Dr Chaib Bounoua. Professeur d’économie à l’Université de Tlemcen en Algérie : «L’importance des technologies financières»

01/12/2024 mis à jour: 08:05
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Photo : D. R.
  • Quelles sont, selon vous, les causes principales qui expliquent que 34 % de la masse monétaire, selon le rapport annuel 2023 de la Banque d’Algérie, circule hors du circuit bancaire ?

Avant de répondre à votre question, il y a lieu de rappeler que le phénomène de l’économie informelle est ancien en Algérie. Il est né dans les années soixante-dix avec l’orientation socialiste de l’économie algérienne et l’apparition des premières pénuries sur les divers marchés de biens et services. Aujourd’hui, il prend une ampleur inédite notamment sur le plan monétaire avec une masse gigantesque hors contrôle.

Ce qui a des effets immédiats sur le contrôle de certaines variables économiques en mettant par exemple sous pression la valeur du Dinar sur le marché parallèle par rapport aux principales devises étrangères ( Euro, Dollar, livre sterling….), en impactant la stabilité des prix et des marchés ( hausse des prix et pénuries) , la préservation des revenus des ménages ( érosion du pouvoir d’achat), ainsi que le budget de l’Etat ( déficit  ). Pour revenir à votre question, il y a plusieurs causes qu’on peut évoquer pour expliquer cette circulation de la monnaie hors circuit bancaire. Elles sont institutionnelles, économiques, sociales ou culturelles.

D’abord sur le plan institutionnel, la nature du système économique (d’abord socialiste puis libéral) a grandement déterminé la gestion de la politique financière et monétaire du pays avec une caractéristique principale : Une forte régulation de l’Etat des banques et institutions financières et son contrôle étroit sur les activités économiques.

Ces politiques interventionnistes (gestion centralisée de la monnaie nationale par la banque d’Algérie) se sont traduites concrètement par des restrictions sur la liberté des mouvements de capitaux,  des taux de changes, des taux d’intérêt...etc.). Il s’en est suivi deux conséquences : un manque de confiance vis-à-vis du système bancaire et financier perçu par les agents économiques comme rigide et inefficace et un contournement du système officiel par les entreprises et les ménages qui préfèrent fructifier leur épargne et fonds sur les marchés informels jugés plus rentables.

Sur le plan économique, on peut évoquer l’impact des crises économiques successives dont a pâti l’économie algérienne depuis le milieu des années 80 ( l’effondrement du prix du pétrole en 1986), en passant par le programme d’ajustement structurel du FMI dans les années 90, la crise pétrolière de 2014, enfin la pandémie de 2021 qui ont fragilisé grandement la gestion du système monétaire algérien en le plongeant dans des déséquilibres récurrents  depuis la balance des paiements, jusqu’aux réserves de changes. On peut ajouter,  en plus du manque de confiance à l’égard du système bancaire, l’existence d’une réglementation contraignante.

Celle-ci pousse les agents économiques  vers le secteur informel pour échapper à la fiscalisation de leurs activités,  leur évitant ainsi de payer des charges supplémentaires qui augmentent leurs coûts de transactions. Il convient de remarquer dans cet ordre d’idées que le caractère bureaucratique de l’économie algérienne y a grandement contribué. Sur le plan social et culturel, on observe que certaines catégories de population préfèrent régler leurs  transactions en espèces cherchant par ce mode de paiement la discrétion et la sureté.

Il y a aussi leur méfiance vis-à-vis du système bancaire à cause de la corruption ou des réglementations qui sont perçues contraignantes (restrictions sur les devises…). Enfin, il y a le facteur religieux (Riba) qui dissuade beaucoup d’individus à traiter avec le système bancaire. Tous ces facteurs pris ensemble expliquent les comportements informels dans agents économiques vis-à-vis de l’utilisation des monnaies en dehors du cadre officiel

  • Quels secteurs économiques sont les plus concernés par cette informalité, et comment cela affecte-t-il l’économie nationale de manière directe et indirecte ?

Il faut avouer que pratiquement tous les secteurs sont concernés. Les pratiques informelles sont dominantes. Cela va du secteur agricole, au secteur du commerce, au secteur industriel, au secteur des services (santé, éducation….), où on retrouve un double marché, un marché officiel et un marché non officiel.

Le passage de l’un vers l’autre n’est pas étanche. Il est facilité par une faible application de la loi et la corruption. Cette situation impacte profondément l’équilibre des marchés et la stabilité de la monnaie, le budget de l’Etat, mais aussi l’emploi et le pouvoir d’achat des ménages.

  • Comment les crises économiques récentes, notamment la pandémie et les fluctuations des prix des hydrocarbures, ont-elles contribué à l’augmentation de cette masse monétaire informelle ?

