Autopsie de l’insondable acquiescement au génocide palestinien

05/02/2025 mis à jour: 12:56
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Photo : D. R.

Par Amir Nour

Ce n’est pas «la démocratie. Ce n’est pas une personne, un vote. Ce n’est pas ce que ce pays est censé représenter», a déploré Sanders, et paraphrasant le Président Abraham Lincoln qui avait parlé d’un «gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple», il en tire la conclusion que «aujourd’hui, nous avons un gouvernement de la classe des milliardaires, par la classe des milliardaires, pour la classe des milliardaires».

En définitive, n’est-il pas permis de se poser les questions cruciales suivantes : le «surhomme» (Übermensch) de Nietzsche n’est-il pas le même homme imaginaire que l’«Homme de Vitruve», symbole allégorique emblématique de l’humanisme, de la renaissance, du rationalisme, et de «l’homme au centre de l’univers» dessiné par le génial mais mystérieux Léonard de Vinci dont le 500e anniversaire de la mort a été commémoré en grande pompe dans de nombreux pays occidentaux en 2019 ?

N’est-ce pas que ce «fou» qui déclarait : «Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et nous l’avons tué !» est l’expression d’un anthropothéisme impérissable qui, du «Prométhée» mythologique grec à l’«Homo Deus» des transhumanistes contemporains comme Elon Musk, devenu ministre dans le gouvernement de Donald Trump, est poursuivi aujourd’hui encore avec plus d’obstination et infiniment plus de connaissances scientifiques et de moyens technologiques, dans une quête insensée, voire suicidaire d’un homme-dieu «fabriqué» dans les laboratoires des  Silicon Valley du monde développé ?

Et tout compte fait, ne vivons-nous pas dans un «meilleur des mondes», presque exactement comme l’imaginaient le Russe Evgueni Zamiatine et les Britanniques Aldous Huxley et George Orwell au siècle dernier, où des concepts tels que la modernité, la laïcité, le développement et le progrès ne sont rien de plus que des vues utopiques, des chimères anciennes qu’une minorité de puissants capitalistes continue de présenter à la majorité comme des idéaux à poursuivre ?

Nihilisme, fin de l’empathie et destin de la civilisation occidentale

Comme nous l’avons signalé précédemment, l’antagonisme de l’Occident avec la Chine est aujourd’hui essentiellement de nature économique et concernera demain les termes et conditions de la gestion – avec elle et d’autres puissances émergentes – du monde politiquement. Quant aux divisions entre l’Occident collectif, d’une part, et les sphères russe et islamique, d’autre part, elles résident d’abord et avant tout dans des divergences culturelles fondamentales et anciennes.

Dostoïevski et Soljenitsyne n’aimaient pas l’Occident parce qu’ils considéraient qu’il corrompait l’âme de la Russie, et en cela, ils étaient loin d’être les seuls. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le Président Poutine considère Les Frères Karamazov comme son roman préféré.

Il n’est pas étonnant non plus que le philosophe politique Alexandre Douguine, surnommé «le cerveau de Poutine» dans les médias étrangers, pense que «l’Occident, dans sa forme contemporaine, représente un phénomène antichrétien, dénué de tout lien avec les valeurs du Christianisme ou l’adhésion à la croix chrétienne. Il est essentiel de reconnaître que lorsque le monde islamique entre en conflit avec l’Occident il ne s’engage pas dans un conflit avec la civilisation du Christ, mais plutôt avec une civilisation antichrétienne que l’on peut qualifier de civilisation de l’Antéchrist».

Ce qui est, en revanche, quelque peu surprenant mais très significatif, c’est l’information selon laquelle le roman de Dostoïevski Nuits blanches, écrit en 1848, est devenu le classique le plus vendu de l’année 2024 au Royaume-Uni. Les éditions Penguin ont connu une croissance avec d’autres livres de l’auteur russe au cours des dernières années, «y compris son roman le plus consistant et le plus stimulant, Les Frères Karamazov, dont les ventes ont presque triplé depuis 2020».

Les divergences sont autrement plus prononcées s’agissant des relations entre la civilisation judéo-chrétienne occidentale et le monde de l’Islam. Elles touchent à des considérations essentielles relevant de visions du monde différentes.

Malek Bennabi les a superbement résumées au siècle dernier en faisant remarquer que «lorsqu’il est abandonné à sa solitude, l’homme se sent assailli d’un sentiment de vide cosmique. C’est sa manière de remplir ce vide qui déterminera le type de sa culture et de sa civilisation, c’est-à-dire tous les caractères internes et externes de sa vocation historique».

