Boubekeur Sellami. Expert en économie et finance : «Il faut changer notre politique des droits sociaux»

07/11/2024 mis à jour: 13:21
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Photo : D. R.
  • Quels sont les principaux facteurs qui encouragent la spéculation sur les produits alimentaires, en particulier ceux dont les prix sont plafonnés, malgré les mesures de régulation ?

Les facteurs incitatifs à la spéculation sont, en premier lieu, la forte demande et l’insuffisance de l’offre. La disponibilité des produits, qu’ils soient locaux ou importés, ne parvient pas à satisfaire la demande croissante. C’est la règle de l’offre et de la demande. Ce déséquilibre fondamental entre l’offre et la demande génère, d’une part, une augmentation des prix et, d’autre part, favorise la spéculation, motivée par l’appât de gains rapides en dehors des cadres commerciaux établis.

Ainsi, le premier facteur est la baisse de la production nationale ou des importations. Le second facteur réside dans les dispositifs de soutien des prix et les transferts sociaux. Lorsqu’un produit bénéficie d’un soutien étatique, incluant des avantages fiscaux, il est particulièrement sujet à la spéculation. En effet, le prix imposé par les autorités est souvent bien inférieur à son coût réel, ce qui attire des individus peu scrupuleux qui, en profitant de cette distorsion, pratiquent la spéculation au mépris des lois. Par exemple, le lait, vendu à 25 DA alors que son coût réel est de 50 à 60 DA, devient l’objet de manœuvres spéculatives.

Certains cherchent à en tirer profit en créant artificiellement une rareté sur le marché afin de vendre à des prix supérieurs au tarif réglementé. Un autre facteur significatif est l’insuffisance des services et des organes de contrôle. Bien que le ministère du Commerce, l’administration fiscale, les forces de sécurité et la justice œuvrent à contenir le phénomène, les moyens humains, financiers et matériels restent limités.

En l’absence d’une dotation suffisante, une partie des spéculateurs échappe au contrôle. Enfin, les sanctions qui étaient jugées insuffisantes et légères ont contribué à banaliser la spéculation. Aujourd’hui, cependant, avec le risque d’emprisonnement, la dissuasion est plus forte. Un spéculateur réfléchit 100 fois avant de se lancer dans de telles pratiques. Ces facteurs, dans leur ensemble, sont à l’origine d’un fléau qui impacte lourdement l’économie nationale.

  • Pourquoi la spéculation sur les denrées alimentaires refait surface périodiquement ? Existe-t-il des raisons structurelles qui expliquent la persistance de ce phénomène ?

La réponse à cette question est liée à la précédente où des périodes connaissent la baisse des produits. La récurrence de la spéculation alimentaire trouve ses racines également dans des raisons structurelles liées aux variations saisonnières de la demande. En effet, certaines périodes de l’année, telles que la rentrée scolaire, le mois de Ramadhan, ou les fêtes religieuses et nationales, voient la demande croître de manière significative, ce qui facilite la résurgence de la spéculation. Par ailleurs, il se peut que les services de contrôle soient engagés sur d’autres fronts. En dehors de ces périodes, il ne semble pas exister d’autres facteurs.

  • Quelles sont les conséquences de la spéculation pour les consommateurs et pour l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, même lorsqu’un plafonnement est appliqué ?

L’impact de la spéculation se fait d’abord ressentir sur le pouvoir d’achat des consommateurs qui se retrouvent à payer plus cher, malgré les efforts des autorités pour renforcer ce pouvoir d’achat. Les spéculateurs font un travail inverse de l’Etat qui a adopté des politiques d’aide. En outre, sur le plan national, la spéculation entraîne des pertes fiscales importantes : les revenus générés par des transactions non déclarées échappent à l’impôt et aux taxes, tandis que les avantages publics, notamment fiscaux, accordés par le Trésor public sont détournés au détriment des citoyens les plus vulnérables. Ce phénomène affaiblit donc non seulement les finances publiques, mais détourne et freine aussi les dispositifs d’aide destinés aux populations nécessitant un soutien.

  • Selon vous, quelles mesures doit prendre l’Etat pour mieux encadrer la spéculation et protéger les consommateurs ?

Pour lutter contre ce fléau, il est impératif de durcir les sanctions et de renforcer les contrôles en utilisant des moyens modernes et technologiques. Des inspections sur le terrain, la mise en place de mécanismes de dénonciation anonyme, protégés par la loi, s’avéreraient aussi utiles. Parallèlement, il faut encourager la production nationale et s’attaquer au marché parallèle, en favorisant le paiement par factures et en développant les systèmes de paiement électroniques pour traquer les flux financiers. En somme, un ensemble de mesures complémentaires doit être mis en place pour protéger les droits des citoyens les plus vulnérables, en mobilisant au maximum des moyens juridiques, humains et financiers adéquats.

  • Dans quelle mesure les politiques actuelles de plafonnement des prix sont-elles efficaces ? Quelles améliorations ou alternatives proposez-vous sur le long terme ?

Je suis contre les mesures de plafonnement des prix. A mon sens, les mesures actuelles de plafonnement des prix ne sont pas viables à moyen ou long terme. A court terme, on ne peut rien faire. Une solution plus durable et à moyen terme consisterait à libérer les prix des biens et services, en mettant fin aux subventions et aux plafonnements généralisés.

Il faut changer notre politique des droits sociaux. Ce changement nécessiterait, en amont, la création d’un fichier national des revenus, des activités et des patrimoines afin de connaître les niveaux de revenus des Algériens par catégorie et cibler les aides de manière efficace. L’Etat pourrait, dès lors, moduler les subventions en fonction des catégories socioéconomiques, en prévoyant une aide directe spécifiquement dédiée aux personnes les plus démunies, tandis que les individus aux revenus plus élevés en seraient exclus.

Par exemple, l’aide serait dégressive en fonction de l’augmentation des salaires : ainsi, une personne percevant 80 000 DA mensuellement ne pourrait prétendre à cette allocation, qui serait directement versée sur le compte des bénéficiaires identifiés comme nécessiteux. Il devient impératif de repenser notre politique de plafonnement des prix. Ce mode de distribution des aides, via des transferts monétaires dans les comptes des plus précaires, est déjà couramment appliqué dans de nombreux pays, où l’Etat se tient aux côtés des citoyens en situation de besoin.

En Algérie, cependant, les transferts sociaux sont alloués uniformément à l’ensemble des 46 millions d’habitants, sans considération de leur niveau de revenus. Ainsi, une personne gagnant jusqu’à 2 millions de dinars par mois peut acheter une baguette de pain à 15 DA et un sachet de lait à 25 DA, et payer l’eau potable, l’électricité et bien d’autres services au même tarif que les citoyens aux revenus plus modestes, et j’en passe.

Donc, je pense qu’il faut réviser cette politique et augmenter la production tout en laissant le marché libre. La spéculation serait dissuadée faute d’une pénurie sur laquelle elle pourrait prospérer. Jusqu’à quand les services du commerce et de sécurité courent les rues derrière les spéculateurs avec le peu de moyens qu’ils ont ?
 

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