Contenir la détérioration du pouvoir d’achat et éviter l’exclusion sociale

09/03/2022 mis à jour: 21:57
6671
Photo : D. R.

Contenir la détérioration du pouvoir d’achat et éviter l’exclusion sociale.

Une stratégie à court et moyen terme s’impose pour contenir la détérioration du pouvoir d’achat des citoyens.

Cette dernière est désormais devenue, à l’instar de nombreux pays dans le monde, la préoccupation fondamentale des citoyens algériens, notamment depuis les chocs sanitaire et pétrolier de mars 2020 (qui ont aggravé les dommages structurels subis par l’économie algérienne depuis 2014) et davantage en ce début de 2022. Une partie importante de la population a déjà basculé dans l’autocontrainte et la précarité.

Dans un contexte forçant un équilibre entre les fortes contraintes budgétaires et la nécessité d’atténuer la fragilité du front social, les autorités sont en train de réfléchir à un ensemble de mesures à très court terme destinées à limiter la perte du pouvoir d’achat.

Vu le caractère structurel des facteurs à la base de la perte du pouvoir d’achat, il serait souhaitable d’amarrer ce volet urgence (mesures immédiates) à un plan d’action global et cohérent à moyen terme autour de trois grands axes (macroéconomique, structurel et sectoriel) destiné à favoriser l’investissement, seule source de création d’emplois rémunérateurs et d’amélioration du pouvoir d’achat. Cet article discutera de tous ces points.

Les causes et les conséquences de la détérioration du pouvoir d’achat

Les causes

1. Une inflation continue des prix des produits composant les dépenses de contrainte des ménages. Entre 2011 et 2021, les produits alimentaires, le logement et le transport (dépenses de contrainte) ont enregistré une hausse de 33,4 %, 17% et 45,4 %, respectivement. Pendant la même période, et en raison des poids de ces produits dans l’indice des prix à la consommation (IPC), la variation du niveau général des prix a atteint une moyenne de 4,8 %.

Elle devrait se situer à 7,7 % en 2022 et environ 10% entre 2023 et 2026 (à politique inchangée). Vu l’absence de mécanisme d’ajustement régulier des salaires et des rémunérations par rapport au coût de la vie, le citoyen algérien a ainsi subi une baisse réelle de ses revenus de 8,9 % depuis 2020 (la perte de revenu pour 2022 serait de 16,6 %).

Inclusion faite de la sous-évaluation technique de l’IPC, la perte de revenu serait beaucoup plus importante, soit 21% entre 2020 et 2021 et 34,5 % entre 2020 et 2022.

Les causes de l’inflation sont diverses, incluant : (i) des chocs sur l’offre (sécheresse, volatilité des prix du pétrole qui entraînent une inflation par les coûts) ; (ii) la résurgence de l’inflation mondiale ; (iii) des chocs sur la demande (favorisés par une politique budgétaire expansionniste, une politique monétaire passive, une politique de change inadéquate et une gestion macro-économique incohérente) ; et (iv) des contraintes structurelles fortement enracinées, notamment au niveau de la distribution qui est affaiblie par des pratiques frauduleuses.

2. Les faiblesses du plan budgétaire anti-covid-19. Au double niveau : (1) des volumes de ressources publiques qui ont plafonné à 2,1 % du PIB en 2020-2021 (0,4 % du PIB en 2020 et 1,7 % du PIB en 2021) ; et (2) de l’absence de capacité administrative pour effectuer un ciblage adéquat des appuis financiers au profit des destinataires (ménages, travailleurs et chômeurs et informel).

3. Un dispositif de protection sociale d’une efficacité limitée et qui a été rongé par l’inflation. Ce dispositif comprend : (1) les subventions budgétaires directes coûteuses, mal ciblées, inéquitables et source de surconsommation et de gaspillage ; et (2) les transferts sociaux (allocations familiales ; retraites ; santé ; moudjahidines ; et démunis, handicapés et faibles revenus). Dans les deux cas, le recul en termes réels est de 44,5 %.

4. Une défiscalisation des salaires (dont les effets de multiplication sont puissants et positifs) limitée aux deux tranches les plus basses (20,000-30,000 DA).