Il a estimé qu’il y a essentiellement deux manières de le faire, «soit regarder à ses pieds, vers la terre, soit lever les yeux vers le ciel. L’un peuplera sa solitude de choses matérielles, avec un regard dominateur voulant posséder. L’autre peuplera sa solitude d’idées, avec un regard interrogateur en quête de la vérité». C’est comme cela que naissent, dit-t-il, deux types de culture, «une culture d’empire aux racines techniques, et une culture de civilisation aux racines éthiques et métaphysiques».

Il explique ensuite que pour chacun de ces deux types de civilisation, «le point de défaillance s’explique par l’excès de son noyau, c’est-à-dire : l’excès de matérialisme pour le premier et l’excès de mysticisme pour le second». Et c’est ainsi que «l’adoption par la civilisation occidentale d’un matérialisme immodéré, tant capitaliste que communiste, a conduit à une destruction systématique du tissu moral de ses sociétés, entraînant progressivement le monde que cette civilisation a fini par dominer totalement dans une situation où l’humanité est de plus en plus submergée par les objets».

Si les dirigeants occidentaux et leurs conseillers veulent réellement comprendre la psyché islamique en vue de concevoir des politiques plus respectueuses des peuples composant cette partie importante de la civilisation mondiale, ils gagneraient beaucoup à s’inspirer des idées résumées par Robert Nicholson dans un éditorial écrit en 2021 en relation avec le retrait américain d’Afghanistan.

Choisissant un titre accrocheur, Nicholson soutient que malgré son investissement de «milliards de dollars, de dizaines de milliers de vies humaines et de deux décennies de guerre», l’Occident n’a pas réussi à comprendre que «la politique se trouve en aval de la culture, et la culture en aval de la religion». Son «aveuglement (était) motivé par un noble désir de voir les humains comme des êtres égaux et interchangeables pour qui la foi et la culture sont des accidents de naissance. Mais ces accidents sont des vérités non négociables pour des centaines de millions de personnes qui préfèrent mourir plutôt que de s’en séparer».

Le point de vue de Nicholson rejoint celui de Samuel Huntington en ce que les sociétés islamiques appartiennent à une civilisation distincte qui résiste à l’imposition de valeurs étrangères par la force. En effet, dans son œuvre majeure Le choc des civilisations, Huntington soutient que «l’Occident a gagné le monde non pas par la supériorité de ses idées, de ses valeurs ou de sa religion (à laquelle peu de membres d’autres civilisations se sont convertis), mais plutôt par sa supériorité dans l’application de la violence organisée.

Les Occidentaux oublient souvent ce fait ; les non-Occidentaux ne le font jamais». Il a également averti que pour préserver la civilisation occidentale face au déclin de la puissance de l’Occident, il est dans l’intérêt des Etats-Unis et des pays européens de reconnaître que leurs interventions dans les affaires d’autres civilisations «est probablement la source la plus dangereuse d’instabilité et de conflit mondial potentiel dans un monde multi-civilisationnel».

Huntington a raison. Les non-Occidentaux n’oublient pas, et les Palestiniens doivent en faire autant. C’est précisément la raison pour laquelle, dans ses mémoires récemment publiées, l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi – citant son propre père Cheikh Bachir Ibrahimi, qui avait identifié les fronts où la lutte anticoloniale devait se dérouler, selon la formule des «3 M» : les Militaires, les Missionnaires et les Marchands – est d’avis qu’un quatrième «M», le front de la Mémoire, doit être utilisé dans le combat contre le sionisme.

A cette fin, il a lancé un appel à l’adresse des jeunes d’Algérie et de tous les pays musulmans pour la structuration d’un musée dédié à la mémoire de la Nakba palestinienne. Semblable au musée israélien de l’Holocauste «Yad Vashem», une telle institution, dit-il, rappellerait avec une grande valeur pédagogique «les horreurs des périodes sombres de l’histoire de l’humanité» tout en remettant l’art et la culture «en conformité avec l’éthique et la morale». Les musées contemporains qui incarnent la vision de Taleb-Ibrahimi sont, en autres, les musées des peuples autochtones des Amériques, la Maison des esclaves sur l’île de Gorée au Sénégal et le Musée de la bombe atomique à Nagasaki.

