L’historien Daho Djerbal vient de publier aux éditions Chihab Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur. A l’évidence, il s’agit là d’un véritable événement éditorial, surtout quand on sait que cela fait 35 ans que l’on attend la sortie de ces Mémoires de l’ancien membre du CCE et ancien ministre de l’Intérieur du GPRA.
Dans cet entretien, Daho Djerbal revient sur les conditions de sa rencontre avec Bentobbal et la genèse de ce travail de mémoire exceptionnel à partir du témoignage de «Si Abdellah» et le long entretien qui les a réunis pendant cinq ans. Il revient également sur le cheminement militant du successeur de Zighout Youcef à la tête de la Wilaya II en insistant sur l’importance de comprendre le terreau social et culturel et l’environnement politique dans lequel il a évolué et comment, à travers lui, le projet indépendantiste a pris racine dans le Nord Constantinois et les autres régions avant d’embraser les maquis de l’insurrection anticoloniale.
- Vous venez de faire paraître aux éditions Chihab le tome I des Mémoires de Si Lakhdar Bentobbal qui constituent un véritable livre-événement. Ces Mémoires sortent après 35 ans d’attente. Quel est votre sentiment, M. Djerbal, en tenant enfin ce livre entre les mains après une si longue attente ? Soulagé ?
La décision que j’ai prise de publier ces Mémoires représente un moment important du travail que je mène depuis des dizaines d’années, et dans lequel les Mémoires de Bentobbal occupent une place majeure. Cela représente en tout six années de travail (de 1980 à 1986, ndlr) entre l’enregistrement des entretiens et leur transcription, le travail de rédaction et de mise en forme. Puis il y a eu trente-cinq années d’attente que cet ouvrage puisse sortir et être transmis au grand public. Il y a eu des circonstances malheureuses qui ont fait que la famille a mis le coude dessus. Elle a refusé de discuter une convention qui lui avait été proposée dès 1986, ce qui aurait permis de passer à la publication beaucoup plus tôt. Malgré le fait que j’étais disposé à négocier un accord avec la famille, j’ai appris qu’on a tenté de publier le livre sans mon accord, et sans que mon nom figure dans ce document. Les éditeurs, après avoir étudié la question, ont refusé de le sortir, aussi bien en Algérie qu’à l’étranger, et j’ai les correspondances que j’ai échangées avec eux à propos de cette tentative de publication.
- C’est la même copie qu’ils avaient ?
Oui, c’est la même copie puisque à chaque fois – et ça, c’est une précision importante – pendant toute la période de réalisation de l’entretien, soit cinq années successives, chaque séance était enregistrée sur cassette dont je remettais systématiquement une copie à Bentobbal. Il y avait ainsi du premier au dernier jour un accord formel sur l’enregistrement de l’entretien et sur sa transcription. A chaque fois qu’on transcrivait une partie de ce travail, il était soumis à Lakhdar Bentobbal qui donnait son accord après quelques observations qui nous permettaient de revenir dans l’enregistrement suivant sur certains points et de les compléter. Ce travail qui a été accompli en présence et avec la collaboration pour l’entretien de Mahfoud Bennoune, a donc été fait dans les règles. Ce témoignage constituait pour moi avant tout un matériau pour l’écriture de l’histoire. Or ce matériau est devenu explosif, dans tous les sens du terme. La SNED a accepté de le publier mais sous condition, exigeant que les noms qui y figurent soient effacés, et qu’on ne garde que les initiales.
- Tous les noms sans exception ?