Les crises économiques ont ceci de particulier est qu’elles peuvent provoquer des chocs macroéconomiques graves (déficit de la balance des paiements, dévaluation de la monnaie….) si on n’y est pas bien préparé. Il en est de même de la pandémie du Covid qui a sévi dans le pays. Elle a entrainé une large paralysie de secteurs vitaux de l’économie nationale (agriculture, industrie, santé, éducation…). 

Dans les deux cas, ces facteurs apparaissent comme des éléments perturbateurs des équilibres internes et externes d’un pays. Ils sont en particulier un vecteur d’inflation forçant le système bancaire à injecter plus de monnaie dans l’économie nationale, contribuant ainsi à accentuer le processus inflationniste et les déséquilibres des divers marchés.

Par exemple, la crise pétrolière de 2014 en Algérie, marquée par une chute drastique des revenus extérieurs, a profondément désorganisé l’économie nationale, réduisant sa capacité à répondre aux besoins essentiels du pays. Face à cette situation, le gouvernement a eu recours au financement non conventionnel, utilisant la planche à billets pour combler les multiples déficits budgétaires de l’État.

Cela a eu une répercussion négative à la fois sur les marchés des biens et services caractérisés par des pénuries chroniques (produits agricoles, biens industriels….), mais aussi sur le niveau des prix des biens et services qui ont augmenté alimentant ainsi l’inflation. Durant cette période, la masse monétaire circulant sur les divers marchés a été supérieure à la valeur des biens et services mis sur ces mêmes marchés.

Ce qui a impacté à la hausse le niveau des prix. Par ailleurs, ce surplus monétaire dégagé a surtout profité aux spéculateurs qui n’ont pas recyclé pas le produit de leurs transactions dans le circuit bancaire officiel et ont contribué de ce fait au processus de  fuite monétaire vers le secteur informel.

Tandis que pour la pandémie,  on peut dire que du fait du ralentissement des chaines d’approvisionnements mondiales (fermeture d’usines, restriction des déplacements…) celle-ci a contribué à la désorganisation des marchés et à la hausse des prix internes à cause de la dépendance du pays pour les produits alimentaire, industriels, médicamenteux. Sur le plan monétaire, elle a forcé le gouvernement à puiser dans ses réserves de change  pour couvrir les besoins essentiels du pays. Elle a de ce fait amplifié les défis structurels de l’économie algérienne.

  • Pourquoi les stratégies mises en œuvre jusqu’à présent pour intégrer cette masse monétaire dans le circuit formel ont-elles échoué ?

A vrai dire, il n’y jamais eu de stratégies sérieuses et crédibles pour intégrer cette masse monétaire dans le circuit officiel. Toutes les tentatives essayées, avant 2019 en particulier, ont connu des revers  que ce soit celles qui ont consisté à imposer l’utilisation du chèque pour les transactions supérieures à 500.000 DA, ou celles qui ont prôné le système de paiement de masse (télé-compensation) ou autre moyens de paiement (carte de crédit…). Ces mesures devaient, en plus de sécuriser les transactions entre agents économiques, permettre la traçabilité des échanges par l’usage de la monnaie scripturale.

Mais rien n’y fit. Les pratiques informelles du Cash se sont étendues à l’ensemble de l’économie et  restent dominantes dans le secteur commercial du gros et demi-gros, le secteur de l’immobilier, le secteur de la contrebande…. Ces stratégies ont échoué parce qu’on n’a jamais pensé à régler définitivement le problème structurel de l’économie algérienne à savoir bâtir un système productif autonome détaché de la rente pétrolière, capable de pourvoir aux besoins du pays an matière agricole, industriel…

On a continué pendant des décennies à gérer le pays sur le même modèle économique articulé autour du seul secteur des Hydrocarbures,  creusant se faisant la dépendance du pays vis-à-vis de l’extérieur en ce qui concerne ses besoins en nourriture, en équipements, … .

Il convient de remarquer ici, pour l’objectivité de nos analyses, est qu’aujourd’hui, le gouvernement actuel, conscient des vulnérabilités de l’économie nationales, ne mise plus sur le seul des hydrocarbures pour mettre sur rail l’économie nationale. Son programme économique est ambitieux et vise à terme à substituer à l’économie rentière par une économie productive diversifiée.

Ce programme économique est cependant handicapé par le lourd héritage du passé, de vingt ans de règne d’une gestion désastreuse, qui a incrusté l’informalité dans les habitudes et les comportements des acteurs économiques que le gouvernement actuel  tente, tant bien que mal, de démanteler. Mais ce sont des travaux d’hercule qui attendent les décideurs.

