Conférence sur les récits numériques et l’intelligence artificielle : De nouveaux outils au service de la narration

03/02/2024 mis à jour: 05:10
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Que l’intelligence artificielle génère des textes est un fait aujourd’hui admis mais que celle-ci fasse intrusion dans l’édifice institutionnalisé de la littérature suscite toutes sortes de craintes et de débats. 

C’est ce qui a été développé mais dans une partie seulement des interventions de Serge Bouchardon et Mounir Hamouda, respectivement professeur à l’Université de Technologie de Compiègne (France) et maître de conférences à l’université Mohamed Khider de Biskra. Les deux universitaires se sont rencontrés lorsque, dans le cadre d’un séminaire international organisé en 2019 à Biskra, le second, ayant déjà entamé des recherches sur le sujet, a invité le premier à y participer. 

Cette fois, c’est l’inverse et, invités par l’institut français dans le cadre d’une tournée en Algérie, les deux chercheurs se sont intéressés à tous les aspects qui entourent ces notions de «récits numériques» (titre de la conférence) en rapport avec l’interface «écran» (ordinateurs, tablettes, smartphone) conjuguée avec l’espace Internet ou l’interconnectivité en général. 

Il s’agit d’analyser les nouveautés pertinentes apportées par tous ces outils, c’est-à-dire loin du simple fait de lire sur un écran (ebook et ses plateformes dédiées comme le projet Gutenberg, etc.), préviennent-ils. C’est dans le contexte que, dans un effort de classification, ont été mises en évidence la notion d’hypertexte permettant une lecture non linéaire mais plus riche n’ayant plus grand-chose à voir avec les notes de bas de page dans les textes conventionnels, les récits cinétiques faisant appel à des animations y compris du texte lui-même, les récits collaboratifs ou participatifs et, enfin, les récits génératifs. Les domaines du possible sont immenses et certains exemples donnés lors de cette conférence sont le fruit d’expérimentations dont quelques-unes sont menées au sein même de l’université française. 

Une application intitulée «Derives» permet, à titre illustratif, de proposer des contenus poétiques sur Smartphones mais qui dépendent du moment de la journée, du lieu où on est (la géo localisation), du fait qu’on soit en état de marche ou d’arrêt et même du temps qu’il fait. Des compétences diverses sont mises à profit avant d’aboutir à de tels contenus. 

Le fait d’unir les compétences pour réaliser un produit au contenu littéraire n’est pas nouveau si on doit tenir compte du fait que le livre conventionnel a lui aussi évolué et profité de toutes sortes d’avancées artistiques, techniques et technologiques, mais le petit plus du numérique réside dans cette interactivité parfois instantané avec l’environnement mise en avant par Serge Bouchardon. Hormis l’autre expérience «Babel Révolution» pour les récits collectifs, parmi les exemples d’interactivité évoqués, on retient la fiction interactive pour téléphones portables, intitulée «Enterre moi, mon amour» et développée en 2017 en collaboration avec la chaine de télévision Arte. 
 

Dimension pédagogique et humaine

Tout est parti de l’histoire de Nour, une vraie migrante syrienne. Celle-ci a accepté, sur sollicitation d’une journaliste du quotidien français le Monde, que ses échanges textuels via son téléphone avec son mari, resté au pays, soient publiés et son périple raconté deux ans plutôt dans «Dans le téléphone d’une migrante syrienne». 

Dans le cas qui nous concerne, les participants à la fiction sont invités à intervenir pour voir comment aider Nour, devenu personnage, à réussir son aventure. Au-delà se dessine alors cette dimension pédagogique et humaine faisant prendre conscience de la situation de tous les migrants de la planète. Les aspects pédagogiques liés aux jeux vidéo sont la spécialité de Mounir pour qui, «dans des situations ou des environnement où la lecture conventionnelle fait défaut, le jeu vidéo peut servir de catalyseur». 

Son idée part du principe que les jeux ont beaucoup évolué au fil du temps pour contenir en effet beaucoup de textes que le joueur est invité à lire s’il veut comprendre et réussir les missions. Globalement, les intervenants évoquent la citation de Paul Ricœur qui attestait, déjà dans les années 1980, que «de nouvelles formes narratives que nous ne savons pas encore nommer sont en train de naitre (…) » Des formes qu’on suppose liées aux «nouveaux modes de travail et d’organisation de la société.» 