Oui, tous les noms. C’étaient des personnes qui étaient au plus haut niveau de l’appareil d’Etat, du gouvernement et de l’armée. Le livre était de ce fait un brûlot pour la conjoncture de l’époque, à savoir les années 1980 et les années 1990. Donc la SNED a refusé de le publier en l’état. Après, à la demande de Bentobbal, j’ai soumis le manuscrit à des éditeurs français : Payot, Albin Michel, Gallimard, Le Seuil… Mais tous ne voulaient pas publier les deux tomes. Ils préféraient les condenser et les faire fusionner en un seul volume à l’attention du lectorat français. Le livre devait ainsi correspondre à ce qu’attendait le lectorat français pour ne pas dire autre chose. Nous avons refusé ce marché. Depuis, les choses sont restées en suspens, ceci d’autant plus que Bentobbal a été victime d’un accident vasculaire cérébral. Il était allé se faire soigner, d’abord d’une appendicite aiguë, puis d’un AVC, et après l’opération qu’il a subie, et qu’il avait faite en Suisse, il est entré dans un coma post-opératoire d’une quinzaine de jours. Même après avoir émergé du coma, il était incapable de prononcer une phrase.
- Il avait gardé des séquelles de cet AVC ?
Il en a gardé des séquelles pendant très longtemps. Il était dans l’incapacité de parler ou de faire quoi que ce soit à son retour en 1986. Ce qui fait que la convention qu’on devait signer est restée en suspens. En 2014, j’ai eu une série d’échanges avec son fils, Khaled Bentobbal, qui est l’héritier légataire. Dans la dernière correspondance qu’on a eue par e-mail, il m’a assuré qu’il allait consulter sa famille et me rendre la réponse. Réponse que j’ai attendue jusqu’en 2021. Cette situation m’a paru tellement absurde, irrationnelle. A partir de là, je suis revenu à l’accord moral qu’on a eu avec Bentobbal.
Je tiens à préciser par ailleurs que lors de notre première rencontre, quand je suis allé le voir en compagnie de Mahfoud Bennoune, je lui ai dit : «Vous êtes un témoin et un acteur principal de la lutte de Libération nationale, depuis avant 1954 jusqu’en 1962. Cette histoire qui est la vôtre, vous n’avez pas le droit d’en faire une propriété personnelle. Elle appartient au peuple algérien. C’est l’histoire de l’Algérie et des Algériens. Et donc vous êtes tenu aujourd’hui de transmettre ce que vous avez vécu au plus grand nombre.» Ça, c’était en décembre 1980.
- Donc, vous êtes clairement l’initiateur de ces Mémoires...
Absolument. Et je reviendrai sur les raisons qui m’ont fait aller vers Bentobbal. Dans le cadre de mon métier d’historien, je lui ai donc formulé cette demande en lui disant : «Ce que vous avez vécu ne vous appartient pas en propre. Cette histoire appartient à l’Algérie et au peuple algérien, il faut la lui rendre. Parce qu’il vous a porté comme il a porté la Guerre de libération». Et il a accepté. L’accord que nous avons conclu était qu’il en fasse ses mémoires, et que moi j’en fasse un travail académique d’historien.
Alors, pourquoi j’ai été le voir ? En 1980, il y a eu une rencontre au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle à Oran qui était à l’époque l’URASC, l’Unité de recherche en anthropologie sociale et culturelle, autour de l’histoire et de la mémoire. Là, il y avait les grands professeurs qui nous ont formés : Charles Robert Ageron et René Galissot qui était mon directeur de thèse. A ce moment-là, la question qui se posait, c’était la question de la méthodologie et des principes fondamentaux de l’écriture de l’histoire. A l’époque, Charles Robert Ageron et tous les historiens évoluant dans le cadre académique considéraient que la seule source valide, valable, vérifiée et vérifiable, est la source écrite pour l’écriture de l’histoire, et que toute autre source, en particulier la source orale, ne fait pas partie des ressources reconnues pour l’écriture de l’histoire. Dans le meilleur des cas, elle est considérée comme du roman historique, une autobiographie, mais pas un document