Au-delà du protectionnisme trumpien : Repenser l’industrialisation africaine dans un monde globalisé et fragmenté (2e partie et fin)

13/04/2025 mis à jour: 16:16
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Photo : D. R.

Par  Pr. Rédha Tir *
Expert-Consultant International

Akbar Noman et Joseph Stiglitz ont montré que les pays qui réussissent à émerger durablement sont ceux qui investissent dans leurs infrastructures, leur base manufacturière, mais aussi dans l’agriculture moderne et les services productifs, pas en vase clos, mais en structurant des écosystèmes locaux viables.
Pour l’Afrique, cela veut dire bien plus que relancer quelques usines éparses. Cela implique une stratégie concertée d’amélioration des infrastructures énergétiques et logistiques, d’accès au financement patient, de montée en compétence massive, et de soutien direct aux activités de production, qu’elles soient rurales ou industrielles.
Sans ce socle, parler de souveraineté économique restera une incantation.

b) Construire des chaînes de valeur régionales

La crise de la Covid-19 a levé le voile sur une autre illusion : celle d’une mondialisation sans friction. Lorsque les chaînes de valeur se brisent, ce sont les économies sans ancrage régional fort qui souffrent le plus.
Pour éviter cette fragilité structurelle, il devient impératif de développer des chaînes de valeur régionales robustes, articulées sur les complémentarités des économies africaines. L’intégration régionale n’est pas un slogan politique ; elle doit devenir une infrastructure économique tangible : corridors industriels, standards communs, plateformes d’innovation partagées.

Le modèle de l’Asie du Sud-Est montre que l’émergence de clusters régionaux puissants précède souvent l’intégration mondiale réussie. L’Afrique, elle aussi, peut construire ses propres réseaux industriels régionaux — à condition d’en finir avec les cloisonnements bureaucratiques et les logiques concurrentielles stériles entre voisins.

c) Faire de l’innovation technologique un réflexe stratégique

Dans un monde de plus en plus polarisé autour de la maîtrise des technologies, l’innovation n’est plus un choix : c’est une condition de survie.
Mariana Mazzucato l’a brillamment formulé : les Etats doivent cesser de se comporter comme de simples spectateurs de l’innovation, ou comme de simples correcteurs de marché. Ils doivent redevenir des moteurs directs de la création technologique.

Cela suppose, pour l’Afrique, un investissement stratégique dans la recherche, le développement, l’éducation scientifique. Cela implique aussi de soutenir activement les écosystèmes d’innovation locaux : startups industrielles, transferts de technologies, passerelles efficaces entre universités, centres de recherche et entreprises.
Ce ne sont pas les idées qui manquent sur le continent. Ce qui manque encore trop souvent, c’est la capacité de leur donner corps, de les transformer en leviers économiques tangibles.

d) Leçons du Japon contemporain

Il est éclairant, à cet égard, d’observer la trajectoire récente du Japon. Face aux vulnérabilités nouvelles de la mondialisation, Tokyo n’a pas hésité à redéfinir sa politique industrielle : sécurisation des chaînes critiques, investissements massifs dans l’innovation, anticipation des transitions énergétiques. Gregory W. Noble parle d’un «Etat de sécurité économique» : un Etat capable non seulement de produire, mais de prévoir, de protéger, d’innover en tenant compte des risques géopolitiques.
L’Afrique aurait tout intérêt à méditer cette approche. Non pour l’imiter mécaniquement, mais pour comprendre qu’à l’heure des chocs systémiques, seules les économies capables de conjuguer production, innovation et anticipation peuvent prétendre à une souveraineté réelle.

L’intégration régionale, clé de voûte de l’industrialisation

Il est un fait que l’on a longtemps sous-estimé, et qui aujourd’hui devient difficile à ignorer : aucun pays, aucun continent, ne peut espérer construire une base industrielle solide s’il reste enfermé dans des marchés étroits, morcelés, incapables de générer les économies d’échelle nécessaires.