L’enchevêtrement des genres et des médias (cinéma vers le jeu vidéo ou l’inverse, etc.) a ouvert des perspectives inédites prises en compte dans la conférence à l’instar du concept nouveau des «fanfictions» imaginées par des amateurs autour d’œuvres qui les ont marqués. L’explosion des formes du récit génère des initiatives. C’est l’exemple donné de Wattpad, une plateforme sociale spécialisée, développée en 2006 par deux Canadiens et qui permet de réunir des millions de lecteurs et d’écrivains pour échanger autour de l’écriture narrative. 

C’est sur cette plateforme que, à titre illustratif, l’Américaine Anna Todd a publié en 2014 sa saga After, tapée entièrement sur Smartphone et qui a eu un succès phénoménal d’abord sur le Net avant de décrocher un contrat d’édition papier, puis des droits pour une adaptation cinématographique. 

A propos de cinéma, il faut savoir que, même si c’est moins visible, la numérisation des procédés de fabrication de l’image a également généré des débats sur la qualité (par opposition au matériau argentique) et cela bien avant le passage aux plateformes comme Netflix. La parenthèse mise à part, c’est, sinon, l’intrusion de l’intelligence artificielle qui a constitué le gros des débats. 

Les conférenciers évoquent la publication au Japon du premier roman généré entièrement par l’intelligence artificielle. L’autre exemple est américain et intitulé «1 the road», mais ce récit a une particularité, c’est que, explique Serge Bouchardon, «l’IA qui l’a généré n’a pas eu accès à Internet mais son concepteur Ross Goodwin lui a juste fait lire les classiques de la littérature anglo-saxonne avant de la relier (ou l’inverse) a des équipements (caméra de surveillance, GPS, microphone, horloge) embarqués sur une voiture pour un long voyage de 2000 km entre New York et la Nouvelle Orléans». Il en est ressorti un roman bluffant à la Kerouac. 
 

 

Littérature algorithmique 

Ce sont ces expériences qui suscitent le plus de débats et de craintes. Que de grands joueurs soient battus par la machine aux échecs ou plus récemment au jeu de Go, on peut toujours dire qu’on a affaire à des domaines à stratégies complexes mais où la logique règne toutefois en maître. 

Mais avec la littérature, on est censé être en plein dans la créativité. «Une machine n’a pas d’émotions à transmettre», s’accorde-t-on à dire mais elle remet bien sur la table la problématique du lecteur qui lui en a forcément, d’où la possibilité d’un avenir pour ce genre de «littérature algorithmique». Initialement, la conférence devait s’intituler «Ecritures numériques, l’intelligence artificielle est-elle l’avenir de la littérature ?» 

Les chercheurs n’ont pas de réponse tranchée face à ces outils numériques de type ChatGPT ou d’autres plus sophistiqués pouvant générer des œuvres complètes mais avancent des hypothèses selon lesquelles «on peut travailler avec ou alors les utiliser pour faire autrement». 

A la dimension possiblement créative on adjoint la dimension pédagogique. Mounir Hamouda explique comment il a intervenu auprès de ses étudiants pour les inciter à faire la jonction entre la recherche et l’usage de l’IA pour améliorer le travail académique sans tomber dans le plagiat. Il est intéressant de souligner qu’avant d’être un outil, l’IA a été elle-même traitée comme thématique dans la littérature et le cinéma et là aussi tantôt de manière positive tantôt de manière négative. 

L’universitaire de Biskra cite, hors contexte de la conférence, une série télé comme «Person of Interest» où un homme a créé une machine utilisant le «big data» et l’IA pour prédire des meurtres dans le but de les éviter. C’était aussi une manière de dire qu’il y a toujours de l’humain derrière. Ici l’IA est juste un prétexte pour introduire une multitude d’histoires du genre policier mais les notions d’autonomie de la machine ou même de son contrôle sur les hommes est un classique du cinéma et de la littérature populaires. 

Le film A. I. de Steven Spielberg adapté d’une nouvelle datant de 1969 et signée Bryan Aldis en est une des illustrations. La franchise née avec le succès du film Terminator entamée en 1984 traduit le summum de la crainte que suscite l’IA en mettant en scène des machines contrôlées par un système informatique (Skynet) doté d’une intelligence artificielle qui finit par acquérir son autonomie menaçant d’exterminer la race humaine accusée du dépérissement de la planète. 

Les exemples sont nombreux à l’instar de l’ordinateur de bord (HAL 9000) doté là aussi d’une IA du vaisseau spatial du film 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick écrit avec le célèbre écrivain de science fiction, Arthur C. Clarke. Tout fonctionne comme si cette IA d’abord personnage a fini par sortir pour devenir auteur. 

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