fiable. Je venais alors de soutenir ma thèse. Une thèse d’histoire économique et sociale de la période coloniale. Je l’ai soutenue en 1979. Je considérais à cette époque là – et ça, je l’ai dit lors de cette rencontre – que construire notre histoire uniquement à partir du document écrit, ça revient à l’écrire à travers le regard de l’administrateur civil et du commandant militaire. Or, il nous fallait absolument revenir à nous-mêmes, à ce que nous avons vécu et entreprendre de recueillir le matériau nécessaire pour confronter ce que nous, nous avons vécu avec ce que disent les administrateurs civils et les commandants de l’armée française d’occupation. Par conséquent, c’est une question fondamentale qui se posait. Mais à l’époque, on était quasiment disqualifiés si on passait à l’acte, c’est à dire que si on allait à la rencontre des acteurs algériens, d’abord du Mouvement national ensuite du Front de libération nationale et de l’Armée de libération nationale pour recueillir leurs témoignages, puisque les documents écrits du point de vue du Mouvement national, du point de vue du FLN et de l’ALN étaient terriblement rares, il y avait très peu de documents qui pouvaient faire foi de tel ou tel événement, de telle ou telle décision. Ainsi, il a fallu à tout prix rassembler ce matériau en s’attachant à appliquer au document oral les mêmes règles méthodologiques de distance critique qu’on appliquait au document écrit. Cette démarche constituait une prise de position, et cette prise de position sur le plan théorique et méthodologique nous a valu d’être, comme je le disais, pratiquement disqualifiés dans le domaine de la carrière académique en France. Nous avons été une petite poignée à poursuivre dans cette direction, estimant que c’était un choix légitime et qu’il fallait impérativement l’imposer pour pouvoir écrire notre histoire. C’est donc dans ce contexte que j’ai été voir Bentobbal. Il était alors le seul survivant de ce qu’on a appelé le Comité interministériel de la guerre qui comprenait Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobbal. Krim et Boussouf avaient disparu, il restait Bentobbal. Donc il fallait coûte que coûte recueillir ce témoignage d’un homme qui a été à la fois, dans le Nord-Constantinois, membre du Parti du peuple algérien (PPA), membre de l’Organisation spéciale (l’OS), membre du Comité des 22 puis membre de la direction de l’Armée de libération nationale.
- Et qui est devenu chef de la Wilaya II à la mort de Zighout...
Exactement. Ensuite, il a été membre du GPRA où il est nommé ministre de l’Intérieur. Compte tenu de tous ces éléments, il était indispensable de recueillir ce témoignage pour pouvoir jeter une lumière sur tous les problèmes que nous avons vécus, et qui ont été récupérés à droite et à gauche, par les uns et par les autres, pour accréditer ou discréditer telle ou telle personne, tel ou tel événement. Pour moi, ce n’était pas le sujet. Mon problème, c’était d’abord de rassembler ce matériau. Là, j’ai fait une recension de tous les enregistrements que j’ai réalisés depuis 1980 à ce jour, il y en a plus d’une cinquantaine; des enregistrements avec des membres de la direction du PPA-MTLD, de la direction du FLN, du commandement de l’ALN, de la direction du FLN en France et des militants, à la fois du FLN, de l’ALN et du Mouvement national. C’était pour moi en tant qu’enseignant-chercheur à l’Université d’Alger un devoir de collecter ce matériau. Je constatais que tous ceux que j’ai rencontrés disparaissaient les uns après les autres. Mais j’étais heureux d’avoir gardé quelque chose de leur témoignage et de leur parcours. Et pour répondre à votre première question, la publication de ce travail m’a soulagé. Je me dis que, fort heureusement, l’engagement pris en décembre 1980 de faire en sorte que ce témoignage soit entre les mains du peuple algérien a été tenu.
- Depuis la parution du livre, y a-t-il eu une réaction de la famille Bentobbal ?
