D’abord le théâtre, le père ou l’oncle maternel du cinéma, dans lequel on ne peut ne pas citer Babor ghraq, pièce incontournable de Slimane Benaïssa de 1983, préfigurant Octobre 1988 et qui a aussi eu du succès au fait que la parole se soit libérée, d’autant qu’elle a été transcrite en langue algérienne.
Ensuite, la littérature, où c’est Nedjma de Kateb Yacine qui fait culte, roman de 1956 atypique que peu ont lu ou réussi à lire jusqu’à la fin mais dont tout le monde parle comme un chef d’œuvre, l’auteur ayant d’ailleurs décidé ensuite de revenir à la langue populaire à travers la compagnie théâtrale Debza, qui n’a pas eu autant de succès, du moins pas autant que Cheb Khaled qui a pondu quelques albums cultes en son temps.
Au cinéma, puisque on est là pour ça, comment ne pas citer Chronique des années de braise, de Mohamed Lakhdar Hamina (1975), introuvable sur Internet ou en DVD, de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1965), qui a fait l’objet d’un documentaire de Malek Bensmaïl en 2017, et surtout du film culte parmi les cultes, Tahia ya Didou, unique film de Mohamed Zinet, 1971 ?
A l’origine, une commande de la mairie d’Alger qui souhaitait un format court en forme de carte de visite pour touristes étrangers, le film a été dévié par Zinet pour en faire une balade poétique et surréaliste dans l’âme d’Alger, co-écrite avec le poète Himmoud Brahimi dit Momo de La Casbah sur une musique d’un autre musicien culte, Hadj El Anka. Ce qui au final aura rempli son rôle premier, un touriste, plus ou moins cultivé, devrait voir (et écouter) ce film avant de venir à Alger, le film étant officiellement inscrit dans les annales cinématographiques avec le titre Alger insolite.
D’ailleurs, Mohamed Zinet , qui a fini ses jours dans un hôpital psychiatrique, est lui-même culte, disparu dans les limbes de l’irrationnel tout comme son film, pendant des années, le réalisateur Mohamed Latrèche ayant cherché à acquérir les droits pour le distribuer et l’éditer en DVD, négatif introuvable, copies en miettes et ayants-droit non identifiés. Enfin restauré par l’Etat en 2017, Tahia ya Didou entame une seconde jeunesse, poussé par le documentaire Zinet, Alger, le bonheur réalisé en 2023 par Mohamed Latrèche, en compétition au Festival d’Al Gouna en Égypte le 14 décembre, hommage autant au film qu’à la personnalité de son réalisateur, acteur dans plusieurs films mais auteur d’une œuvre unique.
Le film a-t-il bien ou mal vieilli, à l’instar de Omar Gatlato de Merzak Allouache de 1976, film culte et phare du cinéma social qui a beaucoup perdu en lumière ? Au spectateur de le dire, parce que c’est surtout dans le registre comique que l’impérissable arrive, des différents opus de L’Inspecteur Tahar au Clandestin (Taxi el mekhfi ) de Benamar Bakhti (1989) ou à Carnaval di dechra de Mohamed Oukassi (1994) autour de Makhlouf Bombardier, là où les Algériens se rassemblent, autour de ces comédies que personne n’a oubliées et qui aujourd’hui encore totalisent des millions de vues sur Youtube, toutefois moins que les répliques, cultes, de ces mêmes films.
Un film-culte doit-il être aussi vieux que Boumediene ?
Mais un film-culte est-il un film comique ? Souvent, à l’instar de la télévision où les séries, cultes, comme Sultan Achour de Djaffar Gacem, qui comme les films ou les pièces de théâtre cités plus haut sont rythmés par les sous-entendus politiques, une liberté de ton et des sarcasmes à tous les étages. L’Algérien(ne) est un politique comique qui aime rire devant l’écran pour ne pas pleurer dans sa chambre noire.
Comme le Caramel Caprice ou la veste bleue Shangaï, la gazouz Hamoud ou encore la garantita de la grand-mère espagnole qui sont toujours d’actualité, tous ces éléments de culture confinent un peu à la nostalgie ou la déprime du temps présent, les Algériens étant de grands nostalgiques même d’époques qu’ils n’ont pas connues, rejoignant en ce sens les films d’époque devenus cultes, alors qu’il n’y a pas ou peu de films contemporains qui pourraient s’attribuer cet adjectif. On pourrait bien sûr citer Délice Paloma de Nadir Moknèche (2007), Rachida, de Yamina Bachir-Chouikh, film de génération (2003), ou l’ensemble des films de Tarik Teguia classés comme chefs d’œuvre mais pas encore cultes, en se posant la question du futur, le temps fera-t-il l’affaire ?
Un réalisateur peut-il faire plusieurs films cultes ou ne serait-ce au fond qu’une histoire de répliques, donc de langue, donc non pas du domaine exclusif du cinéma ? Le 8 octobre dernier lors d’une rencontre à la faveur du Festival local du théâtre professionnel de Guelma, le dramaturge Slimane Benaïssa, tout en rappelant (voir El Watan du 10/11) que «le premier problème est d’inventer une langue, qui n’est pas uniquement celle qu’on parle, le plus grand compliment que j’ai eu sur mon écriture est venu d’un arabisant qui m’a dit que la darija utilisée dans la pièce Babor Ghraq était à la hauteur de la fosha (arabe classique)», annonçait l’arrivée de trois nouvelles œuvres théâtrales : «une pièce sur le fléau de la bureaucratie et deux autres, mon ambition est de faire oublier la pièce Babor Ghraq, je ne veux pas être l’auteur de cette pièce uniquement».
Sauf qu’on ne devient pas culte, en décidant de le devenir, il y a quelque chose qui échappe souvent aux auteurs, de l’ordre de l’irrationnel. L’art est d’ailleurs irrationnel. Tout comme l’Algérien d’après les rationalistes, Algériens aussi.