5. Un marché de l’emploi en pleine dépression. La situation de l’emploi, déjà tendue avant la pandémie, s’est aggravée depuis mars 2020. Les secteurs du bâtiment et travaux publics et des services, principaux offreurs d’emplois (temporaires et à faible revenu) sont en crise profonde en raison de la chute de la demande publique (qui entretient leur croissance) et de la faiblesse des dispositifs d’aide anti-covid aux entreprises privées.

Le nombre de chômeurs a doublé pour passer à environ 2,5 millions de chômeurs, affectant davantage les jeunes et les femmes. Les perspectives d’amélioration du marché de l’emploi au niveau du secteur privé restent défavorables.

Quant au secteur public, il souffre déjà d’un excès de personnel avec près de 3 millions de fonctionnaires et d’une limitation des recrutements aux seuls secteurs prioritaires (éducation, santé, sécurité et justice).

6. Un glissement continu du dinar algérien : par rapport au dollar américain et à l’euro d’environ de 11 % et 14 %, respectivement entre décembre 2019 et décembre 2021. Dans la mesure où n’elle n’accompagne pas la reprise du contrôle des finances publiques, la dépréciation du DA est inefficace.

Même si l’impact de la dépréciation est relativement limité sur l’inflation dans la mesure où 1% de dépréciation du taux de change nominal se traduit par une hausse de 0,2 % des prix intérieurs.

7. Un salaire national minimum garanti (SNMG) affaibli par l’inflation. Il a été porté de 18,000 DA (depuis 2012) à 20,000 DA à partir de juin 2021.

Si le SNMG a une bonne couverture légale, il est loin, toutefois de jouer son rôle d’amortisseur des inégalités et de contributeur à la justice sociale. In fine, il demeure trop bas pour permettre au titulaire de passer le cap des temps difficiles.

8. Un système de protection sociale partiel : qui ne bénéficie qu’aux ménages actifs et qui n’est pas toujours mis en œuvre au niveau de nombreuses petites entreprises privées.

Les conséquences

En l’absence d’un budget de référence pour financer des biens et services permettant un niveau de vie décent (alimentation, logement, habillement, transport, soins de santé et un minimum de loisirs), nous l’avons donc estimé à environ 80,000 DA/mois. Sur cette base et en raison de la forte remontée de l’inflation et des autres facteurs ci-dessus, nous notons l’émergence des grandes tendances suivantes :

1. Le basculement dans l’autocontrainte et la précarité pour environ 1/3 de la population. Ces derniers ne disposent pas d’un tel budget de référence. L’inflation a déjà déséquilibré leurs finances, les contraignant à des arbitrages douloureux et des fins de mois très difficiles et angoissantes. Cette situation de précarité est encore plus aggravante pour les ménages vivant au niveau de certaines zones rurales.

2. La remontée de la pauvreté multidimensionnelle et l’émergence du concept de pauvreté ressentie. Si l’indice de pauvreté multidimensionnelle (qui mesure la privation et non les aspects monétaires) de la Banque Mondiale a reculé de 2,1 à 1,4 entre 2013 et 2019 avec toutefois des écarts régionaux, la pandémie a d’ores et déjà effacé une partie des gains.

Les travaux en cours nous donneront plus de détails sur cet aspect. Dans le même ordre d’idée, notons l’émergence du concept de pauvreté ressentie (des personnes peuvent se sentir pauvres alors même que leurs revenus et leurs conditions de vie ne les classent pas dans cette catégorie). Ces citoyens sont en général ceux qui ont été touchés le plus par la pandémie.

3. Le recours de la part de nombreux ménages à l’informel. Après avoir opéré des coupes dans leurs dépenses, les ménages ont recours à l’informel pour identifier des opportunités économiques et accroître leurs ressources (cumul d’emplois, services informels, etc.).

4. Le recul de certains indicateurs socioéconomiques, notamment l’espérance de vie, le taux de participation des femmes et l’indice du capital humain. En même temps, la pandémie a réduit le PIB par tête d’habitant (de $3940 en 2019 à $3716 en 2021) et recreusé les inégalités sociales (l’indice de Gini est remonté à 41 % en 2020), affectant la répartition du revenu national d’environ 1 point de pourcentage.

Que faut-il faire pour limiter la détérioration du pouvoir d’achat ?

L’enjeu est stratégique car il faut éviter l’exclusion sociale (et les tensions sociales) et le blocage de la relance économique (si 1/3 de la population fait face à la précarité).

