Assia Dib. Fille de Mohammed Dib : «Il existe une lecture spécifiquement algérienne de l’œuvre de mon père»

28/02/2024 mis à jour: 01:47
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Dans cet entretien accordé à El Watan, Assia Dib parle de la relation de son génial père avec sa ville, Tlemcen, et de son œuvre poétique. Sur l’attachement des lecteurs algériens, elle dira : «J’expliquerai cet attachement en disant que les lecteurs algériens – ses ‘‘lecteurs naturels’’, selon Mohammed Dib – savent, en lisant ses livres, que ceux-ci leur parlent d’eux.»

 

Entretien réalisé par  Nadir Iddir

 

L’Institut français d’Algérie (IFA) a organisé à l’automne dernier une série de conférences, de lectures et d’ateliers autour de l’œuvre de jeunesse (contes) de votre père. Vous y avez pris part. L’événement a permis de présenter le coffret de contes Baba Fekrane qui est une formidable œuvre collective. Comment s’est construit ce projet porté par Barzakh ?
 

La publication du coffret Baba Fekrane et autres contes est en effet l’aboutissement d’un projet qui a mis plus de quatre ans à voir le jour, puisque l’éditeur souhaitait le publier pour le centenaire de la naissance de mon père en 2020. Selma Hellalen a développé toutes les étapes dans l’entretien que vous avez publié en mai dernier. A l’origine, le projet des éditions Barzakh portait sur les quatre albums parus entre 1959 et 2001 (Baba Fekrane, L’histoire du chat qui boude, L’hippopotame qui se trouvait vilain et Salem et le sorcier). Je me suis dit alors que c’était l’occasion, pour cette première parution des contes de mon père en Algérie, d’en publier deux supplémentaires, restés inédits en français (ils avaient été publiés dans une traduction allemande en 1963). J’ai alors proposé à Selma Hellal Barbe de plumes et Seigneur, Warda marchera-t-elle ? Elle a été tout de suite enthousiasmée par les deux histoires, la première, facétieuse et pleine d’humour et la deuxième, imprégnée de la poésie orale traditionnelle. La présentation des contes a évolué au fil du temps. Barzakh souhaitait tout d’abord réunir l’ensemble des contes en un seul volume. 
 

Puis Louise Dib, graphiste de l’ensemble et coordinatrice éditoriale du projet, a suggéré de réaliser six albums présentés dans un joli coffret, chaque volume étant illustré par un ou une artiste d’un pays différent. Tout a été élaboré avec le plus grand soin, illustrations, graphisme, format. Une réalisation ambitieuse qui donne un magnifique résultat ! Louise Dib, ma nièce, a été la cheville ouvrière du projet, ne ménageant «aucun effort pour que l’ensemble rivalise avec les plus beaux ouvrages de la littérature jeunesse consacrés de par le monde» comme l’a dit Selma Hellal. Le coffret connaît d’ailleurs un beau succès de librairie !
 

-Des personnages de l’enfance occupent une place privilégiée dans l’œuvre de Dib. L’homme de lettres est resté attaché aux lieux de son enfance. Votre père s’épanchait-il sur cette période sa vie à Tlemcen ?

Mon père évoquait de temps en temps, par petites touches, sa vie à Tlemcen quand il était enfant ou adolescent, sans toutefois entrer dans les détails de la vie de la famille. Peut-être ne désirait-il pas s’étendre auprès de nous, ses enfants, sur cette période marquée par la disparition précoce de son père. Je regrette, maintenant, de n’avoir pas osé être plus curieuse et posé plus de questions à mon père sur l’époque de son enfance. 

C’est dans ses premiers livres qu’on pourrait retrouver de nombreux détails autobiographiques sur cette époque au travers de la vie d’Omar et de sa famille. J’ai d’ailleurs lu ces livres dans cet esprit, en notant ce qui pouvait correspondre à des détails vécus, parce que mon père me semblait parler de lui dans son enfance par le biais du narrateur. 

Dans certains passages, je me disais «ça, c’est certainement vrai». Mais quelle est la part de réalité et la part de fiction ? Le mystère demeure car, en définitive, c’est l’écriture qui commande… Comme l’a dit mon père : «Je suis dans tous mes livres, mais tous mes livres ne sont pas ma vie.» 