L’Afrique, malgré sa taille démographique colossale, reste encore, dans bien des domaines, un archipel économique. Des frontières qui ralentissent les flux de marchandises, des normes qui diffèrent d’un pays à l’autre, des infrastructures déconnectées : tout cela freine l’élan productif, dilue les synergies potentielles, érode la compétitivité.

Pourtant, jamais l’opportunité n’a été aussi palpable. Avec la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), le continent détient enfin un levier stratégique capable de changer la donne. Encore faut-il qu’il soit pleinement activé.
Richard G. Harris et David A. Wolfe ont montré que la taille du marché intérieur est une condition sine qua non pour soutenir des industries compétitives. Sans cette base élargie, les investissements restent timides, les capacités de montée en gamme limitées, et les ambitions industrielles condamnées à l’asphyxie.

La ZLECAf n’est donc pas un simple instrument de facilitation du commerce : elle est, potentiellement, la matrice d’une véritable renaissance industrielle africaine.

a)Au-delà du commerce : construire un socle industriel partagé

Mais l’intégration ne saurait se réduire à ouvrir des frontières tarifaires. Elle doit aller beaucoup plus loin : harmoniser les normes industrielles, mutualiser les efforts de recherche et développement, créer des pôles régionaux d’innovation, construire des corridors énergétiques et logistiques capables de soutenir la montée en puissance industrielle.

Theresa Moyo insiste sur ce point : seule une approche fondée sur la complémentarité — et non sur la concurrence mimétique — permettra aux pays africains de construire des chaînes de valeur régionales solides, efficaces, capables d’affronter la compétition mondiale.

Cela suppose un saut qualitatif dans la coordination régionale. Cela suppose aussi, parfois, de renoncer à certaines prétentions nationales isolées au profit de stratégies collectives plus ambitieuses. Un effort politique et diplomatique considérable, mais un effort absolument nécessaire.

b)L’intégration comme catalyseur d’investissement stratégique

Au-delà même de la logique de marché, l’intégration régionale est le levier indispensable pour attirer les investissements industriels lourds, ceux qui nécessitent une échelle critique pour être rentables.

Les infrastructures énergétiques, numériques, logistiques doivent être pensées non pas à l’échelle nationale, mais continentale. La souveraineté industrielle africaine passera par des réseaux interconnectés, capables de soutenir l’émergence de clusters industriels, de hubs technologiques, de corridors productifs dynamiques.

Gregory W. Noble, en analysant la stratégie japonaise contemporaine, montre combien la sécurisation des chaînes critiques par la coopération régionale est aujourd’hui devenue un impératif stratégique. L’Afrique n’est pas hors de ce mouvement : elle doit, elle aussi, anticiper, mutualiser, renforcer ses capacités collectives, sous peine de rester prisonnière des nouvelles rivalités géoéconomiques.

c)Ne pas rater le moment

Le monde se fragmente. Les blocs économiques se recomposent. L’Afrique a devant elle une fenêtre d’opportunité rare : construire, non pas contre le reste du monde, mais pour elle-même ; devenir un acteur structurant d’un nouvel ordre économique, plutôt qu’une périphérie éternellement dépendante.
Mais cette opportunité, il faudra la saisir pleinement. Elle ne se représentera pas deux fois.

Une industrialisation verte, inclusive et durable

Il serait illusoire de croire que l’Afrique pourra construire son avenir industriel en marchant sur les traces du passé. La voie classique — celle qui a conduit l’Occident à la prospérité industrielle au prix d’une dévastation écologique globale — est désormais fermée. Non par choix idéologique, mais par nécessité vitale.

Le monde change de matrice. Produire plus ne suffit plus : il faut produire autrement. Dans ce contexte, l’Afrique possède paradoxalement un avantage : celui de ne pas être prisonnière d’infrastructures lourdes, anciennes, coûteuses à reconvertir. Elle peut, si elle le décide, sauter des étapes, contourner les pièges du développement carboné, et inventer directement une industrialisation verte, plus légère, plus inclusive, plus durable.

