Cow-boys des crédits carbones contre indigènes : La bataille colombienne contre le greenwashing

05/12/2023 mis à jour: 06:04
AFP
1299
La rivière Pira Parana, dans la province de Vaupes en Colombie

Une feuille de coca à la bouche pour mieux irriguer le cerveau en oxygène, Fabio Valencia balaye du regard la forêt amazonienne, la terre de ses ancêtres en Colombie et réservoir de CO2. Il songe au conflit qui oppose son peuple à des entreprises accusées de greenwashing au détriment des droits des indigènes.
 

Rencontré par l’AFP au cœur de la jungle, le chef indigène part défendre son peuple à la COP28, contre le projet entrepris en 2022 par la société colombienne Masbosques pour générer des crédits carbone grâce à leurs terres. A lui seul, ce projet illustre les critiques souvent faites au marché non régulé des crédits carbone et auxquelles les participants à la COP vont essayer de répondre : non-respect des populations locales, bénéfices pour l’environnement contestés et accusation de greenwashing envers les entreprises acheteuses. 

Des traits rouges sur le visage, symboles de protection, le chef des Makuna, une des six communautés de la forêt de Pirá Paraná (sud-est), est catégorique : ces crédits, utilisés par les entreprises pour se dire «neutres en carbone», sont «plus nocifs» pour les traditions que l’exploitation des mines ou des réserves pétrolières. «L’exploitation minière contamine l’environnement mais ces crédits contaminent les esprits», affirme le patriarche de 43 ans, avant son départ à la COP28 à Dubaï, où les crédits carbone devraient être institutionnalisés. Chaque tonne supplémentaire de CO2 stockée par les arbres génère un «crédit» carbone qui peut être acheté par une entreprise pour compenser ses propres émissions.

A Pirá Paraná, les 2246 habitants de la région sont engagés dans le projet Baka Rokarire contre la déforestation, afin que la forêt puisse absorber plus de CO2, affirme Fabio Valencia.

Or, ce contrat viole, selon lui, l’autonomie territoriale des populations natives, inscrite dans la Constitution, mais aussi leurs traditions, patrimoine mondial de l’humanité. L’accord concernerait 7100 km2 de cette région victime du réchauffement climatique: de mémoire d’indigène, on a rarement observé pire sécheresse que cette année.
 

A la conquête de l’or vert 

La société Masbosques (littéralement «plus de forêts») agit comme intermédiaire, ce qui lui vaut comme à ses semblables le surnom de «cow-boy des crédits carbone», conquérant les forêts «inexploitées». L’entreprise, qui se dit «à but non lucratif», a déclaré à l’AFP avoir reversé aux indigènes 100% des 3,8 millions de dollars ainsi gagnés. Un document daté de 2022 qu’elle avait fourni à la justice colombienne évoquait cependant le chiffre de 27%. 

Quand l’argent des crédits carbone est arrivé à Pirá Paraná, les canettes de bières vides sont apparues dans la rivière. Soudain riches, certains ont plongé dans l’alcool, pourtant interdit par la tradition. La pluie de dollars a fait trembler cette communauté vivant depuis des siècles éloignée de tout, épargnée par la violence des groupes armés, à six jours de bateau en rivière depuis la capitale régionale du Vaupés, Mitu. Jacobo Marín, un autre chef indigène, a un temps collaboré avec Masbosques avant de se rendre compte qu’il trahissait son peuple. «Cela a créé des conflits dans les familles, à cause de l’argent», raconte-t-il.
 

Sollicitée par l’AFP, Masbosques affirme que le contrat est «valide, légal et sans vide juridique» et dit être victime d’une campagne de «discrédit». 

L’entreprise s’est défendue devant la Cour constitutionnelle, qui se penche pour la première fois sur une telle affaire, en affirmant qu’elle avait «agi conformément à la réalité juridique au moment de l’accord». Les indigènes l’accusent en retour de falsification de documents.
 

Bienfaits exagérés

Le projet étant situé dans une zone peu menacée par la déforestation, notamment à cause de son manque d’accessibilité, Masbosques est aussi soupçonné d’avoir exagéré les risques de déforestation, et donc surestimé le nombre d’arbres sauvés.

Ce n’est pas un cas isolé en Colombie, où les projets de crédits carbone se sont multipliés, le pays permettant ainsi aux entreprises de réduire la «taxe carbone» qu’il leur impose. Selon l’institut de recherche sur l’Amazonie Sinchi, 66% des territoires indigènes de l’Amazonie colombienne font partie d’un projet de crédits carbone. Plusieurs études montrent que la plupart des projets visant à protéger les forêts, dont certains en Colombie, exagèrent les menaces de déforestation et vendent donc «trop» de crédits carbone. 

«Les revenus des crédits carbone peuvent parfois aider  des communautés qui peinent à se défaire de l’emprise des industries extractrices, explique à l’AFP Barbara Haya, chercheuse à l’université de Berkeley. Mais l’étude qu’elle a dirigée montre que de nombreux projets dans le monde «mettent en danger des communautés» vulnérables en plus d’exagérer leurs bienfaits. Pour la ministre colombienne de l’Environnement, Susana Muhamad, interrogée par l’AFP, «le manque de régulation» a permis «à des entreprises d›exploiter les communautés».
 

Greenwashing

L’article 6 de l’accord de Paris sur le climat doit permettre aux Etats de devenir acheteurs de ce type de crédits carbone pour compenser leurs émissions, mais aussi d’enclencher une réforme de ce marché critiqué. Une réglementation doit enfin être adoptée à la COP28, mais pas d’interdiction, car indigènes et Etats continuent de compter sur ces outils.
 

En Colombie, le gouvernement de gauche de Gustavo Petro souhaite renforcer le rôle de l’Etat, car il voit dans les crédits carbone une source de financement utile pour réduire l’extraction des hydrocarbures. 

En face, de nombreuses entreprises comptent sur ces crédits pour pouvoir continuer à émettre des gaz à effet de serre mais se clamer «neutres en carbone». Selon le site spécialisé ecoregistry.com, c’est Delta Airlines qui a acheté une grande partie des crédits de Pirá Paraná. La compagnie aérienne américaine se dit engagée pour l’environnement mais fait l’objet de poursuites aux Etats-Unis pour «greenwashing».
 

Espoir pour les indigènes de Pirá Paraná, un juge colombien a suspendu en septembre un projet de crédits carbone car l’entreprise concernée n’avait pas consulté les communautés locales au préalable. 

«Il faut qu’ils reconnaissent qu’ici, nous sommes aussi des êtres humains, avec les mêmes droits», s’indigne Roberto Marín, considéré comme un sage dans la forêt de Pirá Paraná.

Copyright 2024 . All Rights Reserved.