Ce qu’il évoquait volontiers, c’étaient des souvenirs de la vie tlemcénienne du temps de sa jeunesse, en particulier les soirées musicales qu’il appréciait particulièrement car il était fin connaisseur de la musique arabo-andalouse et de ses maîtres tlemcéniens. Son grand-père et son grand-oncle, les frères Mohammed et Ghouti Dib en ont fait partie au début du XXe siècle. On écoutait des disques de Cheikh Larbi et de Abdelkrim Dali en famille, souvent pendant le week-end, dans le salon, à l’heure du thé. Il appréciait aussi beaucoup le hawfi tlemcénien et il avait lui-même enregistré à Tlemcen une connaissance, une dame qui excellait dans ce chant. 
 

-Mohammed Dib était un génial touche-à-tout. En plus de l’œuvre romanesque connue et consacrée, il s’est intéressé à d’autres genres littéraires (poésie, nouvelles, conte, théâtre) mais aussi à la peinture. Cette dernière facette de la vie d’artiste de Dib reste la moins connue. Comptez-vous organiser une exposition de ces œuvres ?
 

En fait, de l’époque où il a fait de la peinture, il ne reste que deux tableaux. Ils ont été exposés au Centre culturel algérien de Paris en décembre 2021 pour le centenaire de sa naissance, dans le cadre de l’exposition «Mohammed Dib et l’art». Plusieurs tirages de ses photographies de 1946 (celles du livre Tlemcen ou les lieux de l’écriture paru chez Barzakh/Images plurielles en 2020) étaient aussi montrés, ainsi que des œuvres de ses amis peintres et celles d’artistes contemporains inspirés par ses livres. Un beau catalogue a été publié à cette occasion, il est toujours disponible au CCA. On pourrait envisager une exposition de ce type en Algérie, d’autant plus qu’on peut là-bas trouver des œuvres d’artistes que nous avions exposés à Paris en 2021, comme Benanteur ou Khadda ou encore El Meya, pour les artistes contemporains.
 

-La poésie occupe une place centrale dans l’œuvre dibienne. Mohammed Dib n’était-il pas d’abord poète ?

La poésie occupe une place centrale non seulement parce que son œuvre poétique est unanimement reconnue, mais aussi parce que la poésie irrigue toute l’œuvre romanesque. Dès 1954, à la parution de L’Incendie, un critique de l’époque écrivait : «Il y a certes beaucoup de qualités chez M. Dib : son art de camper les personnages en particulier. Je voudrais cependant insister sur le ton poétique de Mohammed Dib. Personnellement, je pense que c’est d’abord un poète. 

La poésie de Mohammed Dib, éclate à chaque ligne, la réalité est saisie, transfigurée et reproduite devant nous, provoquant un irrésistible attachement». Le poète Abdellatif Laâbi parle, lui, de «la poétique littéraire qui caractérise son œuvre, et explique l’effet de magie que celle-ci n’a cessé d’exercer sur ses lecteurs». Mohammed Dib a lui-même déclaré : «Je suis essentiellement poète, et c’est de la poésie que je suis venu au roman et non le contraire». Pour lui, le roman est «une sorte de poème diffus» et dans certains romans, des poèmes entiers sont dits par les personnages. 

Parmi ses recueils de poésie, au nombre de neuf publiés de son vivant, six ont obtenu un prix littéraire, dont le prestigieux prix Mallarmé en 1998 pour L’Enfant jazz. Son œuvre commence et se clôt par de la poésie : son tout premier texte édité a été un poème, Eté, paru en 1946 dans la revue suisse Lettres. Et son dernier ouvrage, paru l’année de sa disparition, fait la synthèse entre les deux genres, roman et poésie : c’est L. A. Trip, présenté comme un roman en vers.
 

 

-L’engouement pour l’œuvre de Dib en Algérie ne se dément pas. D’ailleurs, des traductions de ses textes (romans, poésie) viennent d’être publiées en arabe et en tamazight. Comment expliquez-vous cet attachement à l’œuvre d’un auteur dont célébration du centenaire de la naissance ici en Algérie a été malheureusement contrariée par la Covid-19 ?
 

J’expliquerai cet attachement en disant que les lecteurs algériens – ses «lecteurs naturels», selon Mohammed Dib – savent, en lisant ses livres, que ceux-ci leur parlent d’eux. 

C’est le profond attachement de mon père à ses origines, à son identité, aux «paysages du commencement », qui a lui permis de construire une grande œuvre. Les nombreux thèmes qu’il aborde : l’altérité, l’exil, l’identité, la femme, l’amour, la filiation, la guerre, la mort, la violence, parlent aux lecteurs algériens à travers les personnages de ses livres, tout en les raccrochant à ce «fonds d’humanité qui nous est commun», parce que ces thèmes sont universels. 

C’est une lecture émancipatrice. «Me lisant», dit Mohammed Dib en parlant de ses lecteurs algériens, «ils sauront que l’Autre existe et seront peut-être tentés d’engager avec lui un débat aussi nécessaire qu’utile à leur propre identification, à la mise en évidence des composants de leur personnalité, tout en les portant à entrer dans un rapport d’échange, de partage. A commencer par l’échange et le partage de la parole» (Extrait d’une note parue dans la revue Apulée en mai 2023).

Par ailleurs, Dib fait partie de cette génération d’écrivains algériens qui se sont «emparés» de la langue française pour en faire la langue de la littérature algérienne. «Le français est devenu ma langue adoptive».  dit-t-il dans L’Arbre à dires. «Mais, écrivant ou parlant, je sens mon français manœuvré, manipulé d’une façon indéfinissable par la langue maternelle. Est-ce une infirmité ? Pour un écrivain, ça me semble un atout supplémentaire, si tant est qu’il parvienne à faire sonner les deux idiomes en sympathie». Cette «bi-langue» constitue une dimension supplémentaire pour les lecteurs algériens (ou du moins maghrébins). Pour moi, il existe d’ailleurs une lecture spécifiquement algérienne de l’œuvre de mon père. 
 

-Mohammed Dib a-t-il laissé des textes inédits que la famille souhaiterait faire connaitre ? Qu’en est-il de sa correspondance ? Sera-t-elle publiée un jour ? 

Il reste surtout des notes et des textes courts portant sur des sujets variés. Nous en publions de temps à autre dans des revues, Apulée par exemple, la revue des éditions Zulma à Paris, en mai 2023. J’ai coordonné avec Hervé Sanson un dossier intitulé «Mohammed Dib, les voies ouvertes à l’écriture» pour lequel nous avions rassemblé dix-neuf notes, pour la plupart inédites, tournant autour de l’écriture, le rapport à la langue française, les voies de la création. 
 

Cela pourrait certainement être intéressant de publier tous ces textes en un seul volume. Le travail de recension et de classification reste à faire, de même que la construction d’un tel ouvrage. Quant à sa correspondance, nous y avons songé. 

C’est un domaine délicat, quoique très précieux pour mieux connaître un écrivain et son époque. Le volume serait à élaborer avec un éditeur. Par ailleurs, nous devons, avant tout projet d’édition, obtenir les lettres de mon père auprès des ayants-droits de ses correspondants, afin de rassembler des échanges épistolaires complets.
 

L’association La Grande Maison de Tlemcen vient d’annoncer l’ouverture des candidatures pour la 9e édition du prix éponyme. Quelle était la relation de votre père avec les auteurs algériens ? 
 

Mon père s’intéressait à l’actualité de la littérature algérienne. Il la suivait de près, et il était toujours disponible pour des échanges avec les écrivains algériens qui le contactaient. Il avait plaisir à les recevoir chez lui, en banlieue parisienne. 

Parfois, mais c’était rare, il écrivait une critique sur un livre qu’il avait particulièrement aimé, pour une revue ou un journal. Il s’est d’ailleurs beaucoup exprimé sur la place des écrivains algériens de langue française dans la littérature. Je terminerai sur cette note écrite vers 1990, parue dans la revue Apulée, dont je parle plus haut (n°8, mai 2023) : 

«Nous écrivons en français mais nous n’avons jamais cherché des pères dans la littérature française. Nous avons été des écrivains sans pères mais au fur et à mesure que nos œuvres croissaient en nombre et en importance, nous nous sommes fait nos propres pères, nous nous sommes créés et instaurés comme nos propres pères. Nous n’avons jamais eu besoin de nous faire reconnaître pour autres que ce que nous sommes. Ni même pour ce que nous sommes : nos actes et nos œuvres l’ont toujours affirmé pour nous. 

Ce qui a permis cela, c’est l’appui ferme que nous ont offert et offrent toujours une terre et un peuple. Nous n’avons jamais cherché à donner le change et nous faire passer pour autre chose que ce que nous sommes. Nous avons été reconnus par les nôtres, c’était suffisant, c’était capital. 

Cela nous a gardé de la tentation de chercher ailleurs une reconnaissance qui aurait perpétuellement fait de nous des bâtards, des hommes et des écrivains de seconde main dont le destin resterait suspendu au fil de cette reconnaissance. "

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