  • Quelles mesures concrètes et innovantes pourraient être adoptées pour inciter les acteurs économiques à bancariser leurs capitaux ?

Dans le contexte de l’économie algérienne, il est complexe d’apporter une réponse tranchée à cette problématique. Les solutions ne relèvent pas uniquement de l’approche technique, car les initiatives gouvernementales mises en œuvre par le passé n’ont pas toujours suscité une réaction immédiate ou favorable de la part des acteurs économiques en particulier des acteurs informels. Cette situation révèle l’écart significatif entre les objectifs fixés par l’État et les attentes des agents économiques en matière de gestion et de régulation de l’économie.

On doit donc apporter des solutions appropriées si on comprend que le déplacement de la masse monétaire vers le secteur informel reflète souvent une combinaison de défiance vis-à-vis du système formel, de recherche de flexibilité et d’évitement des coûts ou contraintes.

Des réformes économiques et institutionnelles ciblées peuvent atténuer ce phénomène et réintégrer une partie de ces flux dans le circuit officiel. On pense, entre autre, à l’exigence d’une bonne gouvernance du pays. En attendant, on peut proposer  un certain nombre de mesures pour résoudre cette question de la bancarisation des capitaux.

D’abord, il convient de restaurer la confiance chez les acteurs économiques et on n’insiste pas assez sur ce point, tant il va déterminer leur enrôlement ou pas dans le processus de normalisation de l’économie. Le retour de la confiance suppose sur le plan administratif une simplification du régime fiscal et un allègement des charges sur les entreprises, la facilitation de la règlementation pour l’enregistrement et  la formalisation des activités.

Sur le plan bancaire et  financier, il s’agit de sensibiliser les acteurs économiques sur les avantages du système bancaire en terme d’accès à ses services via la digitalisation (paiement mobile, microfinance…), le bénéfice de taux d’intérêt attractifs sur l’épargne, (épargne islamique et non islamique). Ces mesures  peuvent canaliser le gros des flux monétaires informels vers le secteur bancaire officiel et résoudre en partie cette circulation monétaire hors du cadre officiel.

  • Quel potentiel voyez-vous dans les technologies financières (fintech) pour faciliter la bancarisation des fonds informels et moderniser le système financier algérien ?

Les technologies financières (FinTech) permettent de combler le fossé entre les économies formelles et informelles en rendant les services financiers accessibles, abordables et pratiques, tout en modernisant les systèmes financiers pour une économie plus intégrée et inclusive. En effet, les Fin Tech sont un outil révolutionnaire qui peut accélérer la bancarisation des fonds informels.

Les multiples avantages qu’offre cet instrument en matière de réduction des couts, de flexibilité des services, d’accès aux services financiers permet en particulier à des personnes non bancarisées notamment ceux du secteur informel de réaliser des opérations bancaires sans les contraintes du système officiel.

En plus, grâce à la digitalisation, le paiement mobile électronique  est rendu possible par le biais des smartphones qui peuvent réaliser ces opérations. Les transactions informelles sont ainsi transformées en transactions électroniques, traçables et intégrées au système financier.

  • En quoi l’ampleur de cette informalité monétaire influe-t-elle sur la stabilité économique et financière du pays ?

La présence d’une importante économie informelle de type monétaire peut dérégler complétement le système économique en vigueur dans un pays. Elle est à l’origine de multiples désordres : institutionnels, économiques, sociaux, culturels. Sur le plan macroéconomique, toutes les variables économiques sont faussées, les prix, l’emploi, le taux de change, les importations, les exportations…

Sur le plan microéconomique, le marché des biens et services est continuellement marqué par des déséquilibres structurels et conjoncturels. Dans ces conditions, l’Etat ne peut ni réguler, ni appliquer ses lois et réglementations, ni répartir équitablement les revenus, bref, il est incapable d’exécuter sa politique économique avec l’efficacité voulue.

Les conséquences sont donc innombrables de cette informalité monétaire sur la stabilité économique et financière du pays. Ainsi, la perte de contrôle de la masse monétaire en circulation par les autorités bancaires va amoindrir l’efficacité des politiques monétaires en vigueur en termes d’ajustement des taux d’intérêt, de fixation du taux de change, d’encadrement du crédit, de formation de l’épargne.

Elle va favoriser l’apparition des marchés parallèles de devises, la fuite des capitaux vers l’étranger, la diminution des liquidités disponibles, l’accroissement du blanchiment et le financement illicite, la contrebande….

Globalement, la réalisation de transactions informelles sur les différents marchés par les acteurs économiques agissant en dehors du cadre officiel  va induire un manque à gagner fiscal énorme pour l’Etat  pour financer son budget, mais va surtout ternir l’image de l’Etat en tant que régulateur et garant de la stabilité institutionnelle du pays.