Limiter la perte du pouvoir d’achat sera donc un investissement capital pour le futur du pays. Toutefois, sa traduction concrète est complexe vu l’étroitesse des marges de manœuvre du pays.

L’absence d’espace budgétaire. A fin 2021, le déficit budgétaire global (hors CNR) a atteint 11,8 % du PIB (comparativement à 11,7 % du PIB en 2020 et 9,6 % du PIB en 2019).

Pour 2022, la loi de finance initiale cible un déficit budgétaire global (hors CNR) de 12 % du PIB (contre un niveau normatif de 5% du PIB). La politique publique ne pourra que limiter les pertes du pouvoir d’achat (avec l’aide de la rente pétrolière).

Pistes de réflexion et d’action des autorités. Ciblent les domaines : (1) du budget : gel de tous les impôts et les taxes sur certains produits alimentaires incluses dans la loi de finances 2022 ; suppression de tous les impôts et taxes sur le e-commerce, les téléphones portables, les matériels informatiques à usage personnel et les startups ; et extension des subventions aux fabricants de pâtes et couscous, mesure ayant déjà permis une baisse des prix au détail de 50%.

Les pâtes sont un produit refuge pour l’alimentation d’une grande partie de la population ; (2) de la politique salariale (revalorisation du point indiciaire et augmentation éventuelle des salaires) ; (3) de la régulation (élaboration d’une stratégie visant à mettre fin à la contrebande des produits alimentaires de large consommation ; et renforcement du contrôle sur les subventions dans le secteur de l’agriculture et de l’élevage du bétail) ; et (4) du social (allocation chômage de 13,000 DA pour les 18-40 n’ayant jamais travaillé).

Le financement serait éventuellement d’ordre budgétaire, facilité par l’accroissement des recettes pétrolières.

Eléments complémentaires de réflexion. Un plan d’action articulé autour d’un axe à court terme (mesures urgentes pour limiter la perte du pouvoir d’achat) et un axe à moyen terme (pour améliorer le pouvoir d’achat).

1. Axe à court terme : pourrait comprendre 4 mesures additionnelles, dont : (1) l’extension de l’exonération de l’IRG aux tranches de salaires inférieures et égales à 60,000DA (vu le salaire moyen de 41800 DA en 2021).

Les effets de multiplication de cette mesure limiteront en partie la perte du pouvoir d’achat ; (2) l’exonération de TVA à l’importation et domestique touchant tous les produits alimentaires ; (3) la pause du glissement de la valeur du DA (mesure temporaire pour 2022) ; et (4) le renforcement de l’application des dispositions légales relatives au secteur de la distribution miné par un foisonnement d’intermédiaires et la fausse facturation.

Le financement de ces mesures devrait être assuré par les recettes fiscales additionnelles et le cas échéant un accroissement du déficit.

2. Axe à moyen terme : pour renforcer le pouvoir d’achat, le plan à moyen terme (outre une éventuelle augmentation du SNMG et des salaires, liée à la productivité) devrait inclure un ensemble de mesures macroéconomiques, structurelles et sectorielles visant, entre autres, à : (1) revoir la fiscalité nationale afin de la recentrer sur la consommation et les importations et ne plus pénaliser les travailleurs (l’IRG salaires représente 29,2 % de la fiscalité ordinaire); (2) contenir l’inflation dans des limites compatibles avec les objectifs intérieurs et extérieurs; (3) rationaliser la gestion de la masse salariale, y compris la décompression de cette dernière pour attirer les talents et renforcer la productivité de la fonction publique; (4) réformer les subventions budgétaires directes dans le sens d’un meilleur ciblage ; (5) introduire le système des stabilisateurs automatiques pour limiter les dégâts de l’inflation ; (6) définir une nouvelle politique de l’emploi et la renforcer par des investissements dans l’éducation et la recherche ; et (7) réformer en totalité le secteur de la distribution en numérisant tous les segments de ce secteur et renforçant la concurrence.

Le financement de ce plan global devrait nécessiter environ $100 milliards sur 3 ans. Compte tenu des projections en matière de réserves internationales de change à fin 2022 ($35 milliards), des épargnes générées par les réformes qui seraient mises en place ($25 milliards), le gap de financement serait de 40 milliards sur trois ans (soit $13 milliards annuellement).

Copyright 2024 . All Rights Reserved.