Dans le cas de Ghaza, la meilleure expression de l’impact de la foi islamique sur ses adhérents a sans doute été fournie par Nour Jarada, une psychologue travaillant avec Médecins du Monde France. Parlant de la vie quotidienne dans une enclave rythmée par la guerre elle dit : 
«Personne ne sait de quoi est fait le futur. Mais ce que je sais, c’est que les oppressions prennent toujours fin un jour. Comme l’écrivait le poète Abu al-Qasim al-Shabi : ‘S’il arrive au peuple, un jour, de vouloir vivre, il faudra bien que le destin réponde’. Et comme Dieu le promet dans le Coran : «A côté de la difficulté est, certes, une facilité !» Malgré tout ce que nous endurons, nous nous accrochons à notre force et notre résilience.

Chaque jour, nous mettons de côté notre peine pour endosser nos rôles et tendre la main à ceux qui nous entourent. Venir en aide à ceux que le monde a oubliés donne un sens et un but à nos vies. Pourtant, j’ai aussi découvert en moi une résilience que je n’aurais jamais imaginé posséder. J’ai enduré la peur, le déplacement, la perte, les larmes et un chagrin inimaginable.

J’ai fait face à tout cela patiemment, même quand je n’avais pas le choix. A travers tout cela, j’ai été porté par ma foi inébranlable, la conviction qu’il y a une raison à tout, même si Dieu seul le sait. Nous croyons en Dieu. Chaque épreuve que nous rencontrons porte en elle une sagesse que notre esprit ne peut pas comprendre. Nous confions notre cœur à Dieu, même lorsque l’épreuve semble au-delà de nos capacités humaines. Cette foi m’a poussée à persévérer, à continuer à travailler, à me battre et à soutenir ceux qui m’entourent». 

Etant donné que les mêmes causes produisent les mêmes effets, il faudrait s’attendre à ce que l’histoire se répète une fois de plus ; et ce qui s’est passé en Afghanistan se produira aussi, tôt ou tard, au Moyen-Orient, même si les circonstances et les modalités auront leur propre caractère. Et comme le pense Nicholson, l’Occident doit se concentrer «sur la guérison de la maladie spirituelle qui nous a aveuglés en premier lieu, sur la récupération de notre propre sens de la civilisation et sur la réorientation de nos priorités en conséquence».

Cette réflexion rappelle celle du philosophe et historien arabe du XIVe siècle Abd ar-Raḥmān Ibn Khaldoun qui, dans sa Muqaddimah ou Prolégomènes, écrivit : «Parfois, lorsque l’empire est dans la dernière période de son existence, il déploie (soudainement) suffisamment de force pour faire croire aux gens que sa décadence a pris fin ; mais ce n’est que la dernière lueur de la mèche d’une bougie qui est sur le point de s’arrêter de brûler. Lorsqu’une lampe est sur le point de s’éteindre, elle émet soudain un éclat de lumière qui laisse supposer qu’elle se rallume, alors que c’est le contraire qui se produit».

Dans le même esprit, la chroniqueuse du Guardian Nesrine Malik a observé que la destruction de Ghaza par Israël est devenue «juste un aspect de la vie [qui] semble dire : oui, c’est le monde dans lequel nous vivons maintenant. Habitue-toi à ça» ! La dépréciation de la vie palestinienne implique de séparer nos vies des leurs, de séparer les mondes juridique et moral en deux – l’un dans lequel nous existons et méritons d’être libérés de la faim, de la peur et de la persécution, et l’autre dans lequel d’autres ont démontré une qualité qui montre qu’on ne leur doit pas la même chose.

Une fois qu’on vous apprend à cesser de vous identifier aux autres sur la base de leur humanité, le travail de la nécropolitique est terminé». Soulignant que le caractère sacré de la vie humaine est ce qui nous sépare de la barbarie, Malik conclut que «le résultat final (de la barbarie) est un monde dans lequel lorsque l’appel pour venir en aide aux personnes dans le besoin sonne, personne ne sera capable d’y répondre».

Pour sa part, Omer Bartov, professeur israélo-américain d’études sur l’Holocauste et le génocide à l’Université Brown de New Jersey, dit que la guerre d’Israël contre Ghaza combine  «des actions génocidaires, un nettoyage ethnique et l’annexion de la bande de Ghaza». Il avertit que l’impunité d’Israël est susceptible de mettre en danger l’ensemble de l’édifice du droit international. Il s’agit, dit-il, d’un «échec moral et éthique total de la part de ces mêmes pays qui prétendent être les principaux protecteurs des droits civils, de la démocratie et des droits de l’homme dans le monde».