Mais rien ne sera automatique. Il faudra une volonté stratégique affirmée, des investissements massifs, une réinvention des politiques publiques à une échelle et avec une ambition que le continent n’a encore que rarement expérimentées.

a) Saisir l’opportunité de la transition écologique

Comme le soulignent Harris et Wolfe, intégrer les normes environnementales et sociales dans les politiques industrielles n’est plus un supplément d’âme : c’est une condition d’accès aux marchés internationaux de demain.

Le monde qui vient sera intraitable sur les critères écologiques. L’Afrique a tout intérêt à en faire une opportunité plutôt qu’une contrainte : développer dès maintenant des industries propres, valoriser les énergies renouvelables abondantes du continent, investir dans l’économie circulaire, promouvoir l’efficacité énergétique à tous les niveaux de la chaîne productive.

Face à l’urgence climatique, toute reproduction mécanique des modèles carbonés du Nord serait un suicide économique et écologique. Il ne s’agit plus seulement de «verdir» à la marge ; il s’agit de penser dès l’origine l’industrialisation en fonction des limites planétaires.

b)Faire de l’inclusion sociale un moteur, non un correctif

Mais la durabilité environnementale, aussi indispensable soit-elle, ne saurait suffire.
L’industrialisation africaine doit également réparer les fractures sociales, et non les aggraver.

Trop souvent, les expériences passées d’industrialisation ont créé des enclaves de richesse isolées, sans irriguer le reste du tissu économique ni offrir de débouchés réels aux populations marginalisées. L’Afrique ne peut se permettre ce luxe.
Créer des emplois décents, intégrer massivement la jeunesse dans les circuits productifs, soutenir l’entrepreneuriat local, valoriser les talents féminins : toutes ces dimensions doivent être au cœur des stratégies industrielles, non reléguées en annexe.

Les expériences réussies d’Asie et d’Amérique du Sud l’illustrent : l’inclusion sociale n’est pas seulement une exigence éthique, elle est un facteur d’efficacité économique et de stabilité politique.

c)Vers une gouvernance industrielle renouvelée

La transition vers un modèle industriel vert et inclusif impose également de repenser les modes de gouvernance. Il ne suffit plus d’avoir un État volontariste ; il faut un État stratège, capable d’articuler la planification à long terme et l’adaptabilité permanente.

Comme l’analysent Joseph Stiglitz et Ha-Joon Chang, la gouvernance industrielle du XXIe siècle doit associer l’État, le secteur privé, la recherche scientifique et la société civile autour de pactes stratégiques : définir ensemble les missions collectives prioritaires, investir massivement dans l’innovation et partager les risques comme les bénéfices.
C’est cette approche concertée, souple mais ambitieuse, qui permettra d’éviter les écueils du dirigisme rigide autant que ceux du laissez-faire désincarné.

d)Un modèle africain à inventer

Ce que l’Afrique a devant elle, ce n’est pas une simple industrialisation de rattrapage.
C’est l’opportunité d’inventer, pour elle-même et pour le monde, un autre rapport entre production, inclusion et nature.
A condition, bien sûr, d’avoir l’audace de rompre avec les fatalismes, de se donner les moyens d’agir, et de porter cette ambition sur le long terme, contre vents et marées.

Conclusion — Inventer une voie africaine d’industrialisation

Il n’existe pas de raccourci, pas de modèle clé en main, pas de trajectoire prédéfinie.
Pour l’Afrique, industrialiser aujourd’hui signifie choisir — choisir de ne plus subir les recompositions du monde, mais de s’y inscrire en acteur souverain. Face à la fragmentation du commerce mondial, face à la brutalité des crises écologiques et géopolitiques, le continent n’a pas besoin de mimer les anciens réflexes protectionnistes.

Il a besoin d’autre chose : une ambition industrielle tournée vers l’innovation, la résilience régionale, l’inclusion sociale et la transition écologique.
S’inspirer, oui. Copier, non. Il ne s’agit plus de courir après les modèles asiatiques, européens ou latino-américains uniquement. Il s’agit de bâtir, pas à pas, une voie propre, ancrée dans les réalités africaines — dans ses forces, dans ses failles, dans ses aspirations.

Cela implique de conjuguer plusieurs exigences souvent en tension :
— affirmer une souveraineté économique sans basculer dans l’autarcie ;
— protéger des secteurs stratégiques sans étouffer la compétition ;
— favoriser l’innovation locale sans renier les apports extérieurs ;
— rendre l’industrialisation inclusive dès l’origine, et non par correctif tardif.

Ce projet exige des États capables de stratégie, mais aussi d’écoute, d’adaptabilité, de dialogue constant avec les sociétés qu’ils prétendent servir. Il suppose la construction de coalitions sociales assez larges et assez solides pour porter l’effort industriel au-delà des alternances politiques ou des conjonctures économiques.

Takatoshi Ito et Anne Krueger nous le rappellent : céder aux mirages du protectionnisme de circonstance ne ferait qu’accroître les fractures, ralentir l’innovation et aggraver les vulnérabilités.

Joseph Stiglitz, Justin Lin, Deepak Patel insistent sur un point essentiel : la réussite ne viendra pas d’une posture de repli, mais de la capacité à diversifier les bases productives, à sécuriser stratégiquement les chaînes d’approvisionnement, à nourrir en permanence l’innovation endogène.

Pierre Lemieux, pour sa part, éclaire d’une formule simple une idée essentielle : la véritable souveraineté économique ne consiste pas à se fermer au monde, mais à s’y inscrire en force agissante, capable d’en tirer parti pour sa propre société.
Andrew J. Caldwell ajoute : dans un monde de dépendances critiques, seules les économies capables d’investir massivement dans leurs propres compétences, dans leurs technologies, dans la sécurisation de leurs ressources essentielles, pourront échapper à la marginalisation.

L’Afrique n’est donc pas condamnée à choisir entre marginalisation et imitation.
Elle peut — elle doit — écrire une autre histoire industrielle.

L’Afrique n’a plus le luxe de suivre passivement les évolutions du commerce mondial ni de se contenter de solutions protectionnistes simplistes. Pour se projeter dans un avenir industriel prospère et souverain, le continent doit choisir une voie autonome, en adéquation avec ses réalités, ses aspirations et ses défis. Cela exige des choix stratégiques audacieux, qui intègrent non seulement des impératifs économiques, mais aussi des enjeux sociaux et écologiques. Une industrialisation africaine réussie ne passera pas par la simple reproduction des modèles étrangers, mais par la création d’un modèle unique, capable de transformer les défis actuels en opportunités.

Il ne s’agit pas de fuir les contraintes externes, mais d’en tirer parti pour renforcer ses propres capacités. L’ambition industrielle de l’Afrique ne peut se réduire à une quête de modèle, mais doit devenir la quête d’une voie inédite, guidée par l’innovation, la résilience et la durabilité. Ce projet, à la fois ambitieux et exigeant, constitue l’une des grandes missions du XXIe siècle pour le continent. Mais il ne pourra être porté qu’avec une vision partagée et une gouvernance inclusive, plaçant le renforcement de la souveraineté, le développement de la puissance économique et l’intégration stratégique au cœur du projet industriel de l’Afrique du XXIe siècle.

Une histoire dans laquelle l’industrialisation ne serait plus synonyme de prédation écologique, ni de concentration oligarchique, mais deviendrait le levier d’une croissance durable, inclusive, et stratégiquement souveraine. Ce ne sera ni simple, ni rapide. Mais c’est sans doute l’une des tâches les plus essentielles de ce siècle. Et cette tâche, nul ne la mènera à la place de l’Afrique. R. T.

*Ancien président du Conseil national 
économique, social et environnemental (CNESE)-Algérie

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