  • Quels sont les effets sociaux d’une économie où une grande partie des transactions échappe au contrôle formel, notamment en termes de justice fiscale et d’inégalités ?

L’existence d’une économie informelle est d’essence inductrice d’inégalités sociales et fiscales. Ces inégalités se manifestent en particulier lorsque toute la charge fiscale est supportée par les seuls agents économiques qui travaillent dans la légalité. Il y a alors un sentiment d’injustice dominant parmi les contribuables qui ne comprennent pas cette situation.

D’autre part, ces inégalités se révèlent dans la concurrence déloyale pratiquée par les acteurs économiques informels à l’égard des entreprises légales. Ces derniers ne s’acquittant pas de taxes et réglementations, proposent  souvent de bas prix sur les différents marchés et causent ainsi des préjudices à leurs concurrents.

Par ailleurs,  on peut observer un autre effet,  celui relatif à l’exclusion sociale des travailleurs de l’informel. Ceux-ci sont souvent exclus de l’accès aux services sociaux, tels que la sécurité sociale, les assurances ou les pensions, ce qui les expose au risque de la pauvreté et de la marginalité.

Cette situation où les inégalités économiques et sociales sont flagrantes, résultat des pratiques informelles, remet souvent en cause la confiance des agents économiques envers les institutions de l’état qu’ils considèrent iniques et renforcent leur sentiment de défiance vis-à-vis de l’état par le non respect des lois et réglementations en vigueur.

  • Si aucune mesure corrective n’est prise, comment envisagez-vous l’évolution de la masse monétaire informelle en Algérie dans les prochaines années ?

Si on laisse les choses en l’état, c.-à-d. sans une intervention vigoureuse de l’Etat pour réduire la croissance monétaire informelle, il est à craindre d’abord qu’elle devienne plus massive dans l’avenir et sans possibilité de contrôle. De plus, elle entrainera de profonds déséquilibres économiques et sociaux qu’il sera difficile plus tard d’en atténuer les effets en terme d’inflation, d’inégalités sociales et économiques.

Il est urgent à cet égard prendre en charge sérieusement ce problème et de lancer rapidement un ensemble de réformes qui visent une meilleure inclusion financière, une transparence économique authentique et une restauration rapide de la confiance dans les institutions de l’Etat.

  • Comment percevez-vous l’implication possible des institutions financières internationales dans la résolution de ce problème ? Quels types de soutien ou d’accompagnement pourraient être utiles ?

Les institutions financières internationales comme le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale ou les banques régionales de développement (BAD, BERD, etc.) peuvent être d’un grand apport dans l’accompagnement des réformes visant le passage de l’informel vers le formel.

Ces institutions financières internationales ont une grande expérience dans les problématiques de développement économique et peuvent être d’un conseil utile en ce qui concerne l’économie algérienne. En effet,  le domaine d’intervention de ces institutions financières est large et leur expertise est précieuse en particulier sur les sujets tels que le diagnostic économique, les réformes institutionnelles, industrielles, bancaires, fiscales, douanières….la formation, la gouvernance… 

Elles peuvent contribuer efficacement, par leur assistance technique, leurs financements adaptés et actions de renforcement des capacités institutionnelles, à résoudre les problèmes des informalités en vigueur dans un pays. Le gouvernement algérien devrait les solliciter chaque fois que le besoin se fait ressentir.

Actuellement, l’Algérie doit investir dans la formation de cadres de haut niveau dans les domaines des ingénieries financières, de la gouvernance et de la lutte contre la corruption pour accélérer le processus de transition de l’informel vers le formel. Dans cette direction,  ces institutions financières internationales peuvent y contribuer en organisant des cycles de formation et de stages pratiques.

Bio express

Docteur Chaib Bounoua est professeur d’économie à l’Université de Tlemcen en Algérie. Il est titulaire d’un doctorat en économie de l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV) à Amiens, France (1992). Ses principaux axes de recherche portent sur la théorie des organisations, l’économie du développement, l’économie institutionnelle et l’économie informelle. Il a publié de nombreux articles dans des revues telles que : Gratice, Cread, Lareiid, Mecas, et dirigé de nombreux projets de recherche financés.

À la tête du Laboratoire de recherche sur l’économie informelle, les institutions et le développement, chercheur associé au CREAD et membre de la MEEA (Middle East Economic Association), il partage à travers cette interview, accordée exclusivement à El Watan, son analyse approfondie sur les dynamiques de l’informel en Algérie et les solutions pour mieux intégrer ce secteur dans l’économie formelle.

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