Quand l’annonce de la parution du livre a été faite dans la presse, j’ai eu immédiatement une réaction du fils aîné, Khaled Bentobbal, qui est insultante. Je lui ai adressé une réponse froide et objective, lui rappelant les conditions dans lesquelles s’est faite la rencontre avec son père et toutes les étapes de réalisation de ce travail, depuis les enregistrements et la transcription jusqu’à la maquette, la mise en page, pour terminer avec la publication de l’ouvrage. Le problème qui a été posé concerne notamment la question des droits d’auteur. Il me déniait la qualité d’auteur de ce livre. Un travail qui a duré six ans, qui est un investissement d’une partie de ma vie, tout cet investissement devenait nul et non avenu, et mon nom ne devait pas figurer dans l’ouvrage. C’est inacceptable. Il me dit : « Tu n’en es pas l’auteur ; l’auteur c’est Bentobbal.» Je lui ai rappelé ce qu’était la notion d’auteur. Face au droit de la famille, il y a le droit de l’Algérie et des Algériens à connaître leur histoire.
- Quand on évoque Lakhdar Bentobbal, on a le sentiment qu’on connaît davantage le «politique», le membre du CCE, ministre de l’Intérieur du GPRA, membre de la délégation qui a mené les négociations d’Evian. Il y a aussi toute cette littérature autour du fameux triumvirat des «3B» auquel sont nom est attaché. Et à travers votre livre, on découvre surtout l’homme de terrain qu’il était, l’homme d’action, le maquisard Bentobbal. On découvre un homme profondément engagé, habité par la cause, menant une vie spartiate, faisant preuve d’une exigence morale et d’une rigueur implacables, et très proche du peuple, très attaché au travail auprès de la population. Au long de vos entretiens avec lui, comment vous est apparu cet homme au profil complexe ? Quelle impression vous a-t-il faite ? Etait-il comme vous l’imaginiez ?
Bentobbal, c’est quelqu’un qui est absolument exceptionnel. D’abord en tant que personne. Lors de nos entretiens, il faisait preuve d’une grande humilité. Il n’y a rien qui se dégageait de lui qui laissait imaginer un tel personnage. Vous remarquerez que dans la couverture du livre, j’ai choisi une photo où il pose au PC de la Wilaya II. Aucun des hommes qui l’entourent ne porte un uniforme. Lui, il est accroupi au milieu d’eux et il ne se distingue pas des autres. Et ça, c’est un trait emblématique du personnage. Cela dit, je ne suis pas focalisé sur la personne. Mon intention de départ, c’était de voir quel était son regard sur la société algérienne, quel était son rapport au politique plutôt qu’au pouvoir. Qu’est-ce que c’était que le politique à l’époque, dans les années 30, 40 et 50 ? Qu’est-ce que c’était la société dans les années 30, 40 et 50 ? Qu’est-ce qui faisait l’exceptionnalité du militant du PPA-MTLD ou du PPA clandestin, dans les années 30, 40, 50 ? Je m’interrogeais également en tant qu’historien sur le cheminement du personnage ; sur quel terreau a poussé cette graine, quel était son environnement et qu’est-ce qui a fait son caractère exceptionnel au regard du milieu social et politique dans lequel il a évolué ? Et qu’est-ce qui a fait que, progressivement, il soit devenu cet homme que vous décrivez. Pour moi en tant qu’historien, c’est avant tout son milieu et son environnement qui m’importent le plus. Vous avez noté dans le premier chapitre, «L’Enfance», comment il évoque justement le milieu dans lequel il a grandi, la société de Mila, les personnalités de Mila, les familles de Mila et comment se dessinaient entre elles des rivalités de pouvoir, et comment dans les interstices de ce jeu de pouvoir entre les familles dominantes commençait à percer l’idée du PPA, c’est à dire l’idée de l’indépendance totale, el istiqlal ettam. Et ça, c’était précisément ce que je recherchais. Comment est née cette idée et comment elle a pris ensuite racine, dans la région et au-delà de la région. Comment les idées nationalistes indépendantistes de Messali, de l’Etoile nord-africaine, du premier PPA puis du PPA d’après la Seconde guerre mondiale, sont arrivées et se sont déployées dans le Constantinois. Ça, c’est extrêmement important. Et donc pour moi, la question de la personne rentre dans cet ensemble.
