasse sans désagrément», explique-t-il encore. Et d’ajouter, très ému : «Bien qu’arrivé sain et sauf, je me sentis perdu tout d’un coup, la peur aidant, je risquais d’être arrêté par une patrouille de police, et ç’aurait été vraiment bête d’être transféré dans un centre de rétention avec des lendemains incertains».

Mais, le jour se lèvera. L’enseigne d’un café bar avait attiré son attention. Il s’était mis à proximité et nota le nom de l’établissement : «Je suis près de Los Sobrinos, ça doit être un bar restaurant. Viens vite s’il te plaît», avait-il écrit à l’adresse de Sami, paniqué, désorienté. Son passeur avait répondu qu’il arriverait dans une Mégane bleu ciel.

«Je ne devais pas bouger de l’endroit indiqué, coûte que coûte. Je n’ai pas attendu plus de 15 minutes, lorsqu’un véhicule s’immobilisa en face de l’établissement. Je surveillais les voitures qui passaient. Une s’arrêta en face du bar et quand le conducteur prononça mon prénom, toute Almeria a dû entendre ma voix. «Ouiiii ! », avais-je crié. « J’étais sauvé !»

Le harrag se souvient avoir enlacé son sauveur et être monté automatiquement à l’arrière du véhicule. «Je ne réalisais pas vraiment que j’étais de l’autre côté de la Méditerranée. Djamel me remit un maillot de l’Olympique de Marseille, me demanda de l’enfiler et me conseilla de me reposer. ‘‘On s’arrêtera à Valence’’, me dit-il. Il m’offrit des biscuits et du café dans un thermo. J’ignorais où se trouvait Valence, mais je m’en balançais.»

«Réveille-toi, on est en France !»

«Tout se passera bien, tu dîneras chez ta mère inch’Allah», me rassura-t-il.  «Je ne sais pas si j’avais dormi, mais j’étais comme hypnotisé tout le long du trajet. On a dû s’arrêter une heure ou moins dans un village pour nous soulager et prendre des sandwiches. Je regardais le ciel à travers la vitre. De temps en temps, Catherine, que j’avais presque oubliée, se retournait pour me demander avec un sourire si j’allais bien. Puis, je m’étais assoupi.» Hakim parlait d’un ton saccadé.

«Quand Sami avait prononcé : Réveille-toi, on est en France ; je crois que j’avais hurlé. J’avais pleuré, ça c’est sûr. Il faisait déjà nuit.»  Au niveau de la frontière entre l’Espagne et la France, les gendarmes n’y avaient vu que du feu, selon Sami. «On était passés comme une lettre à la poste. 320 km plus loin, m’attendait ma maman.» Il n’y avait pas d’étoiles cette nuit-là, mais tout scintillait pour Hakim. Des lumières, dans son esprit seulement peut-être, mais cela suffisait pour éclairer son chemin. «Qu’importe demain, je venais de conquérir l’Hexagone.»  Il était  heureux... le harrag à l’horizon incertain.

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