Et pourtant, à contre-courant d’un consensus mondial émergent autour de la justesse de la cause palestinienne et de la condamnation du génocide à Ghaza, les Etats-Unis continuent d’armer Israël ; le Royaume-Uni insiste sur le fait qu’il reste un «allié fidèle» d’Israël ; l’Allemagne persiste dans son soutien diplomatique et militaire à Israël ; et la France a déclaré que Netanyahou bénéficie de l’immunité parce qu’Israël n’est pas membre de la Cour Pénale Internationale. La déclaration de la France n’est pas seulement une trahison de son soutien passé au statut de Rome de la CPI qu’elle a aidé à négocier en 1998, elle impliquerait une extension de l’immunité au Président Poutine, une perspective que l’Occident rejette catégoriquement.

Comment expliquer un tel comportement incompréhensible de la part de ces gouvernements ? En sus des considérations stratégiques, politiques et économiques examinées précédemment, les éléments d’information suivants peuvent fournir quelques clés pour aider à démêler cet écheveau.      
La philosophe politique germano-américaine Hannah Arendt a écrit un jour : «La mort de l’empathie humaine est l’un des signes les plus précoces et les plus révélateurs d’une culture sur le point de tomber dans la barbarie».

Dans la même veine, dans un discours prononcé lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2008 Barack Obama avait déclaré : «Le plus grand déficit que nous ayons dans notre société et dans le monde en ce moment est un déficit d’empathie», une lacune bien plus préoccupante que son déficit fédéral abyssal. Et au Royaume-Uni, une enquête YouGov  de 2018 a révélé que 51% des personnes interrogées dans ce pays seraient préoccupées par le déclin de l’empathie, estimant que la capacité des Britanniques à ressentir, comprendre et partager les sentiments des autres et à se mettre à la place d’autrui a diminué, contre seulement 12% qui pensaient qu’elle avait augmenté.

Une confirmation de ce phénomène a été apportée par les conclusions du rapport de 2019 du Forum Economique mondial, une puissante organisation dirigée par Klaus Schwab, chantre s’il en est du globalisme. La quatrième révolution industrielle, lit-on dans ce rapport, est marquée par un flou entre l’humain et la technologie dont le résultat a été «une augmentation de la solitude, une polarisation croissante et un déclin correspondant de l’empathie».

Une telle situation est tout sauf un phénomène nouveau dans la sphère occidentale, comme l’a documenté Christopher Powell dans son livre où il a traité de questions centrales comme, par exemple, «Pourquoi les plus grands meurtres de masse de l’histoire de l’humanité ont-ils eu lieu au cours des cent dernières années ?» et «pourquoi les colonisateurs européens ont-ils si souvent nié l’humanité des colonisés ?».

La terre natale de Nietzsche, Arendt et Schwab – l’Allemagne dans ses versions impériale, nazie et fédérale – en est un exemple probant. Depuis la conférence de Berlin de 1884-1885 au cours de laquelle les Etats européens se sont arrogé le «droit» de dépecer le continent africain et les génocides qu’elle a commis peu après en Namibie et en Tanzanie, et jusqu’aux crimes contre l’humanité de la Seconde Guerre mondiale, la philosophie raciale de l’Allemagne enseignait que les Aryens étaient la race maîtresse et que certaines autres races étaient des «Untermensch» (sous-hommes).

Cette philosophie s’est ensuite traduite par une politique de persécution impitoyable des populations que le Troisième Reich a eu à contrôler ou subjuguer (juifs, Noirs, Slaves, Tsiganes, personnes handicapées, témoins de Jéhovah, etc.) au moyen de l’eugénisme, la stérilisation, l’euthanasie et le travail forcé dans des dizaines de milliers de sites d’incarcération, dont plus de 1000 camps de concentration.

Quant à l’Allemagne fédérale d’aujourd’hui, son manque total d’empathie envers les Palestiniens n’a d’égal que son soutien inconditionnel et multiforme à Israël. Cela a même poussé les Chanceliers Angela Merkel et Olaf Scholz à déclarer à plusieurs reprises qu’un tel soutien avait la force d’une «raison d’Etat», c’est-à-dire d’une «transgression inavouée de la loi au nom d’un impératif supérieur de sécurité».