- Dans son récit, Bentobbal évoque abondamment les affres de la clandestinité et toutes les difficultés auxquelles les activistes de l’OS étaient confrontés : la répression policière, l’isolement, le terrible manque de moyens, à tel point que parfois, ils ne trouvaient même pas quoi manger et un abri pour se réfugier. Il raconte aussi toutes les péripéties qu’il a vécues dans les Aurès où il a passé 26 mois. Comment peut-on tenir aussi longtemps, de 1947 à 1954, dans des conditions aussi cruelles, quand on est un cadre de l’OS ? Où ces militants puisaient-ils leur force, d’après vous ?
C’est justement de ça qu’il est question. C’est un moment crucial, et c’est dans ces moments-là qu’ont été forgés ceux qui ont fait la Guerre de libération. Il fallait en passer par là. Ils se sont retrouvés dans une situation où ils étaient plus ou moins abandonnés par la direction du parti. Ils ont été envoyés dans les Aurès mais ils ont été envoyés non pas comme coordinateurs du parti mais comme «irréguliers». C’est le terme qu’on utilisait pour eux. Les hommes de la révolution sont nés dans l’irrégularité. Ils sont nés hors de la loi, hors du registre formel de la représentation. C’est dans la confrontation directe, dans les conditions les plus difficiles, les plus radicales, à l’intérieur des Aurès, dans un contexte culturel et anthropologique qui est celui de la région et ses communautés, qu’ils ont émergé. Et tout ça est décrit dans le détail. Nous avons ainsi le regard de ce militant jeune encore, qui est poursuivi par toutes les polices, abandonné par le parti, lui et ses compagnons, et qui se sont retrouvés dans les Aurès. Il doivent imposer l’idée politique de l’indépendance, de la lutte de libération, l’idée du parti, de l’unité de commandement... et ce faisant, ils vont se confronter à la légende locale, aux représentations locales, aux personnalités locales, aux bandits d’honneur, parce que eux aussi véhiculent une forme de pouvoir, une forme de représentation. On ne peut pas agir dans ces conditions sans le peuple. Il fallait dès lors gagner la cause du peuple. Et c’est ça qui a été à mon avis décisif en 1954 et après 1954. C’est ce qu’on va trouver ensuite dans la logique politique qu’avait inscrite Bentobbal dans son action.
(…) je découvrais à la faveur de cette rencontre avec Bentobbal le métier d’historien. Finalement, ce n’est pas moi qui suis venu à lui comme historien, c’est lui qui m’a formé comme historien. Ça, c’est très important.
- Le livre fourmille de détails extrêmement édifiants sur tous les moments-clés de cette aube nouvelle pleine d’effervescence. Parmi les séquences sur lesquelles il s’est attardé : le 20 août 1955 et l’offensive du Nord-Constantinois qui a constitué véritablement un tournant. Et puis il y a le Congrès de la Soummam. Généralement, quand on parle de la Soummam, il y a toujours deux noms qui reviennent : Ben M’hidi et Abane. Bentobbal, lui, dit que c’est Zighout Youcef qui avait insisté sur la tenue d’un congrès ou une conférence regroupant tous les chefs de la Révolution. C’est une version qu’on n’entend pas beaucoup, qu’en pensez-vous ?
