Mais, de nouveau, mes frères résolurent de partir, et ils voulurent me faire partir avec eux. Mais je n’acceptais point, et leur dis : «Qu’avez-vous donc gagné, vous autres, à voya ger, pour que je sois tenté de vous imiter ?» Alors ils se mirent à me faire des reproches ; mais sans fruit, car je ne leur obéis point.
Au contraire, nous continuâmes à rester dans nos boutiques respectives à vendre et à acheter durant une année entière.
Mais alors, ils recommencèrent à me proposer le voyage, et moi je continuais à ne pas accepter – et cela dura ainsi six années entières. Enfin, je finis par tomber d’ac- cord avec eux pour le départ, et leur dis : «Ô mes frères, comptons ce que nous avons d’argent.»
Nous comptâmes et nous trouvâmes en tout six mille dinars. Je leur dis alors : «Enfouissons-en la moitié sous terre pour pouvoir l’utiliser si un malheur nous atteignait. Et prenons chacun mille dinars pour faire le commerce en petit.» Ils répondirent : «Qu’Allah favorise l’idée !» Alors, je pris l’argent, je le divisais en deux parties égales, j’enfouis trois mille dinars, et, quant aux trois mille autres, je les distribuais judicieusement à chacun de nous trois. Puis, nous fîmes nos emplettes de marchandises diverses, nous louâmes un navire, nous y transpor- tâmes tous nos effets et nous partîmes.
Le voyage dura un mois entier, au bout duquel nous entrâmes dans une ville où nous vendîmes nos marchandises ; et nous fîmes un bénéfice de dix dinars pour chaque dinar ! Puis nous quittâmes cette ville.
Comme nous arrivions au bord de la mer, nous trouvâmes une femme, vêtue d’habits vieux et usés, qui s’approcha de moi, me baisa la main et me dit : «Ô mon maître, peux-tu me secourir et me rendre service ? et je saurais bien, en retour, reconnaître ton bienfait!»
Je lui dis: «Oui, certes ! je sais secourir et obliger ; mais ne crois pas être obligée de m’en être reconnaissante.» Elle me répondit : «Ô mon maître, alors marie-toi avec moi, et emmène-moi dans ton pays, et je te vouerai mon âme ! Oblige-moi donc, car je suis de celles qui savent le prix d’une obligation et d’un bienfait. Et n’aie point honte de ma pauvre condition !» Lorsque j’entendis ces paroles, je fus pris pour elle d’une cordiale pitié : car il n’y a rien qui se fasse avec la volonté d’Allah, qui est puissant et grand ! Je l’emmenais donc, je la vêtis de riches habits ; puis j’étendis pour elle, dans le navire, de magnifiques tapis, et je lui fis un accueil hospitalier et large, plein d’urbanité. Puis nous partîmes.
Et mon cœur l’aima d’un grand amour. Et depuis je ne la délaissais ni jour ni nuit. Et moi seul, parmi mes frères, je pouvais œuvrer avec elle.
Aussi mes frères furent pleins de jalousie ; et ils m’envièrent aussi pour ma richesse et la belle qualité de mes marchandises ; et ils jetèrent avidement leurs regards sur tout ce que je possédais, et ils concertèrent ma mort et le rapt de mon argent : car le Cheitane leur fit voir leur action sous les plus belles couleurs.
Un jour que je dormais aux côtés de mon épouse, ils vinrent à nous, et nous enlevèrent et nous jetèrent tous deux à la mer ; et mon épouse se réveilla dans l’eau. Alors tout d’un coup, elle changea de forme et se mua en éfrita.
Elle me prit alors sur ses épaules et me déposa dans une île. Puis elle disparut pour toute la nuit, et revint vers le matin, et me dit : «Ne me reconnais-tu pas ? Je suis ton épouse ! je t’ai enlevé, et t’ai sauvé de la mort, avec la permission d’Allah le Très-Haut. Car, sache-le bien, je suis une gennia. Et, dès l’instant que je t’ai aperçu, mon cœur t’a aimé, simplement parce qu’Allah l’a voulu et que je suis une croyante en Allah et en son Prophète, qu’il (le Prophète) soit béni et préservé par Allah !
Lorsque je suis venue à toi dans la pauvre condition où j’étais, tu as bien voulu tout de même te marier avec moi. Et alors, moi, en retour, je t’ai sauvé de cette mort dans l’eau. Quant à tes frères, je suis pleine de fureur contre eux, et certainement, il faut que je les tue ! »
Traduit par Dr Joseph-charles Mardus
(A suivre)