Un fait divers ayant fait le buzz sur Facebook en 2015 illustre parfaitement cette désorientation de la boussole morale de l’Allemagne : le 7 septembre 2015, un compte Facebook était rempli d’images d’un homme debout sur un pont, crachant sur une foule de réfugiés syriens traversant la frontière entre l’Allemagne et le Danemark, leur disant de rentrer chez eux et qu’ils n’étaient pas les bienvenus.

Les commentaires d’internautes horrifiés soulignaient l’immoralité de son comportement et son manque d’empathie devant la souffrance de ces réfugiés. Cette situation d’ensemble de l’Allemagne a incité l’écrivaine et militante indienne Arundhati Roy à s’interroger : «Qui aurait imaginé que nous vivrions assez longtemps pour voir le jour où la police allemande arrêterait des citoyens juifs pour avoir protesté contre Israël et le sionisme et les accuserait d’antisémitisme?».

Pascal Bruckner avait avancé l’idée que l’Occident était capable de bien des abominations, mais qu’il était le seul à savoir se distancier de sa propre barbarie, et avait exprimé le vœu de voir  d’autres régimes, d’autres civilisations s’inspirer de son exemple en disant : «Le plus grand cadeau que l’Europe puisse faire au monde, c’est de lui offrir l’esprit d’examen qu’elle a conçu et qui l’a sauvé de tant de périls.

C’est un cadeau empoisonné, mais essentiel à la survie de l’humanité». Dans les faits, il y a grosso modo trois catégories d’examinateurs de l’Occident par rapport à ses méfaits à travers l’histoire, que ce soit pour les crimes passés d’esclavage, de génocide et de colonisation, ou pour les agressions actuelles contre d’autres peuples et l’exploitation illégale de leurs richesses, y compris la tragédie palestinienne : il y a ceux qui reconnaissent les malfaiteurs et leurs mauvaises actions et appellent au pardon et à la rédemption ; ceux qui admettent certains des pires crimes commis tout en recherchant d’autres «réalisations positives» susceptibles d’aider à dissoudre les crimes et à absoudre les coupables ;  et enfin ceux qui, purement et simplement, mythifient et glorifient les bourreaux tout en rejetant la faute sur les victimes en les culpabilisant de leur statut de victime.

Bien avant Bruckner, c’est Malek Bennabi, un musulman algérien, qui vivait alors sous le joug du colonialisme français, qui a peut-être prodigué les meilleurs conseils à l’Occident et aux dirigeants mondiaux. Ayant observé la crise de la civilisation occidentale, son aboutissement dans une impasse, et la perte des motivations de son existence, il a déclaré que «la nouvelle civilisation ne doit être ni une civilisation d’un continent orgueilleux, ni celle d’un peuple égoïste, mais d’une humanité mettant en commun toutes ses potentialités».  Reconnaissant le pouvoir transformateur du fait européen dans le monde, il a appelé l’Europe – (l’Occident dans le jargon d’aujourd’hui) – à s’intégrer dans la conscience mondiale que sa civilisation a créée.

Il a ensuite exprimé sa conviction que l’histoire continuera à se faire avec l’Europe : «Pour le bien comme pour le mal, son choix a encore une importance mondiale (...) Nous ne devons pas laisser l’Europe se replier sur son axe, se retirer du monde pour bouder l’humanité qu’elle ne peut plus dominer. Il faut lui montrer [à l’Occident] que sa sécurité ne dépend pas de la puissance, mais du développement de sa conscience dans la dimension d’autrui et de son génie en harmonie avec les tendances actuelles et un intérêt humain supérieur».

Et parce qu’il était convaincu qu’on ne pouvait pas «s’engager dans l’ère œcuménique avec les complexes légués par le colonialisme», il a plaidé pour l’exigence universelle selon laquelle : «Une grande pitié pour soi-même et pour tout ce qui est humain doit inspirer ceux qui gouvernent en sachant que sous la plus grande perversion il y a toujours une possibilité de rédemption, et sous l’apparence de la force, il y a toujours une grande faiblesse qui résume les faiblesses humaines. Le pouvoir requiert de plus en plus les plus hautes qualités morales. L’homme qui voudra gouverner des hommes devra, plus que jamais, avoir une âme d’apôtre et des entrailles de père».  

Chercheur algérien en relations internationales et chercheur associé au Centre canadien de recherche sur la mondialisation (CRG) 

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