Il convient d’abord de souligner que nous étions deux face à lui : il y avait un historien et un anthropologue (Mahfoud Bennoune, ndlr). Pour nous, ce qui était intéressant, c’est l’aspect détaillé de ce qu’était la sociologie, la culture, la position des personnes dans le milieu dans lequel il a évolué. Nous avons beaucoup insisté sur cet aspect. Notre préoccupation de départ, c’était ça. C’est le milieu social et les différents ordres culturels qui commandent la vie quotidienne. Ensuite, on est arrivés à 1954. Quand le Comité des 22 a pris la décision de déclencher la révolution, Boudiaf, Ben Boulaïd, Ben M’hidi et d’autres, on dit: «On va allumer l’étincelle et la campagne prendra feu» ; «Nous allons lancer les premières actions armées et c’est le peuple qui va nous porter»... Or, le peuple, c’était une pure expression, c’était quelque chose d’abstrait. Dans l’annexe, j’ai donné la liste des compagnons de Bentobbal qui avaient pris part au déclenchement du 1er Novembre 1954. Ils sont moins d’une cinquantaine, tout au plus, une centaine d’hommes pour tout le Nord-Constantinois. Ce n’est pas comme dit la propagande : «Le peuple s’est levé comme un seul homme». Ce n’est pas vrai. En 1954, ils étaient une poignée. Ils étaient quelques centaines dans les Aurès, quelques centaines en Kabylie, et encore d’autres poignées dans l’Algérois et dans l’Oranie. A ce titre, l’expérience qu’ont vécue les fondateurs de la lutte de Libération nationale est unique dans l’histoire du XXe siècle. C’est qu’ils ont eu à conquérir chaque parcelle de terre, chaque moment du jour et de la nuit, pour pouvoir imposer un pan de souveraineté nationale contre l’impérialisme français colonialiste. Pour ce qui est du 20 août 1955, le contexte était marqué par une pression insoutenable des unités de l’armée française, de la police, de la gendarmerie, des forces auxiliaires. Cette pression était tellement forte qu’avec la perte des premiers dirigeants des maquis du FLN et de l’ALN à l’image de Didouche Mourad, et la perte des liaisons avec les autres régions, la première résistance armée à une puissance coloniale était menacée de disparition. Là, Zighout Youcef s’est retiré pendant trois jours, et le troisième jour, il est revenu et a dit à ses hommes: il n’y a qu’une seule solution, c’est de descendre des montagnes et occuper tous les centres de colonisation et toutes les villes du Constantinois.
- En plein jour ?
Oui, en plein jour. Au conseil de la Zone 2, ses hommes étaient stupéfaits. «Mais comment on va sortir?» s’inquiétaient-ils. Et là, c’est une vision de génie que Zighout a eue. La stratégie du 20 août 1955, c’était d’impliquer toute la population du Nord-Constantinois dans la Guerre de libération, l’impliquer directement. Que les gens prennent leurs faucilles, qu’ils empoignent des bâtons, se servent de branchages ou n’importe quel outil, et qu’ils aillent s’exposer à la répression de l’armée française. A ce moment-là, les maquis algériens - c’était du moins le cas dans le Nord-Constantinois - sont devenus l’armée de libération nationale. Cela marquait la naissance de l’Armée de libération nationale en tant qu’armée du peuple. Bentobbal dit dans son témoignage que de novembre 1954 au 20 août 1955, on vivait au crochet de la population puisque c’est elle qui était obligée de nous nourrir, de nous protéger, de nous cacher... Après le 20 août 1955, avec la répression féroce qu’il y a eu à Philippeville (Skikda), El Harrouch, Felfela, El Milia... une répression sans distinction de toute la population, celle-ci est remontée vers les montagnes pour être protégée par l’ALN. Les rôles se sont donc inversés. L’Armée de libération nationale est devenue l’armée du peuple. Et je le dis et je le répète: il n’y aurait pas eu le 20 août 1956 s’il n’y avait pas eu le 20 août 1955. Je déplore au passage le fait qu’à chaque 20 août, on pense au 20 août 1956 et pas au 20 août 1955, du moins dans la presse francophone. On a des mentalités qui sont des mentalités partisanes ou intéressées.
- Bentobbal mentionne la tenue d’un important congrès de la Zone 2 durant l’été 1955, soit un an avant la Soummam...
Oui, pour faire le bilan. De là est venue l’idée d’une coordination entre toutes les régions, toutes les zones. Ce congrès a permis de tirer les leçons et de mettre en place un dispositif stratégique de combat. Ce dispositif, ce n’étaient pas seulement des hommes en armes, c’était le peuple en armes, et le peuple en armes, c’est un argument politique. C’est l’idée de faire du peuple un agent politique principal. Les jeunes qui se sont engagés dans la lutte de libération, il fallait les organiser, il fallait organiser les villages, il fallait assurer tous les services qu’assurait la France: administration, santé, justice... Ce que nous avons, en définitive, c’est un contre-gouvernement. Au gouvernement français colonial, on opposait un gouvernement algérien, l’embryon d’un Etat algérien. Contre l’Etat colonial français, on commençait à développer dans le Constantinois un contre-Etat. Donc de 1955 à 1956, c’est l’organisation du peuple qui se met en branle, avec la mise en place des mounadhiline, des moussabiline et tous les services nécessaires, y compris dans le domaine forestier. On a même installé des gardes-forestiers pour protéger la forêt parce que la forêt, pour les hommes engagés dans la lutte de libération, c’était leur refuge. Et ça, pour moi, ce fut une découverte. Ainsi, je découvrais à la faveur de cette rencontre avec Bentobbal le métier d’historien. Finalement, ce n’est pas moi qui suis venu à lui comme historien, c’est lui qui m’a formé comme historien. Ça, c’est très important.
- Il y a tellement à dire sur ce témoignage ô combien instructif, riche et passionnant de Si Lakhdar Bentobbal. Vous, en tant qu’historien, M. Djerbal, qui avez une connaissance extrêmement fine de l’historiographie du Mouvement national et de la guerre de Libération nationale, qui avez recueilli un grand nombre de témoignages et travaillé sur un nombre important de sources orales, si vous deviez résumer l’apport de ce document exceptionnel, que diriez-vous ?
Il y a beaucoup à dire, en effet. Moi ce que je découvre, c’est le génie du peuple algérien qui, dans des situations extrêmes, de désespérance, de destruction, de massacres, de répression systématique, physique, morale, etc... a trouvé la ressource pour maintenir en vie la résistance à la domination étrangère. C’est quelque chose d’unique dans l’histoire du XXe siècle avec la résistance vietnamienne, ce qu’on appelle la guerre du Vietnam. Mais même par rapport au Vietnam, l’Algérie a un caractère d’exception. Parce que l’Algérie a été occupée dans le cadre d’une colonie de peuplement. 10% de la population était européenne. Elle contrôlait 80% de la production des biens et services, de l’économie, de la société, de l’Etat, du droit... Et puis, on est à une heure de vol de Marseille. Ici, on envoyait des renforts quotidiennement. On est arrivés en 1959 à 400 000 appelés et rappelés sous les drapeaux. 400 000 soldats pour une population de l’époque qui était de 8 ou 9 millions d’âmes! On n’a jamais eu une telle concentration militaire pour dominer un peuple au XXe siècle. Il n’y en a pas. Et malgré cela, nos aînés ont résisté jusqu’à la mort pour la plupart d’entre eux, et jusqu’à l’indépendance pour les survivants. Nous sommes les héritiers de ce sacrifice, pas seulement des militants, des maquisards ou des chefs de la résistance, mais de l’ensemble du peuple algérien. Voilà la leçon que je tire.
- Ce tome I se termine par le départ de Lakhar Bentobbal à Tunis où il va intégrer le CCE. A quand la sortie du deuxième tome ? Ça sera les «Mémoires de l’extérieur» cette fois ?
Ce ne sera pas le titre du livre mais effectivement c’est ça l’idée. Il y aura trois moments importants qui seront abordés dans ce volume: le plan Challe et comment le peuple algérien et l’ALN y ont résisté, la formation du GPRA et aussi les crises intérieures, en particulier la crise GPRA-Etat-major général.
- Il aborde l’assassinat de Abane Ramdane dans cette deuxième partie ?
Oui, bien sûr. Il ne l’a pas éludé.
- Y a-t-il une date de sortie qui a été fixée avec les éditions Chihab ?
Non, il n’y a pas de date pour l’instant. Vous le saurez en temps voulu en tout cas.
Propos recueillis par
